Cinq axes de domination par les Américains

De quel domination s'agit-il ? De celle que les États-Unis ont réussi depuis 50 ans à imposer au reste du monde (full global dominance) et qui se traduit par une série de facteurs que nous avons examinés dans des articles précédents. Nous ne les reprendrons pas ici en détail, mais nous nous contenterons de les rappeler :
  1. Domination militaire et spatiale
  2. Domination économique et financière
  3. Domination technologique et scientifique
  4. Domination politique, s'exerçant aujourd'hui de plus en plus par l'espionnage sur les réseaux numériques
  5. Domination culturelle et linguistique
Cette domination s'exerce en priorité sur les citoyens américains eux-mêmes, sur l'Union européenne (conçue dès l'origine pour étendre le champ de l'influence américaine), sur un certain nombre de pays satellites gravitant autour de la zone dollar (au Moyen-Orient, en Amérique latine, en Afrique et dans le Pacifique).

Sous le régime communiste, la zone que l'on pourrait nommer génériquement la Russie avait réussi à y échapper, mais à la chute de l'URSS et jusqu'au retour d'un gouvernement indépendant dirigé par Vladimir Poutine, elle y avait été fortement soumise. Depuis quelques mois, les États-Unis, par l'intermédiaire de l'Otan, essayent de s'implanter en Ukraine, c'est-à-dire aux portes immédiates de la Russie historique.

Certaines opérations, dite de guerre de 4ème génération, ont paru se développer dans le monde arabo-musulman, pouvant paraître s'opposer à la domination américaine. Mais, d'une part, beaucoup de ces guerres ou rébellions sont le produit de la « diplomatie du dollar et des services secrets », que le pouvoir américain met en oeuvre afin d'affirmer ses intérêts dans des pays encore réticents. D'autre part, à supposer qu'elles puissent prendre de l'ampleur, comme cela semble être actuellement le cas pour le « Califat islamique en Irak et au Levant », il ne s'agira que de piqures d'insecte au flanc de la puissance dominante, d'ailleurs protégée de ces opérations par toute la largeur de l'Atlantique.

Les facteurs de puissance des États-Unis et des pays qu'ils ont réussi à mettre à leur service, notamment en Europe, 2e puissance économique mondiale, demeureront tels tant qu'ils ne susciteront pas d'oppositions sérieuses dans d'autres parties du monde. Il faudrait que les pays désireux d'y échapper s'unissent pour développer à leur tour des éléments de puissance et d'indépendance, susceptibles de leur permettre d'échapper au contrôle de Washington, de Wall Street, du FMI et de la Banque mondiale. Or ceci n'a pas été encore le cas jusqu'à ces derniers mois.

Certes, la Russie, non sans difficultés intérieures, a entrepris depuis deux à trois ans, de s'émanciper de la véritable colonisation à laquelle tentaient de la soumettre les intérêts financiers internationaux. Mais les difficultés qu'elle rencontre pour valoriser ses propres atouts restent grandes, face notamment à l'hostilité provenant des gouvernements soumis à la pression américaine.

Parmi les pays rapidement émergents, la Chine et dans une moindre mesure, l'Inde, s'étaient ces dernières années efforcés d'échapper à la domination américaine, en essayant de fermer leurs frontières et de développer leurs ressources nationales. Mais face aux difficultés qui les attendront dans les prochaines décennies, notamment du fait de la destruction des écosystèmes et du réchauffement climatiques, on peut douter que cet effort d'émancipation puisse se poursuivre.

Par ailleurs, il ne s'agit encore que de politiques restées étroitement nationales. Ne pouvant ou ne voulant pas se fédérer, elles demeurent en grande partie inefficaces face à la cohésion imposée par Washington aux pays sous son contrôle. Mais pour se fédérer, il faut atténuer les compétitions survenant tout naturellement entre Etats aux traditions, aux ressources et aux objectifs fréquemment différents, sinon parfois opposés.

Les économistes soulignent à l'envie les différences, sinon les oppositions existant notamment entre la Russie de Vladimir Poutine, la Chine et l'Inde. Certains observateurs prédisent la survenance de conflits entre eux, notamment aux frontières de la Russie et de la Chine, ou à celles de l'Inde avec la Chine. A supposer que ces conflits puisent être évités, il faudrait que l'effort commun de fédération se donne des buts facilement perceptibles par les opinions publiques, dont le rôle moteur en matière économique et même diplomatique, deviendra de plus en plus grand du fait de la généralisation des réseaux numériques.

Plus généralement, comme tous les rapprochements entre pays et intérêts différents suppose une lutte commun à mener, inévitablement cette lutte devra prendre la forme d'une contestation, sur différents terrains, de la domination américaine. L'Empire américain, comme on le nomme parfois, n'a pas attendu longtemps pour s'estimer menacé par de telles perspectives de rapprochement. On peut pronostiquer qu'il y réagira de plus en plus violemment, en mobilisant tous les attributs de sa puissance, résumés ci-dessus.

Les observateurs qui, avec un excès d'optimisme et en s'appuyant sur certains pays ou certaines situations où la puissance américaine paraît en échec, pronostiquent la fin spontanée de celle-ci, semblent bien se tromper de bout en bout. Il n'y a aucune observation scientifiquement sérieuse pouvant conforter la thèse qu'un excès de puissance suffise à lui seul pour provoquer l'anéantissement de cette puissance. Il faut que des facteurs extérieurs très solides apparaissent et se coalisent pour provoquer celui-ci.

De nouvelles alliances contestant la domination américaine

Or c'est précisément ce qui semble se produire actuellement. Nous avons dans des articles précédents souligné le rapprochement entre les pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud, en voie semble-t-il d'être rejoints par l'Argentine). Ce rapprochement a été aux origines incité très largement par la Russie, mais le dernier sommet du BRICS à Fortaleza au Brésil s'est traduit par le passage des intentions diplomatiques à des décisions concrètes [1].

Deux décisions concrètes de la part des BRICS
  1. Mise en place d'un fonds de réserves de change commun d'un montant de 100 milliards de dollars. La Chine sera le premier contributeur (41 milliards), suivie de la Russie, de l'Inde et du Brésil (18 milliards) et enfin de l'Afrique du Sud (5 milliards). Selon la déclaration finale du sommet, ce fonds de réserve va permettre d'éviter « les pressions à court terme sur les liquidités » mais aussi « de promouvoir une plus grande coopération » entre les pays. Les pressions visées sont celles de la Fed, annonçant par exemple depuis fin 2013 un retrait progressif des injections de liquidités dans l'économie, après l'avoir précédemment inondée de dollars. Certains pays fragiles craignent de se retrouver en effet à court de dollars.
  2. Création d'un fonds pour financer les infrastructures. Le capital initial de ce fonds serait de 10 milliards de dollars. Il pourrait devenir opérationnel lors du prochain sommet qui se tiendra en Russie en 2015. Il est clair qu'en ce domaine les infrastructures à financer (desquelles d'ailleurs s'agit-il ?) nécessiteraient des sommes bien supérieures, vu leur inexistence ou leur état de délabrement, en Inde ou en Russie par exemple. Mais les budgets des États, sans réformes internes importantes, visant notamment à lutter contre la fraude fiscale et la corruption, ne pourraient pas les fournir. Rappelons que, simultanément, le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, souhaite mobiliser 300 milliards d'euros pour financer des infrastructures, à partir de fonds qui, selon lui, « dorment », notamment à la Banque européenne d'investissements. Il est bon cependant que les BRICS fassent savoir à tous que la croissance ne se mesure pas seulement en augmentation de la consommation, mais aussi en investissements durables.
Ainsi les sommes mobilisées initialement dans les futures institutions ne seront pas seulement marginales. Elles seront appelées à grandir au fur et à mesure du développement économique des pays membres, ainsi que de leur implication politique.

Par ailleurs, si aucune décision n'a été prise concernant la mise en place d'une éventuelle monnaie d'échange commune, par exemple sur le modèle de l'écu, ancien Système monétaire européen (SME) sur le mode dit du serpent, les portes restent entièrement ouvertes. Une véritable dédollarisation de la moitié du monde s'impose en effet, comme nous l'avons rappelé dans des articles précédents. Il est ainsi paradoxal que les nouvelles institutions des BRICS comptabilisent leurs contributions en dollars, plutôt qu'en une monnaie commune.

Toutes ces mesures sont destinées à offrir un alternative aux instruments de la puissance américaine...

Elles pourraient se traduire par une volonté d'échapper à la domination du dollar, dans le cadre de la politique dite de dédollarisation d'une partie du monde discutée à la réunion de Fortaleza, et susceptible de se traduire par des mesures plus concrètes lors d'une prochaine réunion du BRICS, qui se tiendra dans quelques mois.

... elles seront ressenties par Washington et Wall Street comme une véritable déclaration de guerre.

Certes ces décisions ne réunissent encore que des pays aux PIB réunis très inférieurs à ceux de l'Amérique et de ses (encore alliés) européens. Mais le mouvement serait lancé, permettant d'attirer d'autres régions jusqu'ici à la recherche d'un minimum d'indépendance à l'égard du dollar, en Amérique latine, en Afrique et dans le Pacifique.

Tout aussi significative fut la dernière réunion des membres de l'Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) le 31 juillet 2014 à Douchanbé, capitale du Tadjikistan [2]. Assez significativement, la presse européenne sous influence américaine en a assez peu parlé. L'événement pourrait cependant jouer un rôle décisif dans la lutte contre l'influence américaine dans le monde. L'OCS regroupe actuellement la Russie, la Chine, le Kazakstan, le Kirghistan, le Tadjikistan et l'Ouzbekistan. Elle a été créée à Shanghai les 14 et 15 juin 2001 par les présidents de ces six pays. Elle est encore un peu en sommeil concrètement, faute notamment de perspectives diplomatiques concrètes entre la Russie et la Chine. Mais les choses devraient changer avec le recrutement de quatre nouveaux membres : l'Inde, l'Iran, la Mongolie et le Pakistan.

La participation de l'Inde sera un facteur déterminant, car elle deviendra le second membre « géant » de l'OCS, après la Chine. Cela explique le soutien marqué manifesté par le nouveau président indien à l'entrée de son pays dans cette organisation. Si effectivement l'Inde prend sa place dans l'OCS et dispose ainsi d'une certaine garantie de coopération avec son grand voisin la Chine, comme d'ailleurs avec la Russie, elle pourrait devenir un acteur puissant des relations internationales, non seulement en Asie, mais au plan mondial.

L'Amérique, à juste titre, s'en inquiète déjà. Elle avait décrété il y a quelques mois, par la voix de Barack Obama, son intention de positionner en l'Asie le nouveau « pivot » de sa politique internationale - ce qui signifiait en clair qu'elle voulait faire de la Chine le nouvel « ennemi officiel » des États-Unis. La Chine s'ajoutera ainsi à la Russie, qui vient, avec l'offensive occidentale en Ukraine, d'être réinstituée dans son rôle d '« ennemie historique » des États-Unis.

Concrètement, que pourrait-on attendre du renforcement de l'OCS, en dehors de contacts diplomatiques plus intenses entre ses membres ?

Ces dernières années, l'OCS s'était traduite par des actions communes entre la Chine et ses voisins dans le domaine de la défense et de la sécurité, s'étendant à la lutte contre, selon les termes employés, le séparatisme, le terrorisme et l'extrémisme islamiste. Des manœuvres militaires communes avaient été conduites. Certains observateurs avaient estimé que la Russie et la Chine voulaient en faire l'équivalent de l'Otan, mais concrètement rien de tel n'avait été décidé.

Selon la charte de l'OCS, les missions majeures du bloc consistent à renforcer la confiance et le bon voisinage au sein des pays membres, développer la coopération dans divers domaines, surtout les domaines politique, économique, scientifique, culturelle, éducative, énergétique, du transport et de la protection de l'environnement, maintenir la paix et stabilité régionales, promouvoir la création d'un nouvel ordre politico-économique international caractérisé par la démocratie, la justice et la rationalité. Mais Vladimir Poutine avait lui-même affirmé, en août 2007, qu'il ne s'agissait pas d'une organisation destinée à faire le pendant à l'Otan.

L'entrée de nouveaux membres dans l' OCS, notamment l'Iran et le Pakistan, qui ne sont pas particulièrement ouverts à une coopération étendue avec l'Amérique, va-t-elle changer la donne ?

Il est trop tôt pour l'envisager. La participation de l'Inde sera par contre beaucoup plus substantielle. Le nouveau président indien Modi veut certes conserver de bonnes relations avec Washington, mais il veut aussi, semble-t-il, en établir d'identiques, sinon plus approfondies avec la Chine et la Russie. Inévitablement, le poids économique et militaire de l'OCS dans sa future configuration contribuera à réduire l'influence globale des États-Unis.

Mais ce sera dorénavant la conjonction des futures institutions internationales décidées par les BRICS, et celle des mesures actuelles ou futures susceptibles d'être adoptées par les mêmes membres du BRICS, devenus aussi membres de l'OCS, qui prendront de l'importance. En dehors de l'aspect militaire, qu'il est trop tôt de vouloir évaluer, car c'est un point très sensible pour chacun des membres, ce sont les actions concrètes dans le domaine de la coopération économique et financière qui vont prendre de l'importance. Là, le défi à la domination américaine deviendra beaucoup plus crédible.

Si l'Europe décidait de se libérer de l'emprise atlantique et de se rapprocher de l'ensemble BRICS-OCS, elle apporterait à ce dernier des renforts considérables. Et elle y trouverait pour sa part de nombreuses occasions pour échapper à la récession économique et à la non-existence diplomatique qui la caractérisent actuellement.

Notes

[1] Sommet des BRICS, des décisions significatives (vineyardsaker.fr, 17-07-2014)

[2] L'Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) prend de l'importance (vineyardsaker.fr, 05-08-2014)