Traduit par Daniel pour vineyardsaker.fr

Image
Le ballet diplomatique fascinant portant sur le nucléaire et l'énergie que se livrent l'Iran, la Russie, les États-Unis et l'Union européenne est en voie de déterminer la suite du nouveau grand jeu en Eurasie.


Commençons par le dossier nucléaire iranien.

Le conseiller juridique du ministère des Affaires étrangères de l'Iran, M. DJamchid Momtaz, a été contraint de clarifier que l'accord intérimaire sur le nucléaire iranien, signé par l'Iran et les pays du groupe P-5+1 en novembre 2013, n'est pas un accord international... encore.

À l'heure actuelle, l'écart entre les États-Unis, la Russie, la Chine, la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne d'une part, et l'Iran d'autre part, demeure très grand. Pour l'essentiel, l'écart qui compte vraiment est celui qui sépare Washington de Téhéran. Ce qui veut dire, hélas, que la très importante brigade de saboteurs, qui compte parmi ses rangs les néoconservateurs étatsuniens, des bellicistes de tout acabit, Israël et la maison des Saoud, disposent de quelques mois de plus pour faire dérailler l'accord.

Un des mantras des saboteurs à Washington est la « capacité d'activation », un concept boiteux qui se résume à la capacité totale des centrifugeuses à produire suffisamment d'uranium enrichi pour la fabrication d'une seule bombe nucléaire. Ce qui implique une limite arbitraire à la capacité d'enrichissement de l'uranium par l'Iran.

L'autre mantra des saboteurs est d'obliger l'Iran à mettre fin à son programme d'enrichissement de l'uranium au complet et, par-dessus le marché, à prendre part à des négociations au sujet de ses missiles. C'est une absurdité, car les missiles en question sont considérées comme des armes conventionnelles. Dans ce cas précis, Washington change de sujet pour parler de missiles qui pourraient transporter des ogives nucléaires que l'Iran ne possède pas, et demander leur interdiction.

Moscou et Beijing voient la « capacité d'activation » pour ce qu'elle est, une fabrication. Pendant que Washington dit qu'il veut un accord, Moscou et Beijing veulent vraiment un accord, en soulignant qu'il peut être respecté sous une surveillance stricte.

Le guide suprême iranien, l'ayatollah Khamenei, a établi sa ligne rouge à ce sujet, de façon à éviter tout malentendu : l'accord définitif sur le nucléaire doit préserver le droit légitime de l'Iran à enrichir de l'uranium, à l'échelle industrielle, dans le cadre d'une politique énergétique à long terme. C'est ce que le négociateurs iraniens répètent depuis le début. Mettre fin à l'enrichissement de l'uranium est tout simplement non envisageable.

Tu veux m'imposer d'autres sanctions, chérie ?

Comme on pouvait s'y attendre, l'enrichissement de l'uranium est la clé de l'énigme. À ce moment‑ci, Téhéran compte plus de 19 000 centrifugeuses d'enrichissement d'installées. Washington veut réduire ce nombre à quelques milliers. Israël qui, faut‑il le préciser, possède plus de 200 missiles équipés d'ogives nucléaires capables de bombarder l'Iran, tout cela acquis grâce à l'espionnage et à la vente illicite d'armes, préconise pour sa part l'enrichissement zéro.

Parallèlement en toile de fond, nous avons les sempiternels « experts » étatsuniens et israéliens qui prédisent que l'Iran peut produire une bombe d'ici deux ou trois mois tout en dénonçant les « obstacles » de Téhéran qui défend son programme nucléaire « illicite ». Comptons nous chanceux que Susan Rice, la conseillère à la sécurité nationale des États-Unis, se tienne coi pour le moment.

Un autre point de désaccord important est le réacteur de recherche à eau lourde d'Arak. Washington veut qu'il soit démantelé ou converti en réacteur à eau légère. Téhéran refuse, en soutenant que le réacteur ne produirait que des isotopes à des fins médicales et agricoles.

La question de l'imposition hystérique de sanctions continue de se poser. L'ONU et les États-Unis surfent sur une vague de fond de sanctions depuis 2006. Au départ, Téhéran demandait la levée de ces lourdes sanctions, véritable guerre économique, le plus tôt possible, avant de s'entendre sur une approche plus progressive. M. Obama pourrait être en mesure de lever certaines sanctions, sauf que le congrès étatsunien, télécommandé par Tel-Aviv, va essayer de maintenir celles qui restent pour l'éternité.

Malgré toutes ses mises en garde, l'article indiqué en note [1] se porte en quelque sorte à la défense d'un bon accord comparativement à ce qui pourrait mener à une guerre aux effets apocalyptiques.

En supposant qu'il y ait accord, sa durée de vie demeure un point crucial. Washington veut qu'il reste en vigueur pendant deux décennies. Téhéran demande cinq ans, à la suite de quoi l'Iran sera traitée comme chacun des 189 autres pays signataires du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui permet aux États ne possédant pas d'armes nucléaires de développer l'énergie nucléaire à des fins civiles. L'article indiqué en note [2] donne une vision éclairée de la question.

C'est une véritable tragicomédie. Washington joue le rôle du grand prétendant, en faisant croire à qui veut l'entendre qu'Israël n'est pas une puissance nucléaire, tout en essayant de convaincre la planète en entier qu'Israël a le droit d'amasser autant d'armes qu'il le désire, mais que l'Iran n'a pas le droit d'avoir les moyens de se défendre de manière conventionnelle. D'autant plus qu'Israël, qui est doté d'armes nucléaires, a menacé et envahi pratiquement tous ses voisins, tandis que l'Iran n'a rien envahi du tout.

Dansons le ballet énergétique

Si dures soient-elles, les sanctions n'ont pas obligé Téhéran à se soumettre. M. Khamenei a maintes fois affirmé son pessimisme à l'égard d'un accord. Ce qu'il veut vraiment, bien plus qu'un accord, c'est que l'économie reprenne. Aujourd'hui, avec les sanctions qui se lézardent après l'accord initial de Genève, il y a de la lumière au bout du tunnel.

Entrent ici en scène les négociations turbocompressées entre la Russie et l'Iran. Elles aboutiraient à un accord majeur s'élevant jusqu'à dix milliards de dollars, comprenant de nouvelles centrales thermiques et hydroélectriques ainsi qu'un réseau de transport de l'énergie.

À cela s'ajoute bien sûr le programme Pétrole contre nourriture [3], en vertu duquel la Russie pourrait acheter 500 000 barils de pétrole iranien par jour. Les détails s'y rapportant devraient être réglés au début septembre. Washington est évidemment furieux, car cet accord propulserait les exportations de pétrole iranien à plus d'un million de barils par jour, ce qui avait été convenu à Genève au départ.

Comme la Russie fait maintenant aussi l'objet de sanctions imposées par les États-Unis et l'UE, Téhéran s'est mis naturellement à faire la cour à l'Europe en tant que source de rechange idéale d'approvisionnement en gaz naturel. Je le répète dans mes articles depuis des années. L'Europe cherche désespérément à diversifier ses sources d'énergie pour être moins dépendante de Gazprom. L'Iran a tout ce qu'il faut pour vendre du gaz à l'Europe, qui transiterait principalement par la Turquie. Sauf que les écueils politiques et logistiques sont si nombreux, à commencer par la conclusion d'un accord définitif sur le nucléaire, que ce scénario ne serait envisageable qu'à très long terme dans le meilleur des cas.

Le ballet énergétique entre l'Iran, la Russie, l'UE et les États-Unis est digne d'un nouveau Stravinsky géopolitique. Téhéran prend bien soin de ne pas contrarier Moscou, le principal fournisseur de gaz naturel en Europe. Mais Téhéran sait aussi qu'avec une détente possible entre les États-Unis et l'Iran, l'UE fera tout pour séduire l'Iran et investir dans ce pays.

Ali Majedi, le Vice-ministre iranien du Pétrole chargé des affaires internationales et commerciales, voit très bien de quel côté le vent souffle. Il parle déjà de trois routes différentes que Téhéran pourrait prendre pour faire transiter ses exportations d'énergie vers l'Occident.

D'après l'étude statistique de BP sur l'énergie mondiale (BP Statistical Review of World Energy), l'Iran a d'énormes réserves prouvées de gaz naturel de l'ordre de 33,6 milles milliards de mètres cubes, tandis que celles de la Russie sont de 32,9 milles milliards de mètres cubes. Comme moteurs de croissance, on fait difficilement mieux !

Le problème, c'est que l'Iran traîne loin derrière la Russie en matière d'investissement et de production. Il y a quelques années à Téhéran, des experts en énergie ont fait le calcul pour moi qu'il faudrait 200 milliards de dollars pour moderniser l'industrie et investir dans l'infrastructure de transport intérieur et d'exportation.

Concrètement, la Russie va donc demeurer le principal fournisseur de gaz de l'UE dans un avenir prévisible et prédominera sur la valeur stratégique du gaz en provenance de l'Iran et de l'Asie centrale. Cela tient compte du fait que bon nombre de pays de l'UE soutiennent la construction du projet de gazoduc South Stream que favorise la Russie, et ce, malgré les incessantes manigances politiques qui se font à Bruxelles.

N'empêche que Téhéran fait maintenant partie du jeu, ayant déjà attiré de puissants investisseurs étrangers d'Europe et d'Asie. Une exposition internationale sur le pétrole, le gaz et la pétrochimie qui s'est tenue récemment à Téhéran a attiré rien de moins que 600 entreprises étrangères provenant de 32 pays.

Nous avons tout ce qu'il faut

Le vice-ministre des Affaires étrangères de l'Iran, Majid Takht-Ravanchi, qui fait partie de l'équipe de négociateurs sur le nucléaire, est particulièrement enchanté ces jours-ci : « Naturellement, l'Iran et l'Europe peuvent avoir une bien meilleure coopération en matière d'économie, de commerce et d'énergie. Nous croyons qu'il est possible d'apporter maintes améliorations. »

Mais c'est le vice-ministre iranien du Pétrole, Ali Majedi, qui a fait un pas de géant en ressuscitant l'agonisant projet de gazoduc Nabucco : « Avec Nabucco, l'Iran peut approvisionner l'Europe en gaz. Nous sommes la meilleure alternative à la Russie. »

Le projet Nabucco, une saga du « Pipelinistan » que j'ai suivie attentivement [4], était un projet de gazoduc vers l'Europe traversant la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et l'Autriche qui devait transporter du gaz parfois azerbaidjanais, parfois irakien, mais qui a échoué de façon spectaculaire faute d'investissement.

Doit-on en conclure que l'Iran est en train de se lancer dans une guerre de l'énergie contre la Russie ? Pas vraiment. Nabucco est un projet coûteux à très long terme qui est hautement hypothétique. Le projet South Stream lui [5], bien que momentanément au point mort, est prêt à aller de l'avant.

Ce qui s'est passé en coulisse, c'est que Washington a laissé entendre à Téhéran que s'il abandonnait le projet de gazoduc Iran-Irak-Syrie [6], un investissement de 10 milliards de dollars, les sanctions pourraient être allégées et l'Iran pourrait ressusciter le projet Nabucco (une obsession européenne avalisée par les États-Unis), qui a déjà été considéré comme un féroce rival au projet South Stream.

Mais les beaux discours n'engagent à rien. À l'heure actuelle, le projet de gazoduc Iran-Irak-Syrie a plus de chances d'obtenir un financement dans les deux ou trois prochaines années que le projet Nabucco.

Parallèlement, les sanctions imposées à la Russie par les États-Unis et l'UE renforcent la position de l'Iran dans le cadre des pourparlers nucléaires, notamment auprès des Européens. Mais il ne faut pas s'attendre à ce que Téhéran joue la carte russe à outrance. Les négociateurs iraniens se réjouissent bien sûr de la tournure que prennent les choses, mais la politique officielle de l'Iran en général préconise des relations bilatérales plus étroites avec Moscou, de façon à ce que les sanctions imposées contre l'Iran soient levées pour de bon.

Si Washington décide de maintenir les sanctions en permanence, un plan B est prévu : une coopération encore plus étroite avec la Russie et la Chine. Ce n'est pas pour rien que le président Rohani a fait fi de l'inquiétude au sujet des relations irano-russes : « Des liens politiques forts sur le plan bilatéral, régional et international et les très importantes relations économiques entre les deux pays préparent le terrain à la promotion de la paix et de la stabilité. » Cette affirmation englobe aussi bien le système parallèle mis en place par la Banque de Chine pour payer l'énergie iranienne que les opérations de troc entre l'Iran et la Russie.

Par toutes sortes de superpositions, le dossier nucléaire iranien est devenu une sorte de galerie des Glaces. Il reflète un rêve que Washington n'ose avouer, soit le libre accès, par les sociétés étatsuniennes, à un marché vierge comptant 77 millions de personnes, y compris une population urbaine jeune et scolarisée, auquel s'ajoute un gros lot énergétique pour les grandes pétrolières étatsuniennes.

La galerie des Glaces reflète aussi la projection iranienne, celle d'un pays qui prend sa destinée en main pour devenir la principale puissance géopolitique de l'Asie du Sud‑Ouest, le carrefour ultime entre l'Orient et l'Occident.

Dans un sens, le guide suprême a tout ce qu'il faut. Si M. Rohani excelle et qu'il y a un accord définitif sur le nucléaire iranien, la situation économique va s'améliorer considérablement, notamment grâce à l'investissement massif de l'Europe. Si Washington fait avorter l'accord sous la pression des lobbys habituels, Téhéran pourra toujours dire qu'il a toujours été d'une « flexibilité héroïque » et passera à autre chose, comme une intégration de plus en plus étroite avec la Russie et la Chine.

Notes

[1] A Good Deal Is Better Than No Deal (National Iranian American Council, anglais, 01-07-2014)

[2] Negociations Should Be Based on Realities Not Illusions: Notes on Complexities of Iran's N-Case (Iran Review, anglais, 20-05-2014)

[3] Sanctioned Russia and Iran sign 5-yr deal to ease Western pressure (Russia Today, anglais, 06-08-2014)

[4] Jumpin' Jack Verdi, it's a gas, gas, gas (Asia Times, anglais, 03-10-2009)

[5] Gazprom Braces for a Counter Offensive (Natural Gas Europe, anglais, 26-05-2014)

[6] Syria's Pipelineistan war (Al Jazeera, anglais, 06-08-2012)