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Note : C'est pour ses révélations sur le système mondial de la NSA que le Pulitzer a été décerné au journal The Guardian (Londres) parce qu'"exemple distingué de service public en tant que quotidien d'information". The Guardian vient aussi de sauver l'honneur du journalisme occidental au sujet du Venezuela. Alors que ses confrères sont restés enchaînés au fond de la Caverne de Platon, il a dépêché un envoyé spécial sur place, rappelant l'époque glorieuse où informer était synonyme d'enquêter. journaliste à The Economist avant de devenir chroniqueur et rédacteur associé au Guardian, Seumas Milne a effectué des reportages au Moyen-Orient, en Asie du Sud, en Russie, en Europe de l'Est et en Amérique Latine. Il est l'auteur d'un livre à succès sur la grêve des mineurs anglais de 1984 - 5 intitulé L'ennemi intérieur : la guerre secrète contre les mineurs, fruit d'une enquête sur les agissements du MI5 et de la Special Branch dans ce conflit.

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Si on l'ignorait avant, la recrudescence de protestations globales au cours des deux dernières années nous offre une leçon que des manifestations de masse peuvent avoir des sens sociaux et politiques totalement différents. Porter des foulards et construire des barricades - ou même porter des revendications authentiques - ne veut pas dire automatiquement que ceux qui protestent se battent pour la démocratie ou la justice sociale.

De l'Ukraine à la Thaïlande et de l'Egypte au Venezuela, des protestations à grande échelle visaient - et dans certains cas ont réussi - à renverser des gouvernements. Dans certains pays les protestations de masse étaient conduites par des organisations de travailleurs contestant l'austérité et le pouvoir des entreprises privées. Dans d'autres cas des troubles où prédominent la classe moyenne ont servi de levier pour restaurer des élites évincées.

Parfois, en l'absence d'organisation politique, les deux peuvent se chevaucher. Mais quel que soit le secteur qu'elles représentent, elles se ressemblent toutes... à la télévision. Et les manifestations de rue ont été tellement efficaces pour faire tomber des gouvernements ces 25 dernières années que les pouvoirs globaux se sont ruées en force sur le marché de la protestation.

Depuis le renversement du gouvernement élu Mossadegh en Iran dans les années 1950, pour lequel la CIA et le MI6 ont payé des manifestants anti-gouvernementaux, les États-Unis et leurs alliés ont dominé le champ : en finançant des "révolutions de couleur", en fondant des ONGs affiliées, en formant des activistes étudiants, en alimentant les réseaux sociaux de la protestation pour dénoncer - ou ignorer - les répressions policières selon leur convenance.

Après une période où ils se vantaient de promouvoir la démocratie, voici qu'ils reviennent à leur méthodes anti-démocratiques. Prenez le Venezuela qui, ces deux derniers mois a été en proie à des manifestations anti-gouvernementales visant à renverser le gouvernement socialiste de Nicolas Maduro, élu l'année dernière pour succéder à Hugo Chávez .

L'opposition de droite vénézuélienne a depuis longtemps un problème avec le système démocratique. Après avoir perdu 18 des 19 élections ou référendums depuis que Chávez a été élu la première fois en 1998 - dans un processus électoral décrit par l'ancien président américain Jimmy Carter comme "le meilleur du monde" - ses espoirs s'étaient ravivés en avril 2013 à la suite de la mort de Chavez, lorsque le candidat de l'opposition de droite n'avait perdu que de 1,5 % face à Maduro. Mais en décembre 2013, les élections municipales dans tout le pays rendirent à la coalition chaviste une avance de 10 points.

Le mois suivant, des dirigeants d'opposition liés aux États-Unis - parmi lesquels certains sont impliqués dans le coup d'État contre Chávez en 2002 - ont relancé une campagne pour chasser Maduro, appelant leurs militants à "allumer les rues au feu du combat". Avec le haut niveau de l'inflation, la criminalité violente et les pénuries de certains produits de base, il y en avait plus qu'assez pour alimenter la campagne - et les manifestants ont répondu à l'appel, de manière littérale.

Pendant huit semaines, ils ont incendié des universités, des édifices publics, des arrêts de bus, et prés de 39 personnes ont été tuées. Malgré les déclarations du secrétaire d'État John Kerry pour qui le gouvernement vénézuélien mène une "campagne de terreur" contre ses citoyens, les preuves indiquent que la majorité a été assassinée par des militants de l'opposition, et parmi ces victimes on compte huit membres des forces de sécurité et trois motards égorgés par des filins d'acier tendus aux barrages de rue. Quatre militants d'opposition ont été tués par la police, faits qui ont entraîné l'arrestation de plusieurs membres des forces de l'ordre (1).

Ce qu'on dépeint comme "protestations pacifiques" a toutes les marques d'une rébellion anti-démocratique, ancrée dans des privilèges de classe et dans le racisme. Confinée à l'extrême aux zones riches et blanches de classe moyenne, ces manifestations ont rapidement tourné aux incendies et aux combats rituels avec la police, tandis que d'autres secteurs de l'opposition ont accepté de participer aux dialogues de paix.

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Des militants de droite installent une “guillotine” dans un quartier riche, à Caracas. La présence de certains civils armés dans des manifestations de l’opposition a déclenché une diabolisation de tout motard de secteur populaire ou de collectif sympathisant du chavisme. C’est sur cette base qu’ont été justifiés des dispositifs comme des câbles d’acier tendus en travers d’avenues ou de rues à une hauteur de 1,20m environ, et qui ont coûté la vie à deux personnes. Cette guillotine recommandée aux opposants par Angel Vivas, général d’extrême-droite à la retraite, est un instrument socialement sélectif, les motos étant un moyen de transport généralement utilisé par les travailleurs de milieu populaire.
Le soutien au gouvernement, pendant ce temps, reste solide dans le monde du travail. Anacauna Marin, une activiste locale du quartier populaire 23 de Enero à Caracas, explique : "Historiquement les manifestations étaient un moyen que les pauvres utilisaient pour exiger une amélioration de leurs conditions. Mais ici ce sont les riches qui protestent et les pauvres qui travaillent".

Dans ces circonstances il ne faut pas être surpris si Maduro analyse les événements comme une déstabilisation soutenue par les USA dans le style "ukrainien", ainsi qu'il me l'a dit. La réponse des États-Unis qui rejettent comme "infondée" cette analyse, est absurde. Les preuves de la subversion états-unienne au Venezuela - depuis le coup d'État de 2002 jusqu'aux câbles de WikiLeaks éclairant les plans états-uniens pour "pénétrer", "isoler" et "diviser" le gouvernement bolivarien, sans oublier le financement à grande échelle de groupes d' opposition, sont volumineuses.

Ce n'est pas seulement parce que le Venezuela est assis sur les plus grandes réserves pétrolières du monde (2) mais aussi mais parce qu'il a dirigé la marée progressiste qui a déferlé sur l'Amérique latine au cours de la dernière décennie : contestant la domination des États-Unis, reprenant le contrôle de ressources aux mains des entreprises privées pour redistribuer les richesses et le pouvoir. En dépit de ses problèmes économiques actuels, les réalisations du Venezuela révolutionnaire sont incontestables.

Depuis qu'il a renationalisé le secteur pétrolier, le Venezuela l'a utilisé pour réduire de moitié la pauvreté, et l'extrême pauvreté de 70%, massifier la santé publique, le logement, l'éducation et les droits des femmes, augmenter les pensions et le salaire minimum, établir des dizaines de milliers de coopératives et d'entreprises publiques, transférer des ressources aux organisations de base de la démocratie participative, et financer des programmes de santé et de développement à travers l'Amérique latine et les Caraïbes.

Rien de surprenant donc si les chavistes pro-Maduro gardent le soutien de la majorité.

Pour le maintenir, le gouvernement devra réduire les pénuries et l'inflation - et il a les moyens de le faire. L'envolée des prix s'est produite après l'interruption de l'approvisionnement en dollars du secteur privé qui domine les importations et l'offre de produits alimentaires, et une grande proportion des marchandises soumise au contrôle des prix sort en contrebande du pays pour être revendues en Colombie à des prix beaucoup plus élevés.

De nouvelles mesures de contrôle des changes ont déjà produit leurs effets. Malgré tous ses problèmes, l'économie vénézuélienne a continué à croître et le chômage et la pauvreté à baisser (3). Le Venezuela est très éloigné d'être le cas désespéré dont rêvent ses ennemis. Mais le risque existe que, les manifestations s'essoufflant, des secteurs de l'opposition augmentent le niveau des violences pour compenser leurs défaites électorales.

Le Venezuela et ses alliés progressistes en Amérique Latine son importants pour le reste du monde - non parce qu'ils offrent un modèle politique et social "à imiter" mais parce qu'ils ont démontré qu'il y a de multiples alternatives économiques et sociales à la faillite néo-libérale dans laquelle sont plongés l'Occident et ses alliés.

Leurs opposants espéraient qu'avec la mort de Chavez se tarirait l'impulsion du changement régional. La récente élection de Michele Bachelet (centre-gauche) au Chili et de l'ex-dirigeant de la guérilla de gauche Sánchez Cerén au Salvador indique que le courant continue. Mais de puissants intérêts sur place et à l'extérieur sont determinés à le faire échouer - ce qui signifie qu'on verra surgir d' autres manifestations ¨dans le style du Venezuela.¨