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Pour la première fois, des scientifiques américains ont réussi à créer une bactérie dotée d'un code génétique dont l'alphabet a été enrichi d'une paire de bases chimiques supplémentaire. Crédits : Richard Wheeler
Des scientifiques ont créé une bactérie dotée d'un code génétique « augmenté », en implémentant artificiellement deux lettres supplémentaires aux quatre lettres constituant son ADN. Une prouesse historique, mais qui soulève aussi des questions éthiques.

Verra-t-on un jour l'avènement de créatures dotées d'un code génétique « enrichi », codant pour des protéines qui n'existent pas encore ? Si cette perspective, tout autant fascinante qu'inquiétante, n'est pas encore d'actualité, une expérience historique vient toutefois suggérer qu'elle n'est peut-être pas si lointaine.

Et pour cause, puisqu'un article publié le 8 mai 2014 dans la revue Nature révèle que des biologistes ont ni plus ni moins réussi à créer, pour la première fois, une version de la bactérie Escherichia coli (notée E. coli) dont l'ADN n'est pas constitué des quatre lettres qui, depuis l'apparition de la vie sur Terre, composent toute molécule d'ADN, mais de... six lettres. En effet, aux quatre lettres qui, des microorganismes aux êtres humains, constituent l'alphabet du code génétique de n'importe quel être vivant, ces chercheurs ont réussi à ajouter deux lettres supplémentaires.

Et ce n'est pas tout, loin s'en faut. Car, c'est là la dimension totalement inédite - et quelque peu inquiétante - de cette étude, ces scientifiques ne se sont pas contenté implémenter avec succès deux lettres supplémentaires dans l'alphabet de l'ADN de E. Coli : ils ont aussi fait en sorte que ces deux lettres soient ensuite transmises de génération en génération aux descendantes des bactéries E. coli dont l'ADN avait été ainsi modifié. En d'autres termes, cet ADN dont l'alphabet avait été artificiellement enrichi de nouvelles lettres était ensuite parfaitement capable de se répliquer en conservant ces nouvelles lettres.

Pour bien comprendre la teneur de ces travaux, rappelons un instant ce qu'est l'ADN. Se présentant sous la forme d'une double hélice, l'ADN est une molécule géante qui stocke l'information génétique de chaque être vivant. Cette molécule est constituée d'un alphabet doté de 4 lettres : A, T, C et G, lesquelles s'apparient sous la forme de deux paires : A-T et C-G. Ces quatre lettres correspondent en réalité aux quatre bases chimiques formant la molécule d'ADN : l'adénine (A) et la thymine (T) d'un côté, la cytosine (C) et la guanine (G) de l'autre. Et c'est la combinaison de ces bases chimiques qui constitue les gènes, lesquels commandent chacun la fabrication de protéines différentes, nécessaires à la survie de l'organisme.

Or jusqu'ici, si d'autres équipes avaient déjà réussi à ajouter des bases chimiques supplémentaires dans l'ADN d'organismes vivants cultivés in vitro, personne n'était en revanche parvenu à créer un être vivant doté d'un code génétique « augmenté » capable de donner naissance à des descendants possédant, eux aussi, ce même ADN augmenté.

Quelles sont les deux lettres supplémentaires qui ont été ajoutées à l'ADN de la bactérie E. coli ? Il s'agit d'une paire constituée de deux molécules appelées d5SICS et dNaM. En d'autres termes, à l'issue de l'expérience, l'ADN ainsi modifié possédait non plus deux, mais trois paires de bases chimiques : A et T, C et G, d5SICS et dNaM.

Pour implémenter cette paire supplémentaire de bases chimiques dans l'ADN de E. coli, le biologiste américain Floyd E. Romesberg (Scripps Research Institute de La Jolla, États-Unis) et ses collègues ont placé E. coli dans une solution contenant les « briques » nécessaires à la fabrication des bases d5SICS et dNaM. En effet, ces deux molécules n'existent pas de façon naturelle à l'intérieur des cellules : il était donc nécessaire de trouver un moyen de les faire entrer à l'intérieur de la bactérie E. coli. Grâce à ce dispositif, les briques permettant de fabriquer les molécules d5SICS et dNaM ont ainsi pu franchir la paroi cellulaire de E. Coli et déboucher en son sein sur la synthèse des molécules d5SICS et dNaM. Une fois produites, les deux molécules ont pu alors venir s'insérer dans l'ADN de la bactérie.

Quelles sont les applications d'une telle expérimentation ? Évidemment, comme c'est souvent le cas pour les travaux menés sur la modification du vivant, les auteurs de l'étude sont très enthousiastes. Selon eux, il sera bientôt possible à terme de fabriquer des molécules d'ADN enrichies de plusieurs paires de bases chimiques conçues en laboratoire : ces paires supplémentaires pourront être capables de coder pour des protéines n'existant pas à l'état naturel, et dont les effets seront potentiellement bénéfiques pour la santé (il est par exemple question de la mise au point de nouvelles classes d'antibiotiques). Ou bien alors, ces paires chimiques supplémentaires pourront venir réguler l'expression de tel ou tel gène, de façon par exemple à éviter la survenue de telle ou telle maladie.

Toutefois, une avancée scientifique aussi majeure ne peut qu'inciter tout en même temps à la prudence. En effet, ces travaux montrent qu'il sera certainement possible à l'avenir de créer très facilement des êtres vivants artificiels, dotés de codes génétiques mi-naturels mi-synthétiques codant pour des protéines fonctionnant de façon très différente de celles que nous connaissons aujourd'hui, et dont les effets pourraient très bien affecter l'environnement ou la santé de façon totalement inattendue. Il y a donc fort à parier que ce champ de recherche sera au cours des prochaines années de plus en plus encadré, et qu'il s'accompagnera d'une réflexion sur la dimension éthique de ses applications.

Ces travaux ont été publiés le 8 mai 2014 dans la revue Nature au sein d'un article intitulé "A semi-synthetic organism with an expanded genetic alphabet".