Image
L’apartheid au quotidien
La tyrannie sans répit imposée par l'occupation israélienne a un effet dévastateur sur l'état psychologique de la communauté palestinienne. L'un des plus graves effets est l'intériorisation de l'oppression et l'affaiblissement de l'idée même d'être Palestinien.

J'ai observé que depuis les élections de 2006 en Palestine - qui ont été suivies par l'arrestation des parlementaires élus et un boycott international du gouvernement palestinien légitime - l'esprit plein de vigueur de la communauté palestinienne, qui avait auparavant évolué à travers de longues années de résistance, avait finalement été réduit à un état de démoralisation. La négation de ces élections a représenté un coup dur de plus après l'impact plus subtil des Accords d'Oslo, promus à l'origine dans le cadre du projet de libération de la Palestine.

Mais les rapports publiés à l'occasion du 20e anniversaire de ces accords ont montré que durant cette période, le nombre de colons israéliens en Cisjordanie avait doublé et que la surface contrôlée par les colonies avait augmenté au point de représenter 42 % de la terre palestinienne. De plus, un système de restrictions appliqué aux déplacements et à l'activité commercial des Palestiniens a eu pour effet de diviser les familles palestiniennes et de décimer l'économie. Sans oublier de mentionner l'infâme collaboration entre les forces de sécurité palestiniennes et israéliennes, qui a assuré aux Israéliens un commerce rentable et un tourisme du type bed and breakfast donnant sur les magnifiques collines de la Cisjordanie, a démantelé la résistance et envoyé en prison encore plus de Palestiniens.

Au cours de toutes ces années d'occupation, les jeunes Palestiniens ont vu leurs pères traînés de force en dehors de leurs maisons par les soldats israéliens, humiliés aux checkpoints et rendu incapables d'assurer la sécurité de leurs familles et du minimum décent pour vivre. En réaction à leurs sentiments de honte, ces enfants sans protection en sont arrivés à s'identifier à l'oppresseur en opprimant les plus faibles de leur communauté et en développant le dégoût de soi. Un Palestinien de Jérusalem m'a dit : « En vacances, je ne vais pas à Eilat , car ce sera plein d'Arabes ! » Les efforts de certains Palestiniens pour s'assimiler et s'identifier aux Israéliens sont vraiment pathétiques. Certains Palestiniens achètent leurs vêtements dans les boutiques israéliennes, vont dans les salons de coiffure israéliens et conduisent tout en écoutant à pleins tubes de la musique en hébreu. J'ai observé plus d'un patient palestinien souffrant d'une rechute de maladie mentale qui s'exprimait devant moi en hébreu, comme si c'était un signe de grandeur. Comme les possibilités d'emploi en Cisjordanie sont à un niveau lamentable et les conditions de travail misérables, de nombreuses personnes sont désireuses de travailler pour les Israéliens, même s'il faut pour cela travailler dans les colonies ou participer à des projets comme la construction du mur d'apartheid. Ces travailleurs sont souvent traités par les Israéliens comme des sous-hommes : il y a quelques mois Ahsan Abu-Srur, âgé de 54 ans, du camp de réfugiés d'Askar et travailleur non-déclaré, a été grièvement blessé lors de travaux de rénovation à Tel-Aviv. Se rendant compte qu'Abu-Srur avait été très gravement blessé, l'entrepreneur israélien et deux de ses employés l'ont traîné sur le trottoir en face du chantier et l'ont laissé mourir sur place.

L'expérience de l'oppression sape la cohésion interne des opprimés et crée un état ​​de polarisation qui fait que ces derniers orientent souvent leur colère sur d'autres qui sont pourtant aussi des victimes. L'oppression rend les gens égoïstes et avides, pousse à des luttes intestines et à la concurrence pour de maigres ressources - les miettes jetées par l'oppresseur. Les gens opprimés sont facilement pleins de ressentiment et envieux les uns des autres, instaurant une ambiance de méfiance mutuelle.

Le sentiment d'infériorité résultant de l'oppression intériorisée met en mouvement un cercle vicieux. Nous sommes traités comme des êtres inférieurs et en l'absence de résistance, de résilience et d'auto-défense, nous intériorisons l'idée de notre propre infériorité. Nous arrivons ainsi à croire que nous sommes moins capables et moins dignes que d'autres. Ces sentiments sont ensuite projetés sur nos perceptions de l'autre et adoptés dans notre façon de le traiter. De cette façon, les Palestiniens en arrivent à se méfier et à dévaluer leurs propres systèmes d'éducation et de santé. Il y a une vicieuse oppression des femmes, une attitude méprisante envers les personnes d'une classe socio-économique inférieure, et une attitude d'exclusion et d'intolérance envers quiconque pense différemment. Ce ne sont là que quelques manifestations de notre oppression intériorisée.

Aujourd'hui, comme la plupart des gens sont des employés du gouvernement [Autorité Palestinienne - AP] il existe en Palestine un système corrompu généralisé basé sur l'influence et le copinage. Par conséquent, notre agriculture souffre, les petites entreprises indépendantes sont écrasées, et seules les entreprises appartenant à une infime minorité étroitement liée à l'AP peut s'épanouir. Les jeunes sont piégés dans un cycle de consommation, avec de nouveaux appartements, des voitures et des prêts importants auprès des banques imposant une vie faite de remboursements. Le résultat est de diminuer l'engagement social et l'esprit d'initiative, de faire grimper les taux de criminalité et de toxicomanie et de diminuer le bien-être. L'incapacité omniprésente dans nos institutions, le népotisme, la fausse représentation et les mauvais traitements et tortures infligés par des Palestiniens à d'autres Palestiniens, ne sont que quelques-uns des symptômes de la dégradation générale que subit notre peuple.

Les dirigeants des communautés et les hommes politiques ne parviennent pas à restaurer notre dignité et notre fierté nationale en prenant les mesures qu'il faudrait pour briser ce cycle vicieux et placer au premier plan la résilience, la créativité, l'authenticité et la fermeté. Nous nous souvenons des paroles de soumission du Président [Abbas] suite au boycott occidental des résultats électoraux : « Si nous avons à choisir entre le pain et la démocratie, nous choisissons le pain. » Depuis la partition entre la Cisjordanie et la bande de Gaza, le discours officiel palestinien semble confondre les rôles. Dans leurs relations avec Israël, nos officiels assument le rôle de l'oppresseur, condamnant les réactions spontanées des Palestiniens face aux violations israéliennes et défendant une humble soumission devant l'oppresseur israélien. Les habitants de la Palestine sont placés par notre leadership dans le rôle du suspect, du délinquant. Ces réactions ne font que se nourrir de la déformation de la réalité imposée par l'occupant qui nous transforme en agresseurs et s'attribue le rôle de la victime.

La soumission à laquelle ont succombé nos dirigeants va encore plus loin en condamnant la résistance armée aussi bien que les initiatives non violentes comme l'imposition d'un boycott et l'utilisation du droit international pour obliger Israël à rendre compte de ses actions. La position officielle palestinienne à l'égard du rapport Goldstone consacré aux crimes de guerre israéliens en est très révélatrice. Nous ne devrions pas être trompés par les festivités exagérées qui ont entouré le passage du statut de la Palestine d'« entité » à « État observateur non-membre ». Le changement de statut n'était qu'un écran de fumée pour brouiller notre perception des révolutions qui ont lieu au sein du monde arabe. Nous avons peut-être rebaptisé nos timbres-poste avec l'ajout des mots « État de Palestine », mais pas un seul criminel de guerre israélien n'a été jusqu'à maintenant traduit devant la cour de justice de La Haye. Et nous devons continuer à lutter pour notre droit à la terre, aux eaux ou à l'espace aérien de la Palestine, comme tout État ​​souverain reconnu par l'ONU le ferait très certainement. Au lieu de cela les négociations « secrètes » continuent dans l'ombre pendant qu'Israël continue de lancer des programmes de constructions dans les colonies en Cisjordanie et à Jérusalem-Est sous occupation, démolissant des maisons palestiniennes.

Le président palestinien assure à qui veut l'entendre qu'un État palestinien sera démilitarisé et que les deux tiers du budget national iront à nos forces de sécurité. Pendant ce temps, la santé, l'éducation, la protection sociale et tous les autres programmes nationaux survivront avec un tiers du budget ! Il suffit de regarder dans les pays arabes voisins qui ont été appauvris pendant des décennies, la façon dont se sont nourris les gros chats qui dirigeaient leurs armées, alors que les peuples affamés étaient dupés en croyant que ces armées les « défendraient » un jour. Ces armées dévorent les peuples qui justement les avaient soutenus. Mais nous Palestiniens, valons-nous mieux qu'eux ?

L'oppression intériorisée a son propre moteur

Le premier, c'est les médias. La colère et le mécontentement peuvent générer l'élan nécessaire pour le changement social mais les loisirs artificiels et l'industrie du divertissement sont aveugles et éloignent le public frustré de la réalité autour de lui tout en créant une fausse conscience. Les médias [palestiniens] bombardent nos yeux et nos oreilles pour amoindrir nos facultés critiques et affaiblir notre capacité à protester, résister, ou nous révolter. Les propriétaires des médias et leur capitalistes donateurs se sont alliés avec l'élite politique pour imposer leurs goûts et leur idéologie au public. Mohammad Assaf, le Palestinien qui a gagné le prix Arab Idol, est un exemple révélateur : un bon chanteur de charme avec une belle voix. Mais les médias mettent en avant ce succès comme un symbole de « la situation désespérée des Palestiniens », et mobilisent le public pour qu'il devienne le consommateur d'une exploitation simpliste, réductrice et trompeuse de ce charme. La beauté peut être utilisée à des fins tout à fait condamnables. On peut se demander pourquoi ces médias n'ont pas réussi à faire un effort au moins égal pour mobiliser contre le siège de Gaza, le plan Prawer, ou imposer la transparence concernant les négociations en cours. Des questions pourtant qui concernent directement les Palestiniens et leur sort !

Le second moteur, ce sont les dons au niveau international. C'est un paradoxe que l'oppression peut nous être imposée par le biais de toutes ces initiatives pour faire le bien. Dans son étude : « La promotion de la démocratie en Palestine : les dons et la démocratisation de la Cisjordanie et de Gaza » [Promoting Democracy in Palestine : Donation and the Democratization of the West Bank and Gaza], le Dr Leila Farsakh arrive à la conclusion que ces projets visaient à promouvoir la légitimité de l'Autorité palestinienne plutôt que la capacité du public palestinien à contester la domination de l'Autorité ou à critiquer sa définition du projet de libération nationale. Les projets financés par les donateurs ne consacrent pas suffisamment d'attention à d'importantes institutions centrales pour le processus démocratique, comme le parlement, les partis politiques et le processus électoral. En fin de compte, ces projets tendent à enraciner l'occupation plutôt qu'à d'aider les Palestiniens à mettre en place les conditions pour leur projet de libération nationale. Ces projets ont tendance à renforcer l'emprise de l'Autorité au lieu de renforcer la diversité dans les opinions et l'indépendance d'esprit.

Le troisième moteur est le domaine de l'éducation et de la religion institutionnalisée. Cette année, cinq écoles palestiniennes à Jérusalem-Est ont substitué le programme scolaire palestinien au profit de celui d'Israël. La municipalité de Jérusalem a continué à déléguer la gestion de ces cinq écoles en augmentant les salaires des enseignants et en versant 2000 sheckels pour chaque étudiant inscrit. Un simple coup d'œil sur le programme israélien révèle comment celui-ci déforme l'histoire, la religion, la géographie et même la mentalité et la culture nationale des élèves : dans un manuel, deux élèves discutent comment Israël a électrifié leur village et institué une assurance nationale accordée aux enfants et à leur aînés, et les élèves concluent qu'ils doivent se joindre à la fête le « jour de l'indépendance d'Israël. » Pendant que certains de nos enfants savourent une bonne dose très toxique d'endoctrinement israélien, d'autres sont anesthésiés par certains chefs religieux pleins de fourberie qui forment une ligue impie avec les élites politique et financière au pouvoir. Manipulant le public avec une forme insidieuse de contrôle de l'esprit, ils se présentent avec des « enseignements » faisant la promotion du mysticisme et du fatalisme, et émettent des « fatwas » qui encouragent la soumission et le conformisme. Ces chefs religieux favorisent le statu quo avec tout ce que celui-ci a de mortel, et empêchent les gens de vouloir une véritable réforme et un changement social, les incitant à reporter tous leurs espoirs sur la vie après la mort plutôt que d'affronter la misère ici-bas.

En conclusion, les décisions et les comportements de nos dirigeants consistent à ne rien faire, si ce n'est à favoriser une oppression intériorisée. Il revient aux gens du peuple de travailler activement pour identifier cette menace et la circonscrire, afin d'éviter la disparition de l'esprit palestinien et de sa cause. La sensibilisation à ce phénomène, les protestations dès qu'il se manifeste dans le discours et le comportement officiel, l'autonomisation du développement économique et la résistance à la consommation, reliés à leur propre histoire et à celle de leur communauté, ne sont que quelques-uns des outils permettant de libérer les Palestiniens de l'oppression intériorisée. Beaucoup a déjà été fait pour effacer, éradiquer la nation palestinienne ou la défigurer à jamais. Nous ne pouvons pas simplement attendre que justice se fasse. La justice est quelque chose pour quoi nous devons travailler dur, des sacrifices doivent être faits et parfois des risques doivent être pris pour arracher notre vie à ce projet morbide. L'engagement, la sensibilisation, la sagesse et l'organisation sont nécessaires pour que nous guérissions de toutes nos blessures, car nous voulons une vie décente et pas n'importe quelle vie. Notre action pour la guérison et le rétablissement est indissociable de notre action pour la libération.