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© AFP/Archives | Des soldats français à Verdun en 1916
Dans une étude, l'historien Antoine Prost affirme que le nombre de soldats tués lors de la Première Guerre mondiale a été sous-estimé. Ce spécialiste met aussi en lumière les divergences entre les pays en ce qui concerne le respect des morts.

Traditionnellement, les bilans de la Première Guerre mondiale s'accordent sur le chiffre de 9 millions de morts parmi les soldats des pays belligérants. Mais cette évaluation est aujourd'hui remise en cause par une étude de l'historien français Antoine Prost, publiée en février 2014 dans la revue britannique "The Complete Cambridge History of the First World War". Selon les calculs de ce professeur émérite à l'université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, le véritable bilan se situerait plutôt aux alentours de 10 millions de morts.

"Il y a eu des gros manques, comme les morts de maladie, qui n'ont pas été comptés ou encore les prisonniers de guerre décédés en détention. Il y aussi eu des estimations qui ont été faites trop tôt par des armées qui souhaitaient ne pas faire apparaître de trop grosses pertes", explique à FRANCE 24 Antoine Prost, qui est également président du Conseil scientifique du Centenaire de la Grande Guerre.

Des malades oubliés

Pour arriver à cette conclusion, l'historien s'est penché sur les différentes statistiques publiées depuis cent ans par les pays concernés. En France, Antoine Prost a ainsi constaté que l'armée n'a pas enregistré les soldats décédés après avoir été rendus à la vie civile: "Ceux qui sont morts pour la France aux combats ou des suites de leurs blessures représentent environ 1 325 000 hommes. On les retrouve dans la base de données du site Mémoire des hommes. Mais il n'y a pas les morts de maladie, ceux qui sont décédés une fois rentrés chez eux. Ils sont environ 70 000".

Du côté de la Russie, les estimations officielles sont également bien différentes de la réalité. "Dans les statistiques soviétiques, il n'y avait pas les prisonniers de guerre morts dans les camps en Allemagne. Cela représente 200 000 personnes d'un coup. Ce sont des gros contingents", souligne le spécialiste de la "Der des Der". En Allemagne également, les évaluations ont négligé certaines périodes : "Les statistiques allemandes s'arrêtent au 31 juillet 1918. Les compléments pour août, septembre, octobre et début novembre ont été rapportés ultérieurement, mais pas avec la même rigueur". Pour l'historien, les erreurs de chiffres s'expliquent également en partie par le peu d'intérêt que les états-majors portaient alors aux morts : "Ce qui les intéressait, c'était les vivants et combien de personnes ils pouvaient faire monter vers les lignes."

Un autre des pays engagés dans le conflit mondial a en revanche cherché à "gonfler" ses pertes. Pour les États-Unis, Antoine Prost a établi que l'estimation traditionnelle était surévaluée. "D'ordinaire pour les Américains, on recense entre 110 000 et 120 000 morts, mais j'ai découvert qu'il y avait 35 000 morts qui ont succombé à la grippe espagnole dans des hôpitaux aux États-Unis et qui n'avaient jamais traversé l'Atlantique pour venir se battre. Ils sont morts avant", explique-t-il. "Les Américains avaient intérêt à maximiser leur nombre de pertes pour montrer aux autres qu'ils étaient aussi une armée à part entière".

Restituer ou ne pas restituer les corps ?

Dans son étude intitulée "Death", le professeur français décrit également les différences frappantes entre les pays dans le traitement de ces millions de dépouilles : "Si la préoccupation d'enterrer les morts est à la fois précoce et partagée, les réalisations diffèrent d'une armée à l'autre". Le Royaume-Uni a ainsi eu très rapidement le souci de s'occuper de "ses enfants" tombés au combat. Dès 1917, la Imperial War Graves Commission s'est mise en place pour créer des cimetières sur les différents fronts. Il n'était alors pas question de rapatrier les corps : "Tous les morts de l'empire britannique, Anglais mais aussi Écossais, Canadiens, Australiens, sont sur le continent. Les Britanniques ont adopté ce principe démocratique car s'ils permettaient à certaines familles de récupérer les corps, ce sont seulement les familles les plus riches qui auraient pu le faire".

De l'autre côté de la Manche, la France s'est montrée beaucoup moins organisée. Ce n'est qu'en novembre 1918 qu'une commission nationale a été créée pour s'occuper de ce problème et statuer sur la restitution des corps. Mais à l'époque, comme le raconte le dernier Prix Goncourt Pierre Lemaitre, dans son roman "Au Revoir, là haut", des familles étaient déjà sur les champs de bataille à la recherche des cadavres de leurs proches. "Elles n'avaient pas le droit, mais si elles possédaient de l'argent, elles pouvaient s'entendre avec des entrepreneurs des pompes funèbres plus ou moins véreux. Il y avait un trafic énorme", raconte l'historien. Face à la pression de l'opinion publique, les autorités françaises n'ont alors plus eu d'autres choix que d'aller dans le sens des familles. Deux cent quarante mille corps identifiés et réclamés ont ainsi été rapatriés dans leur région d'origine, tandis que les autres ont été inhumés dans des cimetières militaires.

Des cimetières bien différents

Là encore, Antoine Prost note des différences nationales très nettes. Alors que les 832 cimetières britanniques paysagés sont entretenus en France par plus de 1 000 jardiniers, ceux des Français sont réalisés pour parer au plus vite et construits à l'économie. Ce n'est qu'en 1931 qu'une loi fut votée pour accorder 50 millions de francs pour embellir les cimetières et remplacer les croix de bois par des nouvelles en béton armé. "Le Royaume-Uni était plus respectueux des individus", constate-il. "L'une des raisons, c'est que l'armée anglaise n'était pas, au début, soumise à la conscription. Jusqu'en 1916, les soldats qui sont venus se battre en Picardie ou dans la Somme étaient des volontaires. D'une certaine manière, ils ont le droit à plus d'égard que les Français qui, après tout, ne pouvaient pas faire autrement".

Pour les tombes des soldats Allemands, la France, qui en vertu du Traité de Versailles devait entretenir les sépultures des militaires tombés sur son territoire, s'est bien sûr contentée du minimum. L'armée tricolore a notamment évité d'implanter les cimetières allemands "dans des espaces qu'elle tenait pour sacré" et leur a "affecté des terrains peu étendus, ce qui a obligé à créer des tombes semi-collectives".

Ces différences entre les morts seront bientôt en partie effacées. Le 11 novembre 2014, le président François Hollande inaugurera à Notre-Dame-de-Lorette, dans le Pas-de-Calais, un mémorial international. Sur un immense anneau, 600 000 noms de soldats tombés sur les champs de bataille de la région entre 1914 et 1918 seront inscrits par ordre alphabétique et toute nationalité confondue. Pour la première fois, Français, Anglais, Allemands, Canadiens, Écossais, Gallois, Irlandais, Australiens, Néo-Zélandais, Sud-Africains, Indiens, Belges, Portugais, Russes ou encore Roumains seront réunis.