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« Les conséquences d'un acte sont incluses dans l'acte lui-même. » Georges Orwell
Ce 14 avril, les quotidiens Guardian US (l'édition américaine du journal britannique) et Washington Post, qui ont publié les révélations d'Edward Snowden sur l'étendue des programmes de surveillance américains, ont été récompensés à New York par le prix Pulitzer. Ces journaux s'étaient faits le porte-voix des révélations d'Edward Snowden, un ancien consultant de la NSA (agence de sécurité américaine), sur l'ampleur des programmes de surveillance américains des réseaux mondiaux de communication (lien).

Les révélations de Snowden ont mis la lumière sur le formidable pillage de données personnelles qui sévit sur le réseau mondial, perpétré d'une part par ceux qui agissent au nom de la sécurité des Etats, comme les services de la NSA, ces corsaires d'un genre nouveau qui agissent au nom d'un gouvernement comme celui des Etats-Unis et, d'autres part, par tous ces pirates que sont devenus les grandes multinationales qui régissent la toile. Un quart de siècle après sa naissance , l'économie des réseaux de l'information est entièrement sous la coupe de ces nouveaux prédateurs. En traitant nos données personnelles dans leurs data-centers, en les soumettant à de mystérieux algorithmes pour en déduire toutes sortes de corrélations et en tirer profit, les grands acteurs de l'industrie numérique ont réussi à nous déposséder de notre intimité.

Une si brève histoire

Depuis les années 80, les technologies de l'information et de la communication nous accompagnent. Avec le Minitel en France, Il y eu le premier "Personal Computer". Ce fameux PC, cet ordinateur, jusqu'alors machine scientifique, devenait tout d'un coup objet de salon. Grâce à son système d'exploitation DOS de Microsoft, son intelligence artificielle était mise à la portée de tous. Avec cette nouvelle machine on a appris à se servir d'un traitement de texte, à mettre en forme et à produire des documents, et accessoirement à faire des calculs ou à gérer ses comptes. Puis il y eut lentement la mise en réseau de toutes ces machines. C'est en 88 avec le World Wide Web du Centre Européen pour la Recherche Nucléaire ( CERN ) que tout commence réellement. Les scientifiques du monde entier se mirent à partager des documents et à établir des liens entre eux. A cette date, en 1988 , 86 millions de personnes possédaient déjà un ordinateur personnel mais très peu étaient connectés. Les géants des télécommunications se chargèrent alors de tirer des câbles de par les océans et de tisser les liens physiques entre les machines. En 1994, ce sont dix millions d'utilisateurs qui échangent des informations essentiellement sous forme de courriers électroniques. A cette date apparait le premier navigateur Mosaic, d'autres suivirent avec plus ou moins de succès reliant de plus en plus d'utilisateurs entre eux et avec le monde commercial. En 2005 c'est un milliard de personnes qui sont connectées à internet. En juillet de la même année, il y a 14,5 millions de blogs, deux fois plus qu'un trimestre auparavant, contenant 1,3 milliards de liens. Avec le Web 2.0 l'utilisateur dépourvu de tout bagage technique peut mettre en scène sa petite vie. Aujourd'hui internet, par sa présence quotidien, par son accessibilité presque partout où l'on se trouve, par l 'envergure de son réseau, met à la portée de tous toutes les informations et les connaissances que l'humanité a été capable de produire jusqu'à présent. Il nous invite aussi au partage et à la collaboration. Mais les activités pratiquées sur le net, comme les opérations bancaires, la correspondance, les achats, l'écoute ou le visionnage de produits artistiques en streaming, la pratique des réseaux sociaux, le stockage de nos productions personnelles sur un nuage numérique, tout cela génère une quantité considérables de données personnelles qui, une fois stockées et traitées dans les data centers se révèlent être une manne aussi précieuse que l'or noir au XXeme siècle.

Jusqu'à la conception de notre double numérique

Si nos petits potins sur Google ou Facebook peuvent nous paraître bien anodins, leur accumulation, puis leur traitement, peuvent être les révélateurs de comportements de masse qui, pour le marché, peuvent être très précieux et en conséquence être monétisés. La concentration de données dans les data centers appartenant à ces géants privés du Net, par la confiscation de la totalité des signes que notre civilisation est capable de produire remet en cause l'existence même de toute puissance publique et, à terme, de toute organisation démocratique. En s'appropriant nos données personnelles, de plus en plus fines et de plus en plus secrètes, comme certaines données biologiques ou des éléments concernant nos comportements quotidiens ou nos opinions, par les films et les photos engrangés sur la toile, en quantifiant de plus en plus notre vie quotidienne, des entreprises comme Google posséderont bientôt une image numérique très complète et très précise de chacun d'entre nous. Ils nous connaîtrons bien mieux que nous pouvons le faire. Ainsi ils pourront anticiper nos comportements et nous manipuler ; bientôt ce "moi" fait de bits numériques, ce double, esclave des data centers, sera aussi notre maître tant il nous fascinera par ses anticipations sur nos choix et nos goûts en matière culturels d'abord, et peut-être demain, dans nos choix professionnels et politiques. Ainsi Amazon accumule toutes les données sur l'usage que font les lecteurs de leurs e-books, ( passages soulignés, numéro de la page où le lecteur s'est arrêté, livre lu en entier, etc..). En traitant toutes ces informations, l'algorithme de recommandations d'ouvrage de cette multinationale génère davantage de vente que les conseils élaborés par ses éditeurs humains ; l'entreprise a donc décidé de se passer de leur service. Avec son site Google Flu Trends, Google est capable de suivre et de prédire l'évolution d'une épidémie de grippe en agrégeant toutes les données en sa possession liées à cette maladie. Nul doute que demain il paramètrera, moyennant finances, les cadences de fabrication du vaccin dans les laboratoires pharmaceutiques.

De la même manière la Darpa ( l'agence de recherche militaire aux Etats-unis ) sera bientôt capable de prédire un attentat ou d'anticiper des troubles politiques dans n'importe quelle région du monde.

Ainsi tout à nos distractions, nous avons contribué à la fois à créer le plus vaste réseau de surveillance et à alimenter la plus grande banque de données entièrement au main de quelques agents privés et publics de l'industrie numérique.

La grande dépossession (1)

Après la prolétarisation de presque toutes les catégories professionnelles pour la production en masse d'objets de toute sorte, après la prolétarisation des consommateurs par la manipulation à grande échelle des comportements de consommation grâce à l'industrie des médias et de la publicité, vient la prolétarisation de son être le plus intime.Comme si l'exploitation de ses bras et de son intelligence ne suffisait plus , il faut aussi faire de l'intégrité de son être une marchandise à son tour source de profits. Celle-ci a déjà un prix estimé à ce jour, par l'écosystème publicitaire d'internet, à 1200 dollars par an.

On nous a vendu internet comme synonyme de liberté et d'échange ,d'accès sans limite à toutes les créations humaines, et d'autonomie individuelle mais l'histoire était trop belle. En échange de quelques services ces géants de l'internet s'approprient en toute légalité le droit d'usage de l'ensemble de nos données.Comme au temps des empires coloniaux où en échange de quelques colifichets on s'appropriait alors des richesses du pays, dans ce troc où nous nous contentons de peu, ces entreprises supranationales revendent au prix fort nos données aux acteurs locaux de l'économie.Peu à peu des entreprises comme Google ou Facebook monopolisent l'économie de l'information et concentrent la richesse générée dans les mains des propriétaires de ce que Jaron Lanier ( lien) appelle les" serveurs sirènes"(2), en référence aux femmes-oiseaux attirant à elles les marins dans l'Odysée d'Ulysee. C'est parce que les serveurs de ces géants atteignent rapidement une masse critique qui fait qu'ils attirent tout à eux au point de pouvoir contrôler l'ensemble de leur secteur d'activité, qu' ils font penser à ces sirènes fatales. Ensuite ces géants en situation de monopoles ont le pouvoir de vie ou de mort sur toutes les activités qui dépendent d'eux, de faire exister ou d'anéantir ce qu'ils référencent.

La croissance fulgurante de ce nouveau capitalisme numérique a été aussi rendue possible parce qu'il existait déjà des infrastructures financées par les grands équipementiers et la puissance publique de certains pays et aussi grâce à une "optimisation fiscale" qui les dispense du paiement de l'impôt à la hauteur des richesses qu'ils s'arrogent dans tous les pays du monde.

Ces mastodontes, en captant la majeur partie d'un secteur comme celui de la photographie, du livre ou de l'industrie musicale, détruisent et vont détruire encore des millions d'emplois de par le mondesans contribuer à la reconversion de toutes ces victimes de ces emplois supprimés.

Ainsi Facebook a acheté en avril 2012 Instagram et ses 14 employés pour 1 Milliard de dollars (lien), par comparaison la multinationale Kodak, en faillite,a employé jusqu'à 145 000 personnes.Par une force de frappe financière hors du commun ils avalent toutes les entreprises qui potentiellement pourraient un jour remettre en cause leur domination et ils s'accaparent des pans entiers de la recherche dans des domaines stratégiques comme celui de l'énergie, de la robotique ou de la recherche médicale, marginalisant ainsi la recherche publique dans tous ces domaines.

Voici venu le temps de la corrélation (3)

Avec cette masse énorme de données et le choix de judicieux algorithmes dont on gardera le secret il est possible de prédire les comportements d'un groupe d'individus aux caractéristiques déterminés. On se fout alors de savoir pourquoi quelque chose se passe puisque la corrélation de certains facteurs sont réunis. "Si l'étude de millions de dossiers médicaux montrent que les personnes atteintes d'un cancer voient leur maladie entrer en rémission s'ils prennent de l'aspirine et du jus d'orange par exemple, alors la cause exacte qui explique l'amélioration de leur santé est beaucoup moins importante que le fait qu'ils vivent" (3)

Ainsi peu à peu Les Big Data risquent surtout d'accentuer la discrimination et la catégorisation (la communautarisation préféreront d'autres) de la société. Alors comment utiliserons-nous les prédictions issues de ces algorithmes mystérieux ? Comment allons-nous traiter la responsabilité individuelle ? Le développement des Big Data fait peser une réelle menace non seulement sur notre vie privée, mais également sur notre liberté et notre dignité. Isolera-t-on de la société, au nom de la prévention, une personne catégorisée potentiellement dangereuse par l'obscur traitement de nombreuses données dont la pertinence est toujours discutable ?

Dans l'article en référence (3 ) l'auteur écrit : "l'informaticien Arvind Narayanan de l'université de Princeton, estime déjà qu'à l'heure des Big Data,( "l'anonymat est devenu algorithmiquement impossible"), la dictature des données pourrait nous conduire tout droit à la justice prédictive. "Malgré le contrôle de la population que l'Etat imposa, l'Allemagne de l'Est était incapable de prévoir qui pourrait devenir un dissident, mais désormais nous pouvons le faire - les forces de police commencent à utiliser des modèles algorithmiques pour décider où et quand patrouiller, car les données leur donnent un soupçon sur les choses à venir". Avec PredPol, ils ne savent pas qui va frapper, ni pourquoi... Mais ils ont une indication statistique de l'endroit où devrait se dérouler le prochain délit."

Quelle institution démocratique contrôlera ce traitement énigmatique de nos données et l'utilisation de ces corrélations dans les prises de décisions d'une quelconque autorité ? Ce n'est certainement pas la loi "informatique et liberté" et la CNIL qui nous protégerons de tous ces abus.

L'incurie de la puissance publique

Face à ce nouveau capitalisme prédateur et face aux problèmes fondamentaux que posent la catégorisation et la discrimination des populations, les élites politiques sont étrangement silencieuses et les Etats sont bien incapables d'opposer une alternative. Au contraire, en développant l'accès à internet dans les moindres recoins du territoire et en offrant des débits de connexion toujours plus importants, sans se donner les moyens de protéger l'intégrité des données personnelles des citoyens qu'ils sont censés protéger, ils contribuent aussi à renforcer la domination de ses prédateurs du net sur leur population et sur leur économie. L'exfiltration et la mise en sécurité de toutes les données que l'on souhaite protéger de toute utilisation par des tiers, actuellement dans les mains d'entreprises privées ou d'agences nationales de sécurité, sont impératives pour assurer la pérennité de toute forme de démocratie. Aujourd'hui la nationalisation de ces géants par un pays est illusoire et serait source de nouvelle domination. Seule la création d'une instance internationale de la propriété des données numériques, indépendante des Etats et des multinationales du secteur, serait à la hauteur de ce nouveau défi. En attendant le pillage continue...

Notes

(1) Cet article est largement inspiré de la lecture du dossier de la revue BOOKS : " peut-on échapper du Web ?"

(2) "C'est un lieu commun à la mode de considérer que la vie privée, c'est du passé ; mais la perte de sa vie privée au profit d'un Serveur-Sirène a plus d'importance que la perte de votre carte de crédit ou de votre numéro de sécurité sociale, subtilisés par un médiocre voleur en ligne. Les choix d'une personne ordinaire en ce qui concerne la musique, les amitiés, les achats, les types de lecture (reading materials) et les voyages au cours d'une journée, ne représentent qu'une partie des flux de données alimentant les algorithmes qui comparent et mettent en corrélation les activités de chaque personne espionnée." extraits de l'article de Jaron Lanier " Réparer l'économie numérique"

(3) Voir l'excellent article de "Internet actu.net" :"Big data : nouvelle étape de l'informatisation du monde"