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Etrange collision que la conférence sur l'Ukraine et la diffusion de l'émission Temps Présent sur les révolutionnaires de Kiev. Les seconds ont visiblement pesé lourd sur l'accord annoncé. Cet accord, qui de fait entérine le point de vue de Moscou, marque une relative victoire politique de la Russie et de la stratégie de Vladimir Poutine.

Vers le désarmement

Le but officiel de la conférence était d'éviter que le pays ne sombre dans une guerre civile. Il semble que l'accord permettra de l'éviter. Mais pas à n'importe quel prix. Le texte précise en effet :

« Tous les groupes armés illégaux doivent être désarmés, tous les bâtiments saisis illégalement doivent être rendus à leurs propriétaires légitimes, toutes les rues, les places et les autres lieux publics dans les villes ukrainiennes doivent être libérés »

Tous les groupes armés : donc également le Pravy Sektor d'extrême-droite qui fait la loi à Kiev et dans les villes environnantes. La place symbolique du Maidan devra être nettoyée. Le gouvernement de transition ne devrait plus être plus sous la menace et la contrainte de ce groupe, lequel ne devrait plus être le fer de lance de l'ouest ukrainien contre l'est comme jusqu'à ces derniers jours. Et s'il ne cède pas, à cause des tensions avec la police par exemple (mort de leur leader il y a quelques jours) l'est du pays et la Russie ne seront pas tenus par l'accord.

Ceux qui ont regardé Temps Présent hier soir ont découvert un aperçu des méthodes du groupe Pravy Sektor. Il suffirait d'une personnalité plus audacieuse parmi eux pour qu'ils se prennent vraiment au sérieux et imaginent un nouveau Reich. Intimidation, violence, pressions, étalage de force, armes, idéologie nationaliste forte, les germes y sont, et le passé de la Galicie va dans ce sens. Leur influence sur la population est forte, au point où ils remplacent fréquemment la police d'Etat. Les démissions forcées de personnes légalement élues sont devenues la norme. C'est sous leur influence que le russe a été banni initialement des langues nationales. Ce sont eux que l'on voit pendant les manifestations de février harceler et agresser les policiers avec une violence extrême, policiers qui pendant des semaines ne répondaient pas. On les a d'ailleurs vus capturer une escouade de la police anti-émeute. Ce sont eux qui ont forcé le gouvernement intérimaire à lancer une croisade contre les « terroristes » de l'est.

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Avec le résultat que l'on sait : des blindés et des armes saisis par les pro-russes, un soutien grandissant de la population aux révolutionnaires anti-Maidan, des bâtiments officiels occupés, une police locale pas franchement pro-gouvernementale. Les opérations montées par Kiev ont été un fiasco total et ont montré la faiblesse du gouvernement. Incapable de maîtriser les opposants de l'est, comment pourrait-il maîtriser les extrémistes de l'ouest ?

La stratégie Russe

Il est possible que des éléments secrets aient figuré au menu des négociations. A deux doigts d'un effondrement total de l'Etat ukrainien, au bord d'une déflagration aux portes de l'Europe, les occidentaux ont baissé de plusieurs crans leur russophobie. Ce que dit l'accord entre les lignes, c'est que la situation ne pouvait se résoudre sans l'intervention politique de la Russie. Moscou retrouve non seulement une influence forte en Ukraine, mais elle redevient un interlocuteur privilégié de l'Europe et des Etats-Unis. L'occident a besoin de la Russie. Celle-ci n'est plus l'agresseur (l'a-t-elle vraiment été ?) mais fait désormais partie de la solution de paix, comme ce fut le cas en Syrie.

C'est un succès relatif de la politique de Vladimir Poutine et de son administration. Il a réussi à mettre l'est et l'ouest en miroir et à démontrer que la situation à Kiev était réellement dangereuse. Ses thèses ont prévalu : les excès de Pravy Sektor ont conduit à la situation insurrectionnelle à l'est du pays. Le désarmement doit être appliqué sur l'ensemble du territoire.

L'administration russe a poussé à cette symétrie et soutenu les révoltés pro-russes dans leur volonté d'autonomie par rapport aux miliciens de l'ouest. L'ouest ukrainien, il faut le rappeler, voue une haine ancienne à la Russie, depuis des siècles. La Galicie a même fourni un bataillon qui a combattu les russes aux côtés des troupes nazies en 1943. L'image romantique que la story telling occidentale veut faire passer de la révolution de février repose sur une interprétation tandancieuse et myope. Le reportage de Temps Présent le confirme encore.

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En attendant le désarmement sur le terrain, quel premier bilan à chaud peut-on tirer ? D'un côté la crise pourrait avoir renforcé à terme l'Otan, qui se place en défense de l'Europe contre une hypothétique invasion de l'est. C'est du moins le discours de certains politologues. La dépendance au gaz russe pourrait aussi être modifiée par une diversification de l'approvisionnement.

Sur cette question le chantage au gaz fait par Moscou n'était peut-être pas l'aspect le plus productif de la crise pour Moscou. Mais la Russie, fortes de réserves considérables, à joué une partie à très long terme et vise maintenant l'approvisionnement de l'Asie. L'administration Poutine a compris que l'Europe est sous influence américaine et que cela durera encore longtemps. L'accord transatlantique prévu amplifiera cette influence. Dans quelques décennies un rapprochement sera peut-être possible, mais actuellement il est prématuré. Moscou mise plus sur l'Eurasie. Dans cette perspective la phrase du chef de la diplomatie russe, Sergei Labrov, est à entendre au premier degré :

« Nous n'avons aucune espèce de désir d'envoyer des troupes en Ukraine. Cela serait contre nos intérêts fondamentaux ».

En revanche la Russie a gagné le fait d'être égale de l'UE et des Etats-Unis. Obama parlait de puissance régionale il y a quelques temps. Cinglant désaveu. Elle a gagné sur le fait que l'Otan est écartée de la solution actuelle en Ukraine. C'est l'OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) qui est mandatée. Soit un organisme un peu plus indépendant des USA. L'ours russe parvient donc à renforcer l'Europe face à l'aigle américain.

« La diplomate en chef de l'Union européenne Catherine Ashton, qui représentait l'UE à ces discussions quadripartites, a souligné que « l'OSCE doit jouer un rôle dirigeant » dans l'application de l'accord, dont le texte prévoit que les États-Unis, l'UE et la Russie sont prêts à fournir des observateurs. »

J'ai lu un commentateur affirmer que les valeurs de l'UE sortaient renforcées. C'est à voir à plus long terme. Les valeurs familiales de la Russie sont reprises en Ukraine de l'ouest alors qu'en occident la famille est dépecés par une culture socialiste dominante. Le fait de tenir tête aux Etats-Unis sans être belliqueux montre que la fermeté et l'indépendance marchent. Le suivisme n'est pas une fatalité. L'Europe s'en souviendra un jour.

Poutine prix Nobel de la Paix ?

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L'Europe du nord est trop intégrée dans l'atlantisme pour être remodelée, et les origines des populations trop différentes pour intéresser Moscou. L'Asie mineure est un enjeu aujourd'hui, et rien n'est joué. La zone Turquie-Arménie-Iran-Irak-Syrie est déstabilisée pour longtemps et les alliances peuvent évoluer.

Toutefois Vladimir Poutine a reposé les bases de l'équilibre est-ouest, mettant fin à 25 ans de domination américaine sans partage. Car l'Amérique, aussi enthousiasmante soit-elle à bien des points de vue, n'en reste pas moins un empire qui n'hésite pas à user du mensonge d'Etat pour se justifier, comme en Irak. Un contre-pouvoir était nécessaire. Il émerge maintenant, on l'a vu en Syrie. Et il est possible que pour les années à venir il y aura moins de guerres dans le monde. Un monde qui pourtant est loin d'être pacifié.

La Russie gagne également en crédit auprès de la Chine, qui restait plutôt en retrait sur ce dossier. La Chine, qui n'est pas expansionniste, ne pouvait approuver une invasion éventuelle de l'Ukraine mais ne pouvait non plus être dupe des manoeuvres occidentales visant à affaiblir la Russie. (A cet égard la présence de l'ancien candidat McCain à Kiev aux côtés des manifestants dès la mi-décembre était lourde de signification).

Et la Crimée ? John Kerry déclarait après l'accord : « Nous ne sommes pas venus à Genève pour parler de la Crimée ». La crise et cet accord ont recadré la situation internationale. Une Gestalt parfaite, un processus abouti et transformé, semble-t-il. Car n'oublions pas qu'il y a peu la Russie était menacée d'un isolement total.

Il faudra maintenant démêler l'imbroglio par une nouvelle Constitution en Ukraine, qui tienne compte du poids des régions et non seulement de l'ouest pro-européen. Rien que ce fait cassera la dynamique anti-russe de la supposée révolution. Cela prendra du temps. D'ici là l'Europe devra assumer ses engagements et payer pour ce poulain qui ne lui appartiendra pas complètement. Et se préparer à assumer l'arrivée de travailleurs ukrainiens. Elle gagne cependant à voir le gouvernement de transition légitimé. Poutine mériterait le prix Nobel de la Paix (après tout, Obama l'a bien reçu sans rien faire). Et le titre de champion d'échecs. Espérons que son exemple inspirera quelques dirigeants européens. Poutine voit loin. Sa stratégie est moins spectaculaire que les indignations de l'occident, mais elle est efficace. Le monde multipolaire, garant possible d'une paix durable, est peut-être en route.