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Le philosophe britannique Thomas Nagel vient de publier un petit livre dense qui a suscité une grande controverse, surtout dans les milieux scientifiques. Nagel annonce sans hésitation la fin des conceptions matérialistes. Dans l'introduction de l'ouvrage, il affirme la nécessité de revoir la place de la physique dans la description de la nature. Mieux encore, il prophétise en suggérant que l'histoire de la pensée est à un point d'inflexion et que des savants de notre époque ainsi que leurs successeurs vont faire des découvertes et élaborer des conceptions dont nous n'avons aucune idée tant elles seront inédites. En ligne de mire deux grandes impasses ; celle de la conscience avec ses contenus mentaux irréductibles à des mécanismes physiques et celle de l'explication néo-darwinienne de l'évolution (T. Nagel, Mind and Cosmos, Oxford University Press, 2012) Ce livre fait date et si le grand basculement de la science se déroule comme prévu, c'est-à-dire avec une conception alternative de la nature, alors on pourra dire que Nagel aura été visionnaire en la matière si j'ose dire. Pour situer ce livre il est utile rappeler les grandes questions scientifiques devenues des énigmes. Il y en a quatre, plus une cinquième qui est une énigme de philosophie existentielle et de « théologie ».

Première conjecture, l'énigme de l'univers ; ainsi que de la matière dont les détails sont livrés par les mécaniques quantiques. La question de l'univers risque de ne jamais être résolue. Mais la « substance quantique » s'offre aux réflexions métaphysiques. Deuxième conjecture, l'énigme de la vie. Comment la nature est-elle passée du monde prébiotique au monde organisé autoreproducteur des premières cellules vivantes ? Troisième conjecture, l'énigme des animaux pluricellulaires et de la reproduction sexuée avec l'origine des espèces. Quatrième conjecture, l'énigme de la conscience chez l'homme. Et enfin, la conjecture philosophique sur les réalités qu'il est malaisé de désigner et qui dépassent la raison, les réalités spirituelles et divines, avec des facultés non ordinaires, la précognition, l'expérience mystique, la création artistique, etc. L'essai épistémologique proposé par Nagel interroge les trois énigmes scientifiques concernant la vie et la conscience. Son introduction est un modèle de clarté et concision. J'y retrouve quelques-uns de mes arguments formulés avant d'avoir étudié ce livre.

Nagel n'y a pas par quatre chemins. Il expose la situation de la science moderne et des conceptions faisant l'objet d'un large consensus, notamment le néodarwinisme, ou alors suscitant des controverses, comme la naturalisation de l'esprit. En gros, ces conceptions gravitent autour du matérialisme, du physicalisme et du réductionnisme. Son point de départ, c'est de supposer que ces conceptions ne représentent pas la réalité complète et donc qu'elles sont fausses. Ensuite, il suggère de reconnaître les limites de cette science moderne et ses possibilités de progression qui ne permettent pas de comprendre et résoudre les grandes interrogations sur le monde. Plus les détails moléculaires de la vie se précisent, moins la vie et son histoire deviennent compréhensibles. L'accès à la « vérité du réel » n'est pas une question de temps, autrement dit, elle ne repose pas sur l'avancement des recherches encadrées par la science moderne. Il ne faut pas plus de méthode mais une autre méthode. Nagel sait pertinemment les répercussions de ses propos, n'hésitant pas à anticiper les polémiques, soulignant que la mise en cause de la science moderne n'est pas « politiquement correct ». Allant même jusqu'à la provocation en légitimant l'intelligent design comme une tentative pour réfléchir en dehors des cadres conventionnels et répondre à l'inintelligibilité de la vie. Avec une mise au point très pertinente. L'intelligent design qui a été récupéré par les créationnistes est en fait un argument contre le créationnisme et de plus, participe à nous libérer du carcan religieux traditionnel !

Nagel précise à la fin de son introduction la position et les pistes qu'il envisage. Face aux limites du matérialisme, il évoque la solution théiste avec l'hypothèse d'un (f)acteur transcendant pour s'en démarquer aussitôt et plaider plutôt pour une métaphysique de l'immanence. Plus précisément, derrière la matière extrêmement complexe on trouverait un ordre encore plus compliqué. Néanmoins, cet ordre n'est pas forcément accessible à l'expérimentation. Ce qui signifie qu'il faut l'élaborer par spéculation et extrapolation. Avec en ligne de mire une nouvelle intelligibilité des choses mais pas forcément une nécessité ou une utilité pour la science expérimentale moderne. Le brillant essai de Nagel a comme axe central l'élucidation des limites du réductionnisme contemporain dans les sciences de la nature et de la cognition. On n'y trouvera pas de solutions mais un ensemble de questionnements, ce qui est la signature d'une pensée philosophique authentique. Le philosophe incite à prendre conscience que les choses ne vont pas de soi. Il propose de regarder les choses sous un angle différent, sorte de contre jour permettant de faire apparaître des détails qui finissent par étonner et susciter des questions. En allégorisant, on peut dire que le scientifique qui comprend parfaitement ce petit livre trouve son chemin de Damas. Il se détourne alors de l'impérialisme expérimental pour suivre la voie spéculative et chercher le sens des choses. Quoique, et je parle à titre personnel, le scientifique qui comprend ce livre a déjà trouvé son chemin de Damas (pour moi c'était il y a presque 20 ans)

Avant d'entrer dans les détails de cet essai, juste une explication du sous-titre habilement choisi pour provoquer le lecteur potentiel : Pourquoi la conception matérialiste et néodarwinisme matérialiste de la nature est presque sûrement fausse ? Nagel ne parle par de l'évolution qui est un fait avéré, ni des résultats de la biologie et la génétique, eux aussi certains. Il vise la conception de la nature plus ou moins assumée par des scientifiques utilisant les principes du réductionnisme. Cette conception est fausse mais les résultats et les formalismes qu'elle utilise sont plus que solides. Autrement dit, malgré des récits sur la sélection naturelle, la reproduction sexuée, ajoutés aux descriptions des mécanismes génétiques et cellulaires, la science contemporaine n'explique pas la vie ni la spéciation. Et bien évidemment, elle échoue à expliquer la conscience à partir de la matière neuronale, ce point étant central dans l'argumentation de Nagel et on le comprend puisque c'est le point qu'il maîtrise le mieux.