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Capture d’écran du document dans « Envoyé spécial », France 2, février 2013
Un smiley tué pour les « mauvais » vendeurs, du rouge pour les syndicalistes... Trois listings, inspirés de la stratégie des alliés, ont été trouvés chez le leader du meuble.

A côté du nom des vendeurs qui n'ont pas atteint leurs objectifs, un smiley, le front perforé d'une balle. Le tableau, affiché dans le couloir du personnel d'un magasin Conforama, a été pris en photo en mars 2012. Force ouvrière a porté plainte contre le numéro 2 du meuble en France. Un de ses délégués syndicaux, David Malesieux, est encore choqué par cette image :
« Quand vous arrivez le matin et que vous voyez vos performances affichées avec ce genre de symbole très violent, c'est très difficile à vivre. Ces mauvais outils de management sont forcément générateurs de risques psychosociaux. »
Après la diffusion du document en question dans un reportage d'« Envoyé spécial », en février dernier, la direction a regretté cette « initiative inacceptable et isolée ».

« Dans le viseur de la direction »

Le tableau a été immédiatement retiré, mais le cadre à l'origine du scandale est toujours en poste. Pour un autre délégué syndical FO, Didier Pienne :
« Les salariés sont pris pour du bétail. On montre que les plus faibles sont dans le viseur de la direction, ce qui pourrait les pousser à commettre l'irréparable. Avec ce smiley, on a atteint le summum du fichage des salariés par des jugements subjectifs. »
Car ce n'est pas une première au « pays où la vie est moins chère ». Déjà, dans le magasin de Leers (Nord), où travaille Didier Pienne, un listing illégal avait été retrouvé en septembre 2011 après la visite du directeur régional. La liste proposait le classement suivant :
  • « Bon soldat - laborieux »,
  • « pas réactif »,
  • « mauvais vendeur - ne fait rien - RF [rouge foncé, selon les syndicats, ndlr] CGT », etc.
En plus de la mention, illégale, de l'appartenance syndicale d'un employé, ce fichier élaboré par un cadre révèle qu'une technique dite de la « stratégie des alliés » était encore utilisée chez Conforama l'année où PPR a vendu l'enseigne au sud-africain Steinhoff.

Les alliés en vert, les rebelles en rouge foncé

Cette méthode de management consiste à classer les salariés selon un code couleurs :
  • le vert correspondant aux alliés de la direction, favorables au changement ;
  • l'orange, aux partenaires potentiels ;
  • le rouge, aux récalcitrants,
  • le rouge, foncé (RF) aux rebelles.
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« Influer sur le jeu des acteurs », extrait d’un document de formation sur la stratégie des alliés, donné aux cadres de Conforama, de 2006 à au moins 2009 (DR)
La pratique de cette cartographie des salariés n'est pas propre à Conforama. Benoît Pommeret, consultant du cabinet de conseil Cegos, assure avoir enseigné la stratégie des alliés à des cadres de la distribution essentiellement, mais aussi de compagnies d'assurances, et même de Pôle emploi.

C'est le cabinet Alter ego qui a dispensé cette formation aux managers de Conforama de 2006 à au moins 2009, année de l'annonce d'un plan de mobilité et de départs volontaires.

Patrick Boulhoud, directeur d'un magasin francilien jusqu'en mai 2012, admet :
« Nous l'avons tous appliquée mais visiblement, les interprétations étaient différentes selon les managers. Un salarié peut être identifié en rouge pour une consigne précise, mais il ne doit pas l'être pour toute sa carrière ! C'est un travers de la stratégie des alliés. »
« Des étiquettes sont définitivement collées »

Même écho du côté de Fabien Blanchot, directeur du MBA management des RH et vice-président de Paris-Dauphine. Selon lui, il s'agit d'une dérive de cette grille de lecture, issue de la sociodynamique des années 70.
« L'outil est dévoyé. Des étiquettes sont définitivement collées sur les salariés alors que selon les projets de changement, on peut être pour ou contre. Telle qu'elle semble être appliquée à Conforama, la stratégie des alliés est déterministe, on ne peut pas sortir de tel ou tel positionnement. »
Les syndicalistes, notamment, sont condamnés à errer dans cette zone rouge. Mise à l'épreuve des faits il y a un an, la direction avait décliné toute responsabilité :
« Il est possible que des managers utilisent toujours cette méthode d'animation, mais la stratégie des alliés ne fait plus partie de la politique nationale de l'entreprise. »
Pourtant, l'auteur du fameux fichier n'a pas été sanctionné et à l'évidence, la méthode de management compte encore des adeptes chez Conforama : FO assure qu'un nouveau fichier nominatif a été retrouvé en juillet 2012.

Pas d'augmentation pour les « rouges »

Il montre que les « rouges » sont toujours dans le viseur des managers
  • « rouge à surveiller - soldat à sortir » ;
  • « orange foncé - trop mou - augmentation 2013 refusée » ;
  • « passé orange... Revendicatif... A sortir au plus vite » ;
  • « bon élément... Attention veillez à aucune déformation par X [X étant un délégué syndical, ndlr] ».
Toujours le même classement selon le degré de fidélité à la direction, mais cette fois, lié aux négociations annuelles obligatoires, ce que déplore David Malesieux, de FO :
« Cette année, il n'y aura pas d'augmentation collective des salaires, seulement des hausses individuelles. Si vous êtes classé en rouge, autant vous dire que vous n'aurez droit à rien ! »
« Des cas flagrants de discrimination »

C'en est trop pour FO, qui a déposé une plainte auprès du procureur de Meaux (Seine-et-Marne, département où se trouve le siège de Conforama) par le biais de son avocat, Me Vincent Lecourt :
« Parmi les salariés fichés " à sortir ", certains ont été licenciés, d'autres ont vu leur CDD ne pas être renouvelé, avec des cas flagrants de discrimination. L'appartenance à un syndicat ne doit pas figurer dans un tel listing. »
Ce type de fichier enfreint effectivement la loi informatique et liberté, puisque les commentaires ne reposent pas sur des critères objectifs et les salariés n'ont pas été informés de l'existence du listing. Conforama risque un avertissement de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), mais pas seulement, indique Nathalie Métallinos, avocate chez Bird & Bird, cabinet spécialisé dans la protection des données :
« L'annulation des sanctions prises en fonction de ce traitement non objectif, comme des licenciements, pourrait être obtenue, ainsi que l'interdiction de ce système illicite d'évaluation. Cela éviterait des appréciations au doigt mouillé du manager liées à l'affect. »
« Laisser faire peut être un encouragement »

Même si la direction doute qu'un de ses cadres soit l'auteur du dernier listing retrouvé - elle rappelle que « les commentaires relatifs aux appréciations portées sur les collaborateurs de Conforama ne comportent pas de code couleurs car une telle pratique est interdite » - , il semble que les managers aient du mal à se défaire de cette grille de lecture, enseignée à la demande même de la direction il y a quelques années. Selon Me Métallinos :
« Conforama aurait dû mettre en place des mesures pour éviter que les managers continuent de l'utiliser après qu'elle l'a abandonnée, comme une contre-formation, ou bien des sanctions. Laisser faire peut être considéré comme un encouragement. »
Et si la direction ne peut être derrière les ordinateurs de tous ses managers, la loi l'autorise à mandater un cabinet d'audit pour contrôler des échantillonnages de fichiers, si elle en informe le comité d'entreprise et le Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). A Big brother, Big brother et demi.