Traduction SOTT

Au Congo, où des centaines de milliers de femmes sont sauvagement violées chaque année, le Dr Denis Mukwege répare leurs corps et leurs âmes brisés. Eve Ensler lui a rendu visite et a rencontré l'espoir au milieu de l'horreur.

Guerre civil Congo, femme et enfant
© Inconnu

Je reviens juste de l'enfer. Je m'évertue à chercher comment communiquer ce que j'ai vu et entendu en République démocratique du Congo. Comment transmettre ces récits d'atrocité sans que vous vous effondriez, que vous tourniez rapidement la page ou que vous soyez traumatisé ?

Comment vous parler de fillettes d'à peine 9 ans violées par des groupes de soldats, de femmes dont les entrailles ont été déchirées par des rafales de balles et dont les corps déversent de façon incontrôlable des torrents d'urine et de fèces ?

Pour moi, ce voyage était un nouveau départ. Il débuta avec un homme, le Dr Denis Mukwege, lors d'une conversation en décembre 2006, à New York. Il y était venu pour parler de son travail d'assistance aux femmes à l'hôpital de Panzi, à Bukavu. Ce nouveau départ débuta avec mon français « poussiéreux » et son anglais limité, avec l'angoisse tranquille qu'on lisait dans ses yeux injectés de sang, des yeux qui semblaient saigner à cause des horreurs dont il avait été témoin.

Quelque chose survint dans cette conversation, quelque chose qui me poussa à traverser la moitié de la planète pour rendre visite à ce docteur, ce saint homme qui recousait les femmes aussi vite que les brutes des milices les déchiraient.

Je vais vous raconter l'histoire des patientes qu'il a sauvées, pour que ces violées de guerre ne soient plus des femmes sans visage, sans identité, mais Alfonsine et Nadine : des femmes qui ont un nom, des souvenirs et aussi des rêves. Je vais vous demander de m'accompagner, d'ouvrir votre cœur, et de ressentir autant de dégoût et d'indignation que moi lorsque j'étais là-bas, très loin, à l'hôpital de Panzi, à Bukavu.

Avant de me rendre au Congo, j'avais passé les 10 dernières années à travailler pour V-Day, une organisation internationale de lutte contre la violence envers les femmes et les fillettes. J'avais visité les usines à viols du monde entier : des pays comme la Bosnie, l'Afghanistan et Haïti, où le viol est utilisé comme arme de guerre. Mais les tortures sexuelles et la tentative de destruction de la gent féminine qui ont lieu au Congo surpassent en horreur, en atrocité et en radicalité tout ce que j'avais pu voir jusque-là. Parler de fémicide et dire que l'avenir des femmes congolaises est gravement menacé n'est pas trop fort.

Ce voyage m'a appris qu'il y avait des hommes dont la tristesse et le désespoir les poussent à détruire les corps des femmes ; mais il m'a aussi appris qu'il y avait d'autres hommes dont la même tristesse et le même désespoir les poussent à consacrer leur vie à la guérison et au service des autres. Je ne connais pas toutes les raisons qui font qu'un homme se retrouve dans l'un ou l'autre groupe, mais ce que je sais, c'est qu'un homme bon peut créer d'autres hommes bons. Un homme bon peut inspirer d'autres hommes, les inciter à avoir mal pour les femmes, à les protéger. Un homme bon peut gagner la confiance d'une communauté de femmes violées, et ainsi, leur redonner espoir en l'humanité.

Le Dr Muckwege passe me chercher à 6h30. C'est une belle matinée, claire et luxuriante. L'Est du Congo, où se trouve l'hôpital de Panzi, est doté d'une nature sauvage et fertile. On pourrait presque entendre pousser la végétation. Il y a des bananiers et des oiseaux aux couleurs chatoyantes Et il y a le lac Kivu, une immense étendue d'eau qui contient assez de méthane pour alimenter en électricité une grande partie de l'Afrique noire ; pourtant, la ville de Bukavu, située sur la rive du lac, est alimentée de façon sporadique. C'est une spécialité au Congo : il y a plus de ressources naturelles que presque partout ailleurs sur la planète et pourtant, 80 %, de la population gagne moins d'un dollar par jour. Il pleut en abondance, mais pour des millions de gens, l'eau potable est une rareté. Le sol est merveilleusement riche et pourtant, presque un tiers de la population meurt de faim.

Alors que nous roulons sur une route rudimentaire, le docteur me raconte à quel point tout était différent dans son enfance. « Dans les années 60, Bukavu comptait 50 000 habitants. C'était une ville paisible. Des riches se promenaient en yacht sur les lacs. Il y avait des gorilles dans les montagnes. » Aujourd'hui, la ville compte au moins un million de Congolais en exode ; ils sont nombreux à affluer chaque jour, fuyant les multiples groupes armés qui ravagent les zones rurales depuis l'explosion du conflit en 1996. Ce qui débuta comme une guerre civile pour renverser le dictateur Mobutu Sese Seko s'est vite transformé en « Première guerre mondiale africaine », telle que la qualifient les observateurs. Des soldats venus des pays voisins ont rejoint la tourmente. Les troupes ont diverses intentions : beaucoup se battent pour obtenir le contrôle des immenses ressources naturelles de la région. D'autres encore pour s'emparer de tout ce qu'ils trouvent.

Mais il faut remonter bien avant 1996 pour comprendre la situation actuelle du Congo. Ce pays subit la torture depuis 120 ans : elle commença avec le roi Léopold II de Belgique, qui « acquit » le Congo, et qui, entre 1885 et 1908, extermina près de 10 millions de personnes, soit environ la moitié de la population. Les conséquences violentes du génocide et du colonialisme ont eu un impact profond sur la psyché des Congolais. Malgré l'accord de paix signé en 2003 et les récentes élections, les groupes armés continuent de terroriser l'Est du pays. En tout, la guerre a fait près de 4 millions de morts - plus que n'importe quel autre conflit depuis la Seconde guerre mondiale - et a généré le viol de centaines de milliers de femmes et de fillettes.

À Bukavu, ceux qui fuient les combats arpentent les rues toute la journée, du petit matin à la tombée de la nuit. Ils marchent inlassablement, cherchant comment acheter ou vendre une tomate, ou rapporter une banane à leur bébé. C'est une rivière interminable d'humains terrifiés et affamés. « Avant, les gens mangeaient trois repas par jour », me dit le Dr Mukwege. « Maintenant, ils ont de la chance d'en manger un ».

Tous connaissent le docteur, un gynécologue obstétricien. Il fait signe de la main, s'enquiert de la santé de telle personne, demande à telle autre des nouvelles de sa mère. La plupart des docteurs, instituteurs et avocats ont fui le Congo après le début des conflits. Il ne serait jamais venu à l'esprit du Dr Mukwege d'abandonner son peuple au moment où il en avait le plus besoin.

Il prit conscience pour la première fois de l'épidémie de viols en 1996.

« Je voyais des femmes qui avaient été violées d'une façon incroyablement barbare », se rappelle-t-il. « D'abord, les femmes étaient violées devant leurs enfants, leur mari et leurs voisins. Ensuite, les viols étaient commis par plusieurs hommes en même temps. Et puis, non seulement les femmes étaient violées, mais on mutilait leur vagin avec des fusils et des bâtons. Ces cas nous montrent que le sexe était utilisé comme une arme bon marché.

« Lorsqu'un viol est commis devant votre famille », poursuit-il, « cela détruit tout le monde. J'ai vu des hommes souffrir car ils avaient vu leur femme se faire violer ; ils n'ont plus aucune stabilité mentale. La situation des enfants est encore pire. La plupart du temps, lorsqu'une femme subit autant de violences, elle n'est plus capable d'enfanter. Il est clair que ces viols ne sont pas commis pour satisfaire une quelconque pulsion sexuelle mais pour détruire les âmes. La famille et la communauté entières sont détruites. »

Nous arrivons à l'hôpital de Panzi, un complexe composé d'une douzaine de bâtiments espacés. Il y a 8 ans, le Dr Mukwege a créé un service spécial de maternité, avec une salle d'opération. Sur les 334 lits de Panzi, 250 accueillent des femmes victimes de violences sexuelles. Le complexe hospitalier est pour l'essentiel devenu un village de femmes violées. Les lieux sont submergés d'enfants et envahis par la faim et la misère. Chaque jour, au moins deux enfants y meurent de malnutrition. Et puis, il y a les nombreux troubles consécutifs à de graves traumatismes : des femmes souffrant de cauchemars et d'insomnies, des épouses rejetées par leur mari, des mères qui refusent de nourrir les enfants de leurs violeurs, des femmes et des enfants qui n'ont nulle part où aller.

C'est le petit matin, et la cour de l'hôpital a été temporairement transformée en église. Des femmes vêtues de leurs pagnes les plus éclatants - parfois leur unique vêtement (une pièce de tissu de 5 mètres de long aux motifs chatoyants dans lequel on se drape pour en faire une robe ou une jupe) - attendent assises l'arrivée du docteur, qui doit mener l'office quotidien. Un personnel dévoué d'infirmières et de travailleurs sociaux en blouses blanches amidonnées est également présent. Il y a des chants - un mélange d'hymnes pentecôtistes et de rythmes swahilis ; des voix dominicales qui en appellent à Jésus.

Cet office matinal permet de rassembler les forces, de maintenir l'unité. Lorsque les femmes chantent, tout le reste semble disparaître. Elles font une avec le soleil, le ciel, les tambours, elles sont ensemble. Vivantes dans leurs corps, libres et protégées pour un instant.

Pendant qu'elles chantent, le Dr. Mukwege me raconte leurs histoires. Beaucoup étaient nues ou affamées en arrivant ici. Beaucoup étaient dans un état si grave qu'il s'étonne encore qu'elles arrivent à chanter. Il est très fier de leur rétablissement. « Je ne connaîtrai jamais la honte », chantent les femmes, « Dieu m'a donné un nouveau cœur qui me rendra très forte ».

« Au début, j'écoutais les histoires des patientes », m'explique le Dr. Mukwege. « Aujourd'hui, je m'en abstiens. » Je comprends bientôt pourquoi. Je rencontre Nadine (comme les autres femmes mentionnées dans cet article, elle a accepté de se faire photographier mais a demandé que son nom soit changé car elle pourrait être victime de représailles pour avoir osé parler). L'histoire qu'elle me raconte est si épouvantable qu'elle me hantera sans nul doute pendant des années.

Lorsque débute la conversation, Nadine semble totalement dissociée de son environnement - absente.

« J'ai 29 ans », commence-t-elle. « Je viens du village de Nindja. Habituellement, la région n'était pas sûre. Nous passions de nombreuses nuits à nous cacher dans le bush. Les soldats nous y ont trouvés. Ils ont tué notre chef de village et ses enfants. Nous étions 50 femmes. J'étais avec mes 3 enfants et mon frère aîné ; ils lui ont ordonné d'avoir des relations avec moi. Il a refusé, alors ils l'ont tué en le décapitant. »

Le corps de Nadine tremble. J'ai peine à croire que ces paroles viennent d'une femme qui est encore en vie, qui respire. Elle me dit qu'un des soldats l'a forcée à boire son urine et à manger ses excréments, que les soldats ont tué 10 de ses amis et ont ensuite massacré ses enfants : ses 2 garçons de 4 et 2 ans et sa fille d'1 an. « Ils ont jeté le corps de mon bébé sur le sol comme un vulgaire détritus », raconte Nadine. « L'un après l'autre, ils m'ont violée. Mon vagin et mon anus ont été déchirés. »

Nadine se cramponne à ma main comme si elle se noyait dans un tsunami de souvenirs. Même si elle est anéantie, il est clair qu'elle a besoin de raconter cette histoire, elle a besoin que j'écoute ce qu'elle a à dire. Elle ferme les yeux et dit quelque chose que j'ai peine à entendre. « Un des soldats a ouvert une femme enceinte », raconte-t-elle. « C'était un bébé à terme et ils l'ont tué. Ils l'ont fait cuire et nous ont forcées à le manger. »

Chose incroyable, sur les 50 femmes, Nadine est la seule à en avoir réchappé.

« En fuyant les soldats, j'ai rencontré un homme qui passait par là. Il a demandé : "Quelle est cette odeur désagréable ?" Ça venait de moi ; à cause de mes blessures, je ne pouvais contrôler ma vessie et mon côlon. J'ai raconté ce qui s'était passé. L'homme a fondu en larmes. Avec l'aide de quelques autres, ils m'ont emmenée à l'hôpital de Panzi. »

Elle s'interrompt. Nous retenons toutes les deux notre souffle. Nadine me regarde, elle attend que je saisisse la portée de ce qu'elle vient de raconter. Elle me dit :

« Quand je suis arrivée ici, je n'avais plus aucun espoir. Mais cet hôpital m'a tant aidée. Quand je pensais à ce qui s'était passé, je devenais folle. Je croyais perdre la tête. Je demandais à Dieu de me tuer. Le Dr. Mukwege m'a dit : Peut-être que Dieu n'a pas voulu que vous perdiez la vie. »

Nadine me dira plus tard que le docteur avait raison. En fuyant les massacres, raconte-t-elle, elle a vu un enfant allongé par terre près de ses parents massacrés. Nadine a secouru la petite fille ; aujourd'hui, s'occuper de cette enfant lui donne une raison de continuer. « Je ne peux pas retourner à mon village. C'est trop dangereux. Mais si j'avais un endroit où vivre, j'irais à l'école. J'ai perdu mes enfants, mais j'élève celui-là comme le mien. Cette petite fille est mon avenir. »

Mon séjour à Panzi durera une semaine. Les femmes font la queue pour me raconter leur histoire. Elles arrivent pour l'interview dans un état second, lointaines, absentes, mortes. Elle repartent vivantes, reconnaissantes, revigorées. Je commence à comprendre que pour elles, la blessure la plus profonde est le sentiment d'avoir été oubliées, d'être invisibles et de voir leurs souffrances ignorées, sans importance. Le simple fait de les écouter a un impact énorme. Le moindre geste de gentillesse ranime leur foi et leur énergie. Ces femmes sont d'une force et d'une résistance remarquables. Le Dr. Mukwege me conseille de rencontrer Alfonsine (son nom aussi a été changé). « Son histoire m'a vraiment touchée », raconte-t-il. « Son corps... son cas est le pire que j'aie jamais vu, mais elle nous a tous redonnés courage. »

Alfonsine est mince et altière, profondément calme. Elle me raconte qu'elle traversait la forêt lorsqu'elle rencontra un soldat isolé.

« Il m'a suivie et m'a forcée à m'allonger. Il m'a dit qu'il me tuerait. Je me suis débattue de toutes mes forces, pendant un long moment. Alors il a pris son fusil, l'a pressé contre mon vagin et a tiré toute sa cartouche à l'intérieur. J'ai juste entendu le bruit des balles. J'avais les vêtements collés au corps par le sang. J'ai perdu connaissance. »

Le Dr. Mukwege me dit : « Je n'ai jamais vu autant de dévastation. Elle n'avait tout simplement plus de colon, ni de vessie, ni de vagin, ni de rectum. Elle avait perdu l'esprit. J'étais persuadé qu'elle ne s'en sortirait pas. J'ai reconstruit sa vessie. Parfois, vous ne savez même pas où vous allez. Il n'y a pas de boussole. Je l'ai opérée 6 fois, puis je l'ai fait transférer en Éthiopie pour qu'ils guérissent son problème d'incontinence, ce qu'ils ont fait. »

« J'étais alitée la première fois que j'ai rencontré le Dr. Mukwege », se souvient Alfonsine « Il a caressé mon visage. Je suis restée 6 mois à Panzi. Il m'a aidée spirituellement. Il m'a montré tous les miracles que Dieu peut faire. Il m'a reconstruite moralement. »

Je regarde le corps menu d'Alfonsine en tentant d'imaginer les cicatrices que cachent ses modestes vêtements blancs. J'imagine sa chair reconstruite, l'agonie qu'elle a dû vivre après les coups de feu. J'écoute attentivement. Impossible de déceler une once d'amertume ou un quelconque désir de vengeance. Au contraire, toute son attention est fixée sur l'avenir. Elle me dit avec une grande fierté : « Aujourd'hui, j'étudie pour devenir infirmière. Mon premier choix est de travailler à Panzi. Ce sont les infirmières qui ont pris soin de moi nuit et jour, leur amour m'a ramenée à la vie. »

Mais Alfonsine voit plus loin : « Je me sens comme une personne importante pour ma communauté ; je peux faire quelque chose pour mon peuple. Les femmes doivent mener le pays. Elles savent comment s'y prendre. »

Chaque jour, près d'une douzaine de femmes arrivent à l'hôpital de Panzi, la plupart pour se faire opérer d'une fistule - un déchirement des tissus internes. On voit deux sortes de fistules ici : la première résulte d'un viol brutal, et la seconde est causée par des complications lors de l'accouchement. Les fistules obstétricales, qui résultent d'un déchirement anormal au cours de l'accouchement, pourraient être prévenues par des soins périnataux appropriés. La plupart de ces fistules surviennent lorsque les femmes fuient les milices alors qu'elles sont en plein travail ; elles n'ont pas le temps d'accoucher, et le bébé meurt in utero. Les femmes qui arrivent jusqu'ici sont les plus chanceuses. Elles s'appuient sur des cannes fabriquées à l'aide de branches d'arbre ; elles se traînent péniblement jusqu'ici, dans une souffrance atroce. Certaines ont fait jusqu'à 60 km. À cause du temps de trajet jusqu'à l'hôpital, elles n'ont aucune chance de recevoir le traitement anti-HIV qui doit être administré dans les 48 heures après le viol. Les experts sanitaires craignent une explosion de SIDA dans les prochaines années.

Avant, le Dr. Mukwege était le seul docteur de Panzi capable d'opérer les fistules ; aujourd'hui, il a formé 4 autres personnes. L'hôpital opère un millier de fistules chaque année.

J'assiste à une opération de routine dans une salle d'opération propre et sûre, mais sérieusement sous-équipée (les infirmières déchirent un peignoir vert et se servent des bouts de tissu pour attacher les chevilles de la patiente aux étriers). On me montre la fistule - un trou dans les tissus séparant la cloison vaginale de la vessie. Un trou dans son corps. Un trou dans son âme. Un trou par où son assurance, son amour-propre, son énergie, sa lumière, son urine s'écoulent.

À cause de la prépondérance des fistules, le centre hospitalier de Panzi baigne dans l'urine. L'odeur imprègne tout. L'urine se déverse hors des femmes sur le sol sale d'une salle immense comme un hangar, où des centaines de femmes attendent chaque jour. L'urine se déverse dans les salles de classe, laissant des flaques sur le sol. Les femmes sont constamment humides. Leurs jambes sont irritées par le frottement, leur peau brûle. Des nuées de petites filles en robes tachées d'urine errent dans Panzi ; timides et honteuses, elles aussi ont subi le viol. La semaine de mon séjour, une agence gouvernementale avait coupé l'alimentation en eau de l'hôpital après avoir facturé 70 000 $ à Panzi (une somme délirante selon tout critère congolais), car elle avait entendu dire que l'hôpital, institut privé, recevait de l'argent de l'Occident. Le personnel devait ramener des seaux d'eau pris dans le voisinage. Que des centaines de femmes souffrant d'incontinence causée par des fistules fussent privées d'eau ne faisait qu'ajouter au crime.

Je ne peux m'empêcher de me demander ce qui a pu, dans la vie du Dr. Mukwege, le pousser à travailler ici, parfois jusqu'à 14 heures par jour. « Je suis né à Bukavu le 1er mars 1955 », me raconte-t-il. « Durant mon enfance, ma mère souffrait d'asthme. La nuit, quand elle avait une crise, c'était moi qui allait chercher l'infirmière ou qui lui rapportait ses médicaments. On pensait tous qu'elle allait mourir. Encore aujourd'hui, tous les ans, à son anniversaire, je suis tellement heureux de la voir en vie. »

« Mon père était pasteur. Il était très doux, très humain. Je tiens de lui cette vocation de m'occuper des malades. Quand nous allions rendre visite aux malades ensemble, il priait. Je lui demandais : "Pourquoi ne leur donnes-tu pas des médicaments ou une ordonnance ?" Il me répondait : "Je ne suis pas médecin." J'ai décidé que la prière n'était pas suffisante. Les gens doivent prendre eux-mêmes les choses en main. Demander à Dieu ne change rien. Il nous donne la capacité de dire oui ou non. On doit se servir de ses mains, de son esprit. Quand j'accueille des femmes qui ont faim, je ne peux pas leur dire "Dieu vous bénisse". Je dois leur donner quelque chose à manger. Quand quelqu'un souffre, je ne peux pas lui parler de Dieu, je dois soulager ses souffrances. On ne peut pas se cacher derrière la religion. Ce n'est pas une solution. »

Le Dr. Mukwege a commencé comme généraliste spécialisé en pédiatrie. Lorsqu'il travaillait dans une clinique à Lemera, un village au sud de Bukavu, il a vu des choses épouvantables à la maternité. « Des patientes saignaient constamment, beaucoup avaient de graves infections. Un femme avait eu un bébé qu'elle avait continué à porter mort dans son vagin pendant une semaine. C'était horrible. Cela m'a poussé à m'investir totalement dans une nouvelle carrière. »

Il est retourné sur les bancs de l'école pour étudier la gynécologie à Angers, en France, puis est revenu à Lemera pour former le personnel à l'obstétrique et à la gynécologie. Après avoir déménagé à Bukavu, il a créé un service spécial de maternité à Panzi. Des femmes victimes de violences sexuelles extrêmes ont commencé à arriver. Leur nombre a augmenté jour après jour.

Qui violait - et viole - les femmes ? Une meilleure question serait : qui ne les viole PAS ?

Les auteurs de ces crimes incluent : les Interahamwe - les combattants hutus qui ont fui le Rwanda (pays frontalier) en 1994 après y avoir commis un génocide ; l'armée congolaise ; divers groupes de civils armés, et même des casques bleus de l'ONU. Christine Schuler Deschryver, qui travaille pour une organisation humanitaire allemande et qui soutient ardemment l'hôpital de Panzi et les femmes congolaises, affirme : « Tous ces hommes commettent des viols. C'est un sport national. Tout homme en uniforme est un ennemi pour les femmes. »

Beaucoup de femmes ne rapportent même pas les viols, car elles ont peur de se faire rejeter par leur mari et leur famille. Bien qu'il existe des lois contre le viol au Congo, si une femme porte plainte et que son violeur est arrêté, il peut payer une caution, sortir et revenir la violer. Ou la tuer.

Le Dr. Mukwege, lui, mobilise une armée d'un tout autre ordre : une armée de guérisseurs. Je parle avec Bonane, un employé de l'hôpital. « J'habitais en Ouganda », me dit-il. « J'ai vu le docteur à la télé. Il décrivait les atrocités. J'ai réalisé que ces femmes étaient mes mères et mes sœurs. J'ai été si interpellé que je suis venu travailler avec lui ici. »

Le Dr. Mukwege est marié et père de 5 enfants, mais son frère, Herman, me raconte que sa famille ne le voit pas souvent parce que sa dévotion envers les femmes a consumé sa vie. Bien que l'énergie du docteur ne faiblisse jamais, je remarque chez lui une sorte d'épuisement latent qui marque son visage et son être, un désespoir tenace affectant ceux qui côtoient quotidiennement la violence et la cruauté. Il me dit : « Quand on viole une femme, on détruit la vie, et on détruit sa propre vie. Les animaux ne font pas ça. Quand un pigeon s'accouple avec un autre pigeon, cela se fait dans la douceur. Je me demande comment l'homme peut être capable d'autant de destruction. »

Et pourtant, la condition des femmes du Congo était déjà terrible bien avant le début des conflits. Les femmes travaillent tous les jours dans les champs et au marché ; elles portent le Congo sur leurs épaules (des sacs pesant parfois jusqu'à 90 kg qu'elles portent sanglés à leur front). Elles préparent les repas, font la lessive, le ménage, s'occupent des enfants, accomplissent le devoir conjugal (obligatoire) avec leur mari. Elles n'ont aucun pouvoir, aucun droit, aucune valeur. Nombre de femmes que j'interroge me demandent pourquoi je « perds mon temps » avec elles.

J'interroge le gardien d'une réserve de gorilles. Il me raconte que lorsque de violentes milices ont commencé à investir le territoire du parc, il est allé voir leurs chefs et a proposé à leurs soldats de travailler avec lui à la protection des gorilles. Ils ont tous fini par accepter. Je lui demande pourquoi il n'a pas eu l'idée de demander la même chose pour les femmes. La question le surprend. Il ne trouve rien à répondre.

J'interroge le docteur à propos du dirigeant congolais Joseph Kabila, qui, pour la première fois en 46 ans, est devenu en novembre 2006 le premier président du Congo élu démocratiquement et qui a promis d'être « l'artisan de la paix ». Les choses se sont-elles améliorées ?

Le Dr. Mukwege soupire. « Kabila », me dit-il, « n'a rien fait. Ici, à l'Est, les combats n'ont pas cessé. En 2004, j'ai reçu des menaces de mort ; je recevais des appels téléphoniques me demandant d'arrêter mon travail, sans quoi je mourrai. Les appels ont cessé, mais la situation est toujours très dangereuse.

« Des membres de la communauté internationale viennent ici en visite », poursuit-il. « Ils mangent des sandwiches en pleurant, mais ils ne reviennent pas pour aider. Même le président Kabila n'a jamais mis les pieds ici. Sa femme est venue. Elle a pleuré, mais n'a rien fait. »

L'UNICEF, ECHO (le bureau d'aide humanitaire de la Commission européenne) et PMU (une organisation humanitaire suédoise) sont les principaux soutiens de Panzi. Bien que l'argent soit d'une grande aide à l'hôpital, ce qui est véritablement crucial, c'est une réponse politique à la violence. Même sans cela, le Dr. Mukwege voudrait au moins obtenir une réelle protection pour les femmes après qu'elles aient quitté l'hôpital. « Je les remets sur pied et les renvoie chez elles », dit-il, « mais il n'y a aucune garantie qu'elles ne subissent pas un nouveau viol. Dans plusieurs cas, des femmes sont revenues ici une deuxième fois, dans un état encore pire que la première. »

La veille de mon départ, le docteur me propose de faire faire aux femmes quelques exercices qui les aideront à réduire le stress consécutif au traumatisme. Nous nous rendons au bâtiment-hangar où attendent 250 femmes dépressives et malades. Nous commençons par des respirations. Inspirer, expirer, inspirer, expirer. Puis des sons viennent s'ajouter aux respirations. D'autres sons se font entendre. L'un après l'autre, les sons se suivent. Puis nous en venons aux mouvements. Les pieds battent le sol. Les poings martèlent. Les bras ondulent frénétiquement. Les femmes sont debout sur leurs deux pieds, hurlant, émettant des sons gutturaux de tristesse, de rage, de terreur. En l'espace de quelques minutes, je les regarde se transformer, femmes brisées et muettes, en êtres libres, radieux, sauvages.

Au milieu de toute cette énergie, le Dr. Mukwege organise un concours de danse. La célébration et la puissance jaillissent de leurs corps. En chaque femme, il y a une partie féroce, indestructible. Personne n'a tué leur force de vie. Le docteur me dit en murmurant : « Quand je vois cette joie, cette vie qui anime ces femmes, je sais pourquoi je dois revenir ici chaque jour. »

La frénésie des femmes s'intensifie. Elles dansent sous l'ardent soleil africain. Elles dansent sur la grand-route. Elles montent la colline en dansant, des centaines de femmes et d'enfants se mouvant telle une rayonnante vague féminine.

Si 250 femmes qui ont subi viol, déchirement, famine et torture arrivent à trouver la force de danser sur une montagne, alors le reste d'entre nous puisera sûrement les ressources et la volonté nécessaires pour garantir leur avenir.

Comment les aider :

Les femmes de l'Est du Congo, de V-DAY et de l'UNICEF - ces dernières agissant au nom de l'U.N. Action Against Sexual Violence in Conflict - lancent une nouvelle campagne pour mettre fin d'urgence au fémicide et collecter des fonds pour les groupes de femmes au Congo.

Vous pouvez :

- Ecrire une lettre adressée à Son Excellence le Président de la République Démocratique du Congo, Joseph Kabila Kabange, lui demandant d'agir pour arrêter les attaques contre les femmes. Envoyez-la à :

U.N. Action Against Sexual Violence in Conflict,

P.O. Box 3862,

New York, NY 10163,

et elle sera transmise au Président Kabila.

- Faire un don directement à l'Hopital de Panzi par l'intermédiaire de http://vday.org. L'argent donné à Panzi servira également à fonder une Cité de la Joie, un havre sûr pour les femmes soignées ; elles y apprendront à devenir des leaders politiques.

- Voir le site Fahamu Networks for Social Justice (fahamu est un terme kiswahili signifiant « compréhension » ou « conscience »). « Fahamu a une vision du monde dans laquelle les gens s'organisent pour s'émanciper de toute forme d'oppression, reconnaissent leurs responsabilités sociales, respectent leurs différences mutuelles, et réalisent leur plein potentiel. »