Les campagnes d'observation de la répartition des galaxies en 3D, en particulier le célèbre Sloan Digital Sky Survey, nous ont montré que les superamas de galaxies se rassemblaient en filaments laissant des régions larges de plusieurs dizaines de millions d'années-lumière presque vides de galaxies. On vient de détecter la présence de la matière noire dans ces vides.

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© Max Planck Institute for Astrophysics, Millennium Simulation ProjectSur cette image provenant d'une des meilleures simulations de la formation des grandes structures de l'univers, des filaments de matière noire contenant des superamas de galaxies apparaissent clairement. On note aussi la présence de grands vides que l'on appelle parfois des vides cosmiques (cosmic voids en anglais) La barre blanche indique l'échelle des distances en mégaparsecs corrigée par le facteur h lié à la constante de Hubble. On estime que h est compris entre 0,65 et 0,70, la meilleure estimation en 2014 étant de 0,68.

La théorie de l'inflation permet de comprendre comment sont nées et sont réparties à grande échelle les galaxies. L'inflaton, l'hypothétique champ scalaire qui aurait déclenché une phase d'expansion accélérée très importante 10-37 secondes après l'hypothétique temps zéro de l'univers selon les mesures de Bicep2, devait être soumis à cette époque à des fluctuations quantiques. Elles auraient engendré des fluctuations de densité dans la matière nouvellement créée à la fin de l'inflation par l'inflaton lui-même. Déjà dominante, la matière noire se serait ensuite effondrée gravitationnellement, entraînant à son tour l'effondrement de la matière normale après la recombinaison, 380.000 après le Big Bang.

Une simulation conduite à partir de travaux publiés en 1990 par David Weinberg et James Gunn montrant la formation des grandes structures dans l'univers dans le cadre du modèle de matière noire froide. Les galaxies apparaissent les premières et se rassemblent plus tard en superamas formant des filaments. © Johannes Hidding, YouTube

Ces fluctuations de densité vont former les premières étoiles et les premières galaxies. Au fil du temps, ces galaxies vont se rassembler en amas puis en superamas de galaxies. Il va donc se former progressivement ce qu'on appelle les grandes structures de l'univers dans le cadre du modèle de la matière noire froide (CDM pour cold dark matter en anglais). Ces grandes structures ont été observées par des programmes de cartographie de la répartition des galaxies dans le cosmos observable. Le plus célèbre étant le Sloan Digital Sky Survey (SDSS). On arrive à reproduire leur formation à l'aide de simulations numériques. Si les premiers stades de l'effondrement de la matière noire et de la matière baryonique peuvent se décrire analytiquement, parce qu'on reste dans des régimes que peuvent décrire des équations différentielles linéaires, ce n'est plus le cas au bout d'un moment. Comme cela arrive souvent avec des équations non linéaires, il faut alors avoir recours aux ordinateurs.

Grandes structures de l'univers

Les grandes structures que l'on voit apparaître dans les modèles numériques ressemblent beaucoup à celles que l'on observe, à savoir des superamas de galaxies qui se rassemblent pour former un réseau de filaments entourant des zones presque vides de galaxies. À l'échelle de cubes de quelques centaines de millions d'années-lumière de côté, l'univers observable apparaît inhomogène, mais ce n'est plus le cas à des échelles supérieures, ce qui permet de considérer les contrastes de densité comme négligeables et permet de décrire le cosmos à l'aide des modèles homogènes et isotropes simples de la relativité générale.

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© Sloan Digital Sky SurveyUne coupe en 2D dans la carte 3D du SDSS montrant la répartition des amas et superamas de galaxies. On voit clairement un réseau de filaments entrecroisés laissant des régions presque vides dans l'univers observable.
Nous savons qu'il y a de la matière noire dans les filaments formés de superamas, c'est même la formation de filaments de matière noire qui est responsable du rassemblement des superamas. Il devrait y avoir aussi de la matière noire et un peu de matière baryonique dans les grands vides observés par le SDSS. Comme dans le cas des filaments, on doit pouvoir observer leur présence par des effets de lentille gravitationnelle faible. Cela se traduit par des déformations caractéristiques des images des galaxies causées par la déviation des rayons lumineux sous l'influence de distributions de matière.

Les vides cosmiques, des lentilles gravitationnelles concaves

Deux astronomes de l'université de Pennsylvanie, le professeur Bhuvnesh Jain et son doctorant Joseph Clampitt, ont entrepris de vérifier l'existence de la matière noire dans ces vides cosmiques. La tâche n'avait rien d'évident, puisque ces vides contiennent peu de galaxies, ce qui rend à priori difficile l'évaluation de la masse qu'ils contiennent par effet de lentille gravitationnelle faible. Toutefois, parce que ces vides sont moins denses que les filaments, ils se comportent comme des distributions de masses négatives. Alors que les distributions de galaxies dans les filaments se comportent comme des lentilles convexes courbant les rayons lumineux d'autant plus qu'elles sont massives, les vides se comportent comme des lentilles concaves.

Bien que l'effet soit faible et noyé dans un bruit de fond généré par l'atmosphère de la Terre et les imperfections des instruments d'observation, cette caractéristique permet à un algorithme approprié de faire émerger l'information recherchée à partir des observations archivées concernant près de 40 millions de galaxies. Comme ils l'ont annoncé dans un article publié sur arxiv, les deux chercheurs sont bel et bien parvenus à observer et mesurer la présence de la matière dans les grands vides. La densité y est moitié moindre environ que la densité moyenne de l'univers observable. Cela représente un déficit de presque un million de milliards de masses solaires.

Personne ne pensait que cette mesure serait réalisable avec le volume de données collectées par le SDSS avant que les deux astronomes n'aient eu une idée ingénieuse pour traiter correctement celles déjà disponibles. Il n'y a finalement pas eu besoin d'attendre les résultats de futures campagnes d'observation. Les cosmologistes peuvent donc déjà utiliser les estimations sur les masses des vides cosmiques pour mieux contraindre et comprendre la formation des galaxies et des grandes structures.