peinture, peste au moyen age
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L'humanité a du connaître depuis longtemps un grand nombre d'épidémies, par son contact avec des animaux domestiqués ou non, ou pour d'autres raisons, dans tous les cas il sera difficile de les identifier.

Mais il existe cependant deux grandes épidémies historiques très connues pour leur mortalité, pour leur rapidité de diffusion, et bien sûr parce qu'elles sont un petit peu documentées, il s'agit de la Peste de Justinien qui a frappé le bassin méditerranéen de 541 à 767 et de la Peste Noire qui a touché l'Europe, l'Afrique du Nord, et le Makrech entre 1347 et 1352.

Pour vérifier si les correspondances entre la datation Anno Domini et Ab Urbe Condita sont pertinentes ou non, nous allons observer les points communs et les différences entre ces deux événements, ainsi que d'autres pistes qui puissent nous aider.

Points communs entre la Peste de Justinien et la Peste Noire

Symptômes - Même si les symptômes décrits par les témoins de la Peste de Justinien et de la Peste Noire dépassent parfois le champ de ceux que l'on connaît de la peste moderne, toutes deux décrivent des symptômes propres à cette maladie, et surtout, coïncident, comme le décrivent Procope de Césarée, témoin en 542, et Boccace en 1349.

Taux de mortalité hors du commun - Ces deux épidémies auraient à elles seules décimé entre trente et cinquante pour cent de la population touchée. Il existe de par le monde, de nombreux foyers de peste moderne faisant toujours des victimes, cependant les taux de mortalité sont incomparablement plus faibles que les deux fléaux historiques.

Vitesse de propagation hors du commun - En 664, on a rapporté que la peste de Justinien s'est répandue de 385 kilomètres en 91 jours, la Peste Noire s'est étendue à raison d'1,5 kilomètre par jour à travers la France, alors que la peste moderne se répand à raison de 12-15 kilomètres par an. Ainsi, la vitesse de propagation surpasse de très loin celle de la peste contemporaine qui est pourtant aidée par les transports modernes.

La même source d'inspiration de certains témoignages - Le témoin de la Peste de Justinien à Constantinople, Procope de Césarée, ainsi que le témoin de la Peste Noire dans la même ville, Kantakouzènos, ont le trait commun de s'être inspiré du même texte pour faire leur description des deux épidémies. Tous deux ont tirés leur proses de Thucydide qui décrivait la « peste » d'Athènes, en fait vraisemblablement touchée par le typhus. Seuls les symptômes différèrent dans leurs textes aux mêmes procédés littéraires que Thucydide (1).

(1) La Peste Noire à Constantinople de 1348 à 1466

Différences entre la Peste de Justinien et la Peste Noire

Origines géographiques - La Peste de Justinien aurait, selon Procope de Césarée, pour origine l'Égypte avant de se diffuser à Constantinople et de se répandre en Europe et sur les bords de la Méditerranée, tandis que la Peste Noire aurait été d'abord été identifiée à Caffa, sur les bords de la Mer Noire, ville génoise assiégée par des troupes infectées de la Horde d'Or, la fuite des génois a ensuite transmis l'épidémie à Constantinople, à l'Égypte et au bassin méditerranéen. Malgré tout, il reste quelques incohérences chronologiques sur la Peste de Justinien qui a supposément débuté en 542 en Égypte alors que le premier contact des arabes avec ce fléau, nommé dans ces sources la « peste d'Emmaus », est quand le calife Omar entre en Palestine en 639.

Durée du fléau - L'épidémie a duré 226 ans pour la Peste de Justinien et 20 ans pour la Peste Noire. Cette différence peut être reconsidérée si on constate que la peste a continué à ravager l'Europe 376 ans après la Peste Noire, qui était, elle, bien plus mortelle.

Expansion du fléau - Pour la France, dont Grégoire de Tours offre le principal témoignage de l'époque de la Peste de Justinien, nous avons de petites différences sur les modalités d'expansion sur ce territoire. La Peste de Justinien aurait d'abord touché Arles et Clermont, selon ce témoin, avant qu'un navire en provenance d'Espagne ne contamine Marseille, ce qui fait une différence avec la Peste Noire et ses navires génois qui entrent à Marseille pour se répandre dans l'hexagone. Cependant, Grégoire de Tours ne semble pas dater ses écrits, et l'Anno Domini est apparu plus tard, ce qui rend ses datations incertaines. C'est donc une autre différence nuancée.

La recherche sur l'origine épidémiologique de la Mort Noire

Malgré la présence de documents historiques de témoins oculaires directs, ces deux épidémies gardent leur mystères quant à savoir s'il s'agissait de la peste bubonique et/ou pulmonaire, ou une autre infection, pour la bonne raison qu'il existe de grandes différences entre ces épidémies historiques et les pestes que nous connaissons. Certains chercheurs ont même évoqué plutôt un virus de type Ebola (1). C'est dans cette incertitude que des fouilles sur des restes de victimes de pestes ont été faites, en prélevant les dents des squelettes, qui sont les pièces qui conservent le mieux les traces éventuelles de la peste.

Tout a commencé en 2000 quand Eric Raoult et son équipe ont déclaré avoir des preuves génétiques de présence d'Y Pestis dans le tissu pulpaire de restes d'un cimetière du XIVe siècle à Montpellier. (2) Cependant, en 2003, Susan Scott de l'Université de Liverpool, faisait valoir dans
excavations cimetière, archéologie
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The New Scientist (3), qu'il n'était pas prouvé que les restes utilisés par Didier Raoult provenaient de charniers de la Peste Noire. D' autant plus qu'auparavant, durant la même année, Alan Cooper de l'Université d'Oxford avait testé suivant la même méthode, cent-vingt-et-une dents provenant de squelettes trouvés dans des fosses communes du XIVe siècle - comme à Angers, Verdun ou Copenhague, y compris des lieux où l'accumulation de victimes de la « Mort Noire » est documentée, comme East Smithfield et Spitalfields à Londres - et le résultat s'est avéré négatif. (4) (5)

Quatre ans plus tard, en 2007, Didier Raoult rééditait une autre étude avec la même méthode génétique, sur des dents de plusieurs centaines de squelettes de divers anciens charniers en France, dont deux connus pour être des fosses communes de victimes de la peste vers 1720, à Marseille et à Martigues.(6)

Cette étude comprenait aussi des lieux de victimes « probables » de la Peste de Justinien du VIe siècle, dans la Vienne. Le résultat s'est avéré positif mais le bilan reste discutable, sur douze squelettes dans la Vienne, dix-huit dents de cinq squelettes avaient des traces d'Y Pestis, sur deux-cent-cinq squelettes à Martigues, treize dents de cinq squelettes avaient ces traces d'Y Pestis, et sur deux-cent-seize squelettes à Marseille, cinq dents de trois squelettes ont donné un résultat positif. Si l'on ajoute le manque de certitude que le site choisi dans la Vienne soit bien celui de victimes de la Peste de Justinien (« démontré » par le carbone 14, et pour lequel nous reviendrons quant à son « calibrage » et sa fiabilité), malgré tout, Didier Raoult tirait la conclusion que l'Y Pestis de type Orientalis est la cause des « trois pestes historiques ».

Toutefois, en 2010, une autre étude (7), d'une équipe internationale, viendra confirmer ce point de vue, malgré de larges contradictions avec les travaux de Didier Raoult. Cette étude ambitieuse s'étendait sur cinq sites, « pouvant » être des lieux de fosses communes de victimes de la Mort Noire, durant les années de son apparition vers 1350 : à Parme en Italie, Augsbourg en Allemagne, Saint Laurent de la Cabrerisse en France, Hereford en Angleterre, et à Bergen op Zoom aux Pays Bas.

Sur un total de soixante-seize squelettes découverts dans ces sites, dix restes provenant de France, d'Angleterre et des Pays Bas ont démontré des traces d'Y Pestis. Un cas positif sur six squelettes testés en France, deux cas positifs sur douze squelettes testés en Angleterre, et sept cas positifs sur quarante-trois squelettes trouvés aux Pays Bas. Il s'avère que son type de peste identifié est différent de celui observé par Didier Raoult, et qu'il s'agit d'un type ancestral différent des pestes modernes connues Orientalis et Medievalis, et ils ont identifiés deux souches distinctes sur ces sites et une différente aux Pays Bas.

En 2011, une équipe de chercheurs composés d'Hendrik Poinar et Johannes Krause analysaient (8) ce type de restes de la période de la Peste Noire et concluaient que l'Y Pestis trouvés dans ces dents était de nature distincte des formes modernes d'Y Pestis. Et que sa proximité avec l' origine en faisait l'ancêtre le plus ancien des souches modernes, et estimaient que la Peste de Justinien ne pouvait relever que d'un autre agent pathogène que l'Y Pestis, et affirmait : « la Mort Noire est la grand-mère de toutes les pestes modernes » (9).

Cependant la même année, Mark Achtman un autre expert en la matière applaudissait mais contestait ce détail, se souvenant sans doutes des fouilles sur des restes d'un site supposé être des victimes de la Peste de Justinien par Eric Raoult en 2007 avec des traces d'Y Pestis orientalis, c'est à dire une des trois souches modernes de la peste, qui est vraisemblablement la fouille la plus ancienne concernant l'analyse d'Y Pestis. Cette donnée aurait été écartée par l'équipe de Krause, jugée non fiable : les seuls arguments présentés pour dater ce site dans la Vienne, étaient une pièce estimée du Ve siècle trouvée dans les lieux et la datation par carbone 14. (10)

Atchman réalisait plus tard un « arbre généalogique » de la peste (11), en tenant compte de ces deux souches antiques trouvées dans les fouilles de la Mort Noire, les plus anciennes jamais trouvées dans le monde, et en tenant compte des variations génétiques de ces anciennes souches avec les souches modernes. Voici cet arbre, critiqué, simplifié, légèrement revu et corrigé à partir de données supplémentaires, dans cet excellent et très sérieux site sur les épidémies historiques. (12)

Graphic mort noire et peste Justinien
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Atchman ne peut dire quelle souche antique a pu provoquer la Peste de Justinien, mais ses observations sur les séquences génétiques, suggèrent la Chine comme berceau géographique de ce fléau, et propose que le passage de la peste d'Asie jusqu'à l'Afrique se soit fait par les expéditions chinoises de Zheng He au début du XVe siècle. Le site Contagions admet qu'il est « un peu optimiste » avec les dates, ainsi que les taux de fréquences de l'horloge de mutation de ces souches, qui ne corroborent pas avec ceux observés sur de plus courtes périodes, ces derniers étant bien plus rapides. D'autant que son identification « sans équivoque » de la Chine comme origine n'est pas démontrée par la présence concrète d'Y Pestis antique, comme ça l'est en Europe, mais par la comparaison avec des pestes épizootiques de foyers aujourd'hui naturels en Chine, ou en Angola, des maladies inoffensives pour de grands mammifères comme nous. Ce scientifique semble plus inquiet de corroborer avec notre chronologie que d'offrir une conclusion rationnelle et indépendante de ses recherches, mais il faut bien manger comme tout le monde. Le site Contagion n'a pas tort de considérer « l'explication » des expéditions de Zheng He comme moyen de transmission en Afrique, tirée par les cheveux. D'autant plus que bien des siècles auparavant, la peste était vraisemblablement déjà présente en Egypte, prête à tuer la moitié de la population européenne sous Justinien...et serait déjà identifiée sur le papyrus d'Ebers datée en l'an -1534...

Alors que penser ? Si un spécialiste en génétique ancienne comme Poinar - qui a en plus la présence d'esprit et l'impartialité de ne pas faire confiance au carbone 14 dans un contexte historique - affirme que les souches de peste antique trouvées dans des charniers médiévaux sont si « archaïques » qu'elles n'ont pas pu exister longtemps auparavant ; mais qu'un historien lui répond que c'est impossible parce que son livre lui dit que la peste était présente sous Justinien, qu'elle est d'abord apparue en Chine, ou que des égyptologues ont daté un document décrivant des symptômes de peste sous l' Ancienne Egypte, que faut-il faire ? Qui faut-il croire ? Le généticien ou l'historien ?

Qui a raison ? Hendrik Poinar ou Mark Atchman ? Quoi qu'il en soit, les deux pestes historiques gardent tous leurs mystères. On ne peut être certain d'en localiser l'origine géographique, ou encore d'expliquer les grandes différences symptomatologiques décrites par les témoignages historiques et la peste moderne ; avec la grande proximité génétique, quoique distincte, entre les deux pestes antiques et les souches modernes. Les analyses sur la question n'ont pas relevé de grandes différences avec les pestes modernes. Ce qui pousse certains chercheurs comme Poinar, et d'autres, à supposer la présence, durant l'époque de la Mort Noire, d'autres maladies que la peste, qui ont agit en parallèle pour provoquer un tel massacre et se répandre aussi rapidement. Il est peu probable que l'Y Pestis antique identifié en Europe en soit le seul responsable, bien que Poinar suggère que l'absence de tout véritable médicament à l'époque puisse rendre la peste si mortelle.

Pourtant une autre découverte scientifique faite plusieurs années auparavant va apporter de nouvelles lumières sur les pestes historiques...

― (1)New Theories Link Black Death to Ebola-Like Virus
― (2) Molecular identification by ''suicide PCR'' of Yersinia pestis as the agent of Medieval Black Death
― (3) Case reopens on Black Death cause
― (4) Exploiting Genomes: Bases to Megabases in 50 Years
― (5) Jury out on Black Death culprit
― (6) Yersinia pestis Orientalis in Remains of Ancient Plague Patients
― (7) Distinct Clones of Yersinia pestis Caused the Black Death
― (8) A draft genome of Yersinia pestis from victims of the Black Death
― (9) Black Death Is 'Grandmother' of All Modern Plague
― (10) Scientists Solve Puzzle of Black Death's DNA
― (11) Yersinia pestis genome sequencing identifies patterns of global phylogenetic diversity, et Yersinia pestis genome sequencing identifies patterns of global phylogenetic diversity
― (12) Achtman on Plague Evolution