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Les tensions se sont à nouveau aggravées dans l'est de l'Ukraine depuis quelques jours. On assiste à la situation en miroir de celle qui a conduit au putsch de Kiev : des milices armées prennent d'assaut et occupent des bâtiments officiels. A Kiev ce sont elles qui ont occupé la Mairie et qui ont fait une haie d'honneur aux députés ralliés.

Le Heartland

Les européens avaient soutenu les événements de l'ouest. Ils sont évidemment gênés par ce qui se passe à l'est : les grandes villes russophones s'approchent d'une situation insurrectionnelle, voire révolutionnaire. Il est impossible de soutenir les uns puis leurs adversaires.

Le pouvoir en place à Kiev a décidé de mener une opération « antiterroristes » contre les pro-russes de l'est. Une opération menée donc, si l'on prend comme modèle les événements de février à Kiev, par les terroristes de l'ouest. Encore une fois l'Europe est à la traîne, incapable de tempérer une crise à ses frontières immédiates.

Dans son alignement atlantiste (faute de disposer d'un pouvoir central fort), l'Europe n'a peut-être aucun intérêt à calmer le jeu. La géostratégie occidentale est en place depuis deux siècles. Au XIXe siècle cela s'appelait le « Grand Jeu ». Le but était de contrer l'empire russe et d'arriver à gouverner l'Île-monde, soit l'Eurasie plus l'Afrique. Les trois continents sont liés physiquement et leur population est énorme. Mais pour gouverner l'Île-monde il faut mettre la main sur le Heartland (coeur du monde) et ses richesse, soit sur l'espace situé entre la Volga et la Sibérie de l'est - la Russie. Ce concept du début du XXe siècle fut théorisé par le géographe Halford John Mackinder. Il le déclinait ainsi :

« Qui contrôle l'Europe de l'Est contrôle l'Heartland ;

Qui contrôle l'Heartland contrôle l'Île Monde ;

Qui contrôle l'Île Monde contrôle le Monde »

L'utilité de l'Otan

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Dans son livre Le Grand Echiquier et dans diverses interventions qu'il a faites, l'ancien et influent conseiller de la Maison Blanche Zbigniew Brzezinski évoquait la géostratégie future des Etats-Unis. Il décrivait d'abord les Etats-Unis comme le premier empire global de l'Histoire, capable d'intervenir n'importe où dans le monde grâce à sa puissance militaire, et dominant la planète économiquement, culturellement et du point de vue technologique. Pour lui, « Une puissance qui domine l'Eurasie contrôlerait deux des régions du monde les plus avancées et économiquement productives ». L'Otan est à terme l'outil pour contrôler l'Eurasie.

« Mais comment vend-t-il cette nécessité de l'OTAN aux Européens ? « L'entité européenne, située sur la bordure ouest de l'Eurasie et à l'immédiate proximité de l'Afrique, est plus exposée aux risques inhérents de tumulte global croissant qu'une Amérique plus politiquement unie, militairement plus puissante et géographiquement plus isolée. (...) Les Européens seront plus immédiatement exposés au risque dans l'éventualité qu'un impérialisme chauviniste anime de nouveau la politique étrangère russe. », expliquait-il dans la revue National Interest en 2000. »

La politique étrangère américaine n'est donc pas la paix en Europe, mais la division et la tension, afin de renforcer sa mainmise sur la défense européenne (qui n'existe pas en tant que force unifiée sous un commandement unique). L'Otan est devenue l'armée de l'Europe.

Le Grand Jeu, la stratégie du Heartland et de l'Île-monde continuent aujourd'hui. La guerre froide ne s'est en réalité jamais arrêtée. La Géorgie a été l'un des postes avancés de la stratégie de l'empire occidental unique. C'est maintenant l'Ukraine. La Russie de Poutine est consciente de ce que l'occident, en particulier l'Amérique, est changeante, imprévisible et dangereuse. Le retournement américain aidant Saddam Hussein puis le détruisant (idem pour les talibans) en sont la démonstration. Le mépris de l'Europe, cette « vieille nation », ou de François Hollande à propos de la Syrie, l'est tout autant.

Pour une indépendance européenne

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Nous devons beaucoup aux Etats-Unis dans de nombreux domaines, et l'intervention en 1944 contre l'emprise nazie n'est pas la moindre des choses. Mais il ne faudrait pourtant pas nous départir de tout esprit critique. Il faut faire la part des choses et réaliser que les USA n'agissent qu'en fonction de leurs seuls intérêts à court et long terme. Ils sont profondément unilatéraux. Obama a servi à redorer l'idéal mais sa politique n'est pas fondamentalement différente de celle des républicains, qui ont le mérite de la franchise dans leurs intentions. L'image idéaliste et démocratique des USA n'est pas fausse mais elle sert trop de paravent à une politique d'empire unique souvent brutale. La survie est-elle à ce prix ? Je n'en suis pas certain.

Le choix des européens ne peut se limiter à décider sous quelle domination ils veulent vivre. Ils se sont constitués pour ne plus être soumis. Pour cela il y a encore du chemin à faire. En premier ne pas s'engager dans l'Accord de Partenariat Transatlantique sans référendum européen - donc sans transparence - et sans préserver les intérêts de l'Union Européenne. De plus les négociations sur l'Ukraine devraient se dérouler sans les Etats-Unis car c'est une affaire européenne et non américaine. Leur présence ici ne se justifie que par la politique du Grand Jeu et de conquête du Heartland.

Actuellement le monde ne va pas vers la paix. Non seulement à cause de la crise ukrainienne, mais à bien plus long terme. Une Europe divisée et alignée ne saura faire le contrepoids à l'empire unique. Elle sert de tête de pont à la conquête de l'Île-monde. Si les USA font historiquement partie de leurs alliés naturels, les européens doivent aussi prendre en compte les alliés de l'est et mener une politique étrangère beaucoup plus indépendante et réellement porteuse de paix. Ce qui supposera un renforcement de l'union politique et un rapprochement avec la Russie.

Pour cela il faudrait un vrai pilote dans l'avion Europe. Or l'une des dernières directives du « château » de Bruxelles (la Commission) était d'accepter une diminution de la protection des données téléphoniques personnelles. Ce que voulaient les USA. La Cour de Justice Européenne a fort heureusement annulé cette directive liberticide.

Que cette directive ait pu être tentée montre que l'Europe n'a pas de pilote. Elle fonctionne en vol automatique téléguidée de loin par les Etats-Unis. Eh bien, quelles que soient les qualités et l'importance des Etats-Unis, que j'apprécie hautement, ceux-ci n'ont pas raison en tout et doivent apprendre à davantage respecter leurs partenaires.

A quand une direction européenne moins atlantiste et réellement indépendante ? La politique française actuelle ne vise qu'à faire des effets de manches sur des réformes notoirement insuffisantes, en vue de reconduire la majorité en 2017, et le projet européen marque le pas. L'élaboration de l'Accord de Partenariat Transatlantique se fait à l'abri des regards. Le monde devient plus étrange que du temps de l'ex-URSS. Sa dissolution a déstabilisé la planète et ôté la limitation mutuelle qui s'opérait jadis. Je ne crois pas au FN, dont le programme se construit sur l'opposition et non sur l'enthousiasme d'un nouvel idéal. Le point d'appui devrait être l'Europe.

Mais l'Europe est politiquement faible. Si faible.