Alan Turing
© Agence France-PresseAlan Turing.
Le 8 juin 2014 et les jours suivants, les journaux du monde entier ont annoncé que le « Le test de Turing a été passé » (voir par exemple : ici ou ici ou ici, etc.).

Kevin Warwick, visiting professeur à l'Université de Reading et organisateur du test écrit :
« Dans le domaine de l'intelligence artificielle, il n'y a pas de jalon plus important et controversé que le test de Turing. Il est particulièrement approprié que ce fait marquant ait été réalisé à la Royal Society de Londres, source de nombreux avancements dans la compréhension du monde au fil des siècles. Cet événement entrera dans l'histoire comme l'un des plus excitants d'entre eux. »

« In the field of Artificial Intelligence there is no more iconic and controversial milestone than the Turing Test, when a computer convinces a sufficient number of interrogators into believing that it is not a machine but rather is a human. It is fitting that such an important landmark has been reached at the Royal Society in London, the home of British Science and the scene of many great advances in human understanding over the centuries. This milestone will go down in history as one of the most exciting ».
L'annonce est spectaculaire... mais excessive et malhonnête !

L'article de 1950 d'Alan Turing qui définit ce qu'on nomme aujourd'hui le « test de Turing » parle en fait du « jeu de l'imitation » (voir ici).

Il s'agit de mettre au point un système informatique qui puisse se faire passer pour un humain.

Le système informatique candidat doit dialoguer (par exemple par claviers et écrans interposés ; Turing évoquait des échanges de papiers ou des télétypes) avec une série de juges qui ne savent pas s'ils communiquent avec un système informatique ou un humain.

Réussir, c'est tromper les juges. Précisément, passer le test, c'est tromper un juge-interlocuteur sur deux (on ne demande pas plus, bien évidemment, car les juges pourraient répondre en tirant à pile ou face) et cela, quelle que soit la longueur de l'interrogatoire.

Passer le test de Turing, c'est pour un système informatique se rendre indiscernable d'un être humain. C'est l'idée de Turing.

« Si une machine passe le test, est-on autorisé à dire qu'on a rendu la machine intelligente ? » est une autre question qui a largement été débattue déjà. Voir par exemple ici.

Ce n'est pas la question qui nous préoccupe ici, mais seulement : « peut-on dire aujourd'hui que le test de Turing a été passé ? »

Non. L'annonce que le test de Turing a été passé se fonde sur une mauvaise lecture de l'article de Turing.

En effet celui-ci, après avoir présenté son idée, écrit :
« Je crois que dans environ cinquante ans, il sera possible de programmer des ordinateurs, avec une capacité de mémoire de 109, de façon à les faire jouer au jeu de l'imitation si bien qu'un interrogateur moyen n'aura pas plus de 70 % de chances de réussir la bonne identification après cinq minutes d'interrogation »

« I believe that in about fifty years' time it will be possible, to programme computers, with a storage capacity of about 109, to make them play the imitation game so well that an average interrogator will not have more than 70 per cent chance of making the right identification after five minutes of questioning. »
Turing prévoit - et se trompe d'ailleurs - qu'en l'an 2000, on aura passé très partiellement son test (puisque 50% est remplacé par 30% et qu'il évoque une durée de 5 minutes d'interrogation).

Il n'écrit pas que c'est cela passer le test, et il est clair que ce n'est pas suffisant et que ce n'est pas son idée : passer le test c'est réussir à se faire passer pour un être humain, un point c'est tout. Des versions faibles du test de Turing ont déjà été passées avec succès depuis longtemps. Par exemple, on mentionne que même un bon joueur d'échecs ne peut pas savoir durant une partie, s'il a comme adversaire une machine ou un humain. Ne confondons pas cependant « versions partielles du test » (on peut en concevoir d'aussi faibles qu'on veut !) et véritable test de Turing, fidèle à son idée.

Dans le système qui le 7 juin 2014 a prétendument passé le test, le sujet humain imité a l'âge de 13 ans et la langue anglaise n'est pas sa langue maternelle (ce qui permet d'excuser ses fautes).

Nulle part Turing ne parle d'un enfant de 13 ans !

Nulle part Turing n'envisage que le sujet imité ne maîtrise qu'un anglais approximatif !

En conclusion, l'annonce est trompeuse et pour passer le test de Turing tel que le concevait Turing, il faudra encore améliorer le système sur quatre points :
(1) Le système devra berner ses interlocuteurs non pas dans 30% des cas, mais dans 50% des cas.

(2) La durée de dialogue entre un juge et le système ne devra pas être limitée à cinq minutes, mais pourra se prolonger longuement (disons au moins une heure).

(3) Le système informatique devra imiter non pas un enfant de 13 ans, mais un adulte (si possible pas un idiot, ignorant de tout, n'ayant aucune idée sur rien !)

(4) Le système devra s'exprimer dans un anglais correct (ou dans une autre langue).
On n'y est pas !

Je précise que je suis de ceux qui pensent que cela sera possible un jour, mais qui pensent aussi qu'avant cela on aura mis au point des machines qui sur bien des problèmes exigeant de l'intelligence seront devenues plus fortes que nous.... et que cela a d'ailleurs largement commencé. Voir : ici