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En annulant son voyage à Washington prévu en octobre, la présidente brésilienne Dilma Rousseff a souligné la responsabilité de la Maison Blanche dans l'« affaire Snowden ». Les multinationales de l'Internet sont en revanche souvent épargnées par les commentateurs. En dépit de leurs déclarations vertueuses, elles font partie du système de surveillance orchestré par les services secrets américains.

Pendant des années, les autorités américaines ont rudoyé les Etats - Chine et Iran en tête - qui imposaient à leurs citoyens des restrictions sur l'accès à Internet et à son utilisation. Les révélations de M. Edward Snowden sur l'ampleur du système de surveillance des télécommunications mondiales mis en place par Washington n'ont fait que renforcer les doutes qui pesaient déjà sur la sincérité de ces reproches. Mais le problème va bien au-delà de la simple hypocrisie.

En 2010, une commission d'enquête du ministère américain du commerce a pointé l'inquiétude des principaux acteurs du numérique (1). Dans leurs rapports à la commission, ces derniers se sont employés à dénoncer la politique des Etats-Unis concernant la Toile, non sans prendre de multiples précautions - ils n'ont par exemple jamais mentionné directement le programme Prism de la National Security Agency (NSA).

TechAmerica, une association née en 2009 qui regroupe mille deux cents entreprises, a critiqué la volonté du Federal Bureau of Investigation (FBI) d'étendre la loi régulant la surveillance électronique à l'ensemble des moyens de communication. Et de suggérer qu'un tel changement pourrait servir de « modèle » à d'autres pays, avec « des conséquences tout aussi, voire plus, désastreuses pour les libertés civiles ». L'association a donc appelé à la mise en place de politiques qui « garantissent la libre circulation de l'information, ici, dans le pays (2) ».

Tout en évitant de se montrer trop précis, Microsoft a estimé qu'à l'étranger « les utilisateurs avaient eux aussi exprimé des inquiétudes quant au stockage de leurs données aux Etats-Unis, car ils avaient l'impression que le gouvernement américain pouvait y accéder librement ». Avant de conclure : « Les Etats-Unis et les autres pays doivent prendre en compte l'impact de leurs politiques nationales » sur le reste du monde (3). On a appris plus tard que l'entreprise fondée par M. Bill Gates collaborait en même temps avec la NSA, en l'aidant à contourner ses logiciels de cryptage et à intercepter les courriels, conversations Skype et autres services en ligne hébergés par la multinationale (4).

Qui assure la police d'Internet ?

Dans la course à l'hypocrisie, Google n'est pas en reste. « Protéger et promouvoir la circulation de l'information et la libre expression sont des valeurs fondamentales de Google », s'est ainsi targuée la multinationale lors des échanges de 2010 ; elle a protesté contre « les Etats [qui] introduisent des outils de surveillance dans leurs infrastructures Internet » et enjoint aux Etats-Unis, « berceau de l'Internet », de « continuer d'incarner un exemple de régulation responsable, qui permette aux individus et aux entreprises de bénéficier de la libre circulation de l'information numérique » (5). Google a longtemps nié avoir permis à la NSA d'accéder à ses serveurs, mais un document PowerPoint de l'agence de sécurité l'a récemment contredit : le mastodonte de la recherche en ligne aurait bel et bien collaboré avec les services de renseignement américains, au même titre que Yahoo, Facebook, Apple, America On Line (AOL) ou Microsoft (6).

Groupe de pression influent qui rassemble des entreprises de toutes tailles (et 200 milliards de dollars de revenus annuels combinés), la Computer & Communications Industry Association (CCIA) a également affiché une position vertueuse : « Nous devons reconnaître que la liberté de l'Internet commence à la maison, a- t-elle déclaré à la commission. Nous devons décourager la censure, la surveillance, le blocage et la hiérarchisation des contenus. Si ces procédés sont inévitables, ils doivent être limités dans le temps, utilisés à bon escient et mis en œuvre en toute transparence. Enfin, nous ne devons pas nous transformer en police de l'Internet à la place des autres intermédiaires techniques en ligne [hébergeurs, fournisseurs d'accès]. Si les Etats-Unis ne peuvent maintenir un Internet libre et ouvert, il est peu probable que d'autres nations le fassent (7). »

Effet boomerang de la surveillance

La cible évidente de ces commentaires était un projet de loi devant soumettre les intermédiaires d'Internet à de nouveaux contrôles draconiens. Après deux ans de lutte, le texte a finalement été enterré. Rétrospectivement toutefois, les remarques de ces sociétés au ministère du commerce paraissent fort intéressées. A la différence de la NSA, Microsoft, Google et les autres ont anticipé l'effet boomerang des programmes de surveillance américains qui, une fois découverts, ne nuiraient pas seulement à Washington, mais également à la réputation de ces multinationales, et donc à leurs intérêts économiques. L'enjeu est considérable car, comme le souligne la CCIA, « quand nous discutons libre circulation de l'information sur Internet au niveau mondial, cela concerne des milliers de milliards de dollars (8) ».

Beaucoup de pays contrôlent les activités en ligne de leur population, mais les Etats-Unis le font à une échelle jamais atteinte, se transformant en « Etat de surveillance global », pour reprendre la formule du spécialiste Tom Engelhardt. Et ce grâce à la complicité de nombreux acteurs, des moteurs de recherche aux sites d'achats en ligne, des réseaux sociaux aux opérateurs de télécommunication. Pour enrayer cette dérive, il faudrait en revenir aux débats des années 1970-1980 sur la nécessité d'un contrôle démocratique des réseaux de télécommunication.