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Le combat est partout, hélas. L'urgence, la dénonciation, l'information, devraient l'être aussi. Mais il est des situations oubliées, des injustices et des souffrances dont les médias ne parlent pas. André Vltchek les rappellent utilement à notre mémoire.

The French Saker
Voici un texte qu'il ne m'est pas facile d'écrire. J'ai repoussé sa rédaction pendant plusieurs semaines. Mais j'ai de nombreux lecteurs tout autour du monde qui m'accordent leur confiance, et ils m'ont encouragé à présenter la vérité, telle que je la perçois. Et je dois continuer à le faire pour eux, même lorsque le sujet est complexe et, dans un sens, inconfortable.

Laissez-moi commencer par dire que je suis complètement en faveur de la libération de la Palestine ; je souhaite que les Palestiniens aient leur propre état, et que leur fierté et leur dignité soient restaurées. Pas « bientôt », mais maintenant, et même « maintenant » est bien trop tard !

Je condamne Israël, pour être le chien de garde de l'Occident au Moyen-Orient, pour son comportement belliqueux dans la région, pour sa brutalité à l'encontre du peuple palestinien, et pour sa malhonnêteté pathologique.

Je me suis tenu au coté du peuple palestinien en plusieurs occasions : à Gaza et en Cisjordanie, à Hébron et Bethléem, et au camp de réfugiés de Rafah. Je me suis tenu à leur côté en personne, pas seulement d'une façon abstraite, en combattant, au moins verbalement, avec les patrouilles de garde-frontières israéliens, à entendre les balles en caoutchouc voler autour de moi, filant dans la plus complète illégalité de Jérusalem vers Bethléem, entouré de mes amis israéliens, activistes et marxistes.

Mais cela ne semble pas suffisant. Ces derniers temps, j'ai été constamment « encouragé », et on m'a même « ordonné » d'aller « immédiatement en Palestine », comme si j'étais un lapinou télécommandé par quelque lézard de canapé, qui viendrait juste de réaliser, en restant assis devant sa télévision, qu'Israël et ses soutiens en Occident sont en train de commettre un crime contre l'humanité. Et au lieu d'aller là-bas lui-même, il commence par demander que moi (et les gens comme moi), j'y aille, immédiatement, « sinon... »

« Sinon... » voulant dire que je serais exposé et présenté (oui, par quelque activiste de salon à temps partiel qui s'agite pour la liberté des peuples opprimés) comme quelqu'un qui n'est, peut-être, pas vraiment loyal à la cause, et pas vraiment un pur internationaliste ou révolutionnaire.

Je déteste ces lettres en « sinon... ». Elles m'offusquent. Et je vais leur répondre, une bonne fois pour toutes, maintenant, à bord de ce vol de 4 heures de Nairobi à Johannesburg.

Cela fait des années que je ne me suis pas arrêté. Pas de week-ends ou de vacances pour moi. J'ai combattu en faveur des peuples opprimés tout autour du monde, sans rien garder pour moi-même. Une fois que j'ai été payé pour un film ou un livre, tout ce que je gagne est utilisé pour mon travail, pour mon combat. Je ne suis soutenu par personne, d'aucune façon ; aucune institution ne m'appuie, aucune « protection » ne m'est proposée ou fournie.

Souvent, les simple « merci » de mes lecteurs, les « vous faites la différence », ont été mon seul carburant, lorsque les choses partaient en vrille, dans les moments d'effroi et de solitude.

Il est certain que je ne peux être partout. Je suis un combattant solitaire, mes ressources et mon temps sont limités.

Je ne peux sauter dans un avion et voler vers Tel-Aviv, louer une voiture, et me précipiter sur la frontière avec Gaza, à chaque fois qu'Israël commence à s'exciter. J'aimerais en être capable.

La Palestine a de nombreux amis, et je sais que je ne suis que l'un d'entre eux.

Quelques-uns des plus grands penseurs de notre temps, de Noam Chomsky à Naomi Klein, se tiennent à ses côtés, durs comme des rocs. De nombreuses personnes, qui pour d'autres sujets se montent politiquement indifférentes, sont prêtes à s'engager à chaque fois que le peuple palestinien est attaqué (bien que l'on puisse affirmer que ce qui est infligé à la nation palestinienne est un massacre permanent).

Il y a également de formidables Israéliens, hommes et femmes, qui sont constamment en train de couvrir la situation, accusant l'Etat d'Israël. J'en connais certains personnellement. Ils se battent contre leur propre pays, car leur pays a tort, et parce qu'ils veulent le changer, l'améliorer.

Cela ne rend pas les souffrances du peuple palestinien moins horribles, mais, à tout le moins, on peut affirmer que leur défense est toujours en de bonnes mains ; dans les mains de leurs dirigeants, et dans celles de vrais internationalistes tout autour du monde.

Mais s'il vous plait, comprenez que je suis souvent en reportage dans des endroits qui sont pratiquement sans défense, et dans lesquels le niveau de souffrances est inimaginable pour des gens vivant quelque part en Europe ou en Amérique du Nord.

J'ai passé des années à faire des allers-retours vers la République Démocratique du Congo (RDC). Entre 8 et 10 millions de personnes y ont perdu la vie, de 1995 à nos jours. C'est à peu près autant que ce que ce malheureux pays (malheureux car il est tellement riche en minéraux et matières premières, qui sont nécessaires aux armes et aux équipements de communication de l'Occident) a perdu durant le règne de l'un des monarques les plus effroyables de l'histoire humaine : Léopold II, roi de Belgique.

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Leur vies comptent, elles aussi, n’est-ce pas ?
J'ai produit un film - un documentaire - qui est maintenant diffusé par PressTV. Un documentaire qui montre comment le Rwanda et l'Ouganda sont en train de massacrer et de piller des millions de personnes en RDC, pour le compte de leurs maîtres européens et nord-américains.

Même le « rapport de cartographie » des Nations-Unies parle de génocide. Il ne s'agit pas d'une théorie du complot de quelque lunatique. C'est réel, et cela se passe en ce moment. Et deux horribles dictatures fascistes, celle du Rwanda et celle de l'Ouganda, sont constamment supportées et glorifiées par Washington, Paris et Londres. Et toute la narrative à propos du génocide de 1994 au Rwanda a été déformée et manipulée, pour donner aux Tutsis quelque légitimité morale pour le génocide qu'ils sont actuellement en train de commettre en RDC.

Oui, j'ai passé plus de temps récemment au Rwanda, en Ouganda et au Kivu oriental, que je n'en ai passé à Gaza ou en Cisjordanie. J'en suis désolé. Mais s'il vous plait, voyez par vous-même, combien de personnes s'occupent réellement à amener au grand jour des informations objectives à propos de la région des Grands Lacs en Afrique, et à propos de l'un des plus grands massacres qui aient eu lieu depuis la seconde guerre mondiale.

10 millions de personnes ! Des communautés entières détruites. Il y a des centaines de milliers d'enfants-soldats. Peut-être des millions. Le pays est ravagé et volé de toutes ses ressources. Des fondamentalistes chrétiens y conduisent leurs armées privées, qui exécutent, torturent, mutilent, pour leur propre plaisir.

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Zone de guerre à Goma, RDC, 2009
Et il y a les viols. Des millions de femmes ont été violées - qu'elles soient des bébés ou des grand-mères de 80 ans ou plus. Et la manière dont elles sont violées est absolument inimaginable. Après avoir été violées par un groupe entier, de nombreuses femmes voient leur visage tailladé au couteau ou à la lame de rasoir, leurs rectums et leurs vagins sont coupés sans pitié, juste pour vérifier qu'elles ne cachent pas quelques diamants entre leurs dents ou dans leurs parties intimes. Les hommes qui leur infligent cela ne prennent même pas la peine de les tuer avant de les mutiler.

Et il règne un silence absolu à propos de ces évènements, en Europe et en Amérique du Nord, où Kagame et Museveni sont présentés comme des réformateurs et de proches alliés.

Vous savez, honnêtement, il est plus simple de prendre un vol vers Tel-Aviv pour participer aux manifestations, que d'aller enquêter à Kigali ou à Goma. Honnêtement, je préfèrerais aller à Gaza, mais j'ai souvent senti que j'étais bien plus nécessaire ici, au Kivu oriental.

J'ai passé quelque temps en détention au fond d'un profond sous-terrain, dans un bunker des services secrets congolais, au Kivu oriental, et je préfère ne pas vous fournir plus de détails à ce sujet.

Une fois, des soldats rwandais et congolais se sont disputés pour savoir qui allait m'embarquer, juste à la frontière des deux pays. Si les soldats congolais avaient eu le dessus, je serais mort à présent.

Je travaille également en Indonésie, à filmer et écrire des livres.

En Occident, le gouvernement et les médias de masses veulent nous faire croire que l'Indonésie est réduite à ces quelques plages (très polluées) de Bali, au soleil couchant. Hilary Clinton a même affirmé que l'Indonésie est la preuve que l'Islam, la démocratie, et les droits des femmes peuvent aller main dans la main.

L'Indonésie est sans doute l'une des régions les plus violentes sur Terre, avec un taux d'homicides qui fait le double de celui de USA (en pourcentage), avec un système féodal, et avec une violence sociale qui n'est imaginable nulle part ailleurs, à l'exception de l'Afrique Sub-saharienne.

De deux à trois millions de personnes ont disparu durant le coup d'état soutenu par les USA en 1965, perpétré par les militaires et les cadres religieux. Ce n'était que le premier génocide de l'histoire moderne de ce pays.

Peu après est survenu un deuxième génocide, celui du Timor Oriental, où environs 30% de la population a perdu la vie. A peu près tous ceux qui ont une place significative dans la hiérarchie politique actuelle de l'Indonésie ont été impliqués dans les massacres du Timor Oriental - que ce soient le Président (SBY, Susilo Bambang Yudhoyono) ou le candidat à la Présidence Prabowo et son entourage, ainsi que l'entourage du Président qui vient d'être élu, « Jokowi » [Ndt : Joko Widodo, dit « Jokowi », élu en juillet, doit en principe entrer en fonction le 20 octobre prochain].

Je me suis infiltré au Timor Oriental, durant l'occupation, mais l'Occident n'avait alors ni intérêt ni la moindre inclination à soutenir le combat son indépendance.

C'est là, en 1996, que j'ai été kidnappé par les services secrets indonésiens et torturé. Mes films ont été développés et détruits. Après cela, j'ai été incapable de me servir de mon bras gauche pendant un an.

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Ville fantôme au Timor oriental après le génocide indonésien.
Le génocide qui a lieu en ce moment en Papouasie est aussi effroyable que celui du Timor Oriental. Comme en RDC, la Papouasie occupée est l'une des régions les plus riches au monde, en termes de ressources naturelles. Les élites corrompues de Jakarta permettent le pillage total de cette région culturelle complexe par d'innombrables compagnies multinationales occidentales. L'Indonésie ne produit pratiquement rien, et elle vit du pillage des matières premières sur ses franges et dans ses territoires occupés.

D'après des organisations humanitaires occidentales, au moins 120.000 personnes ont perdu la vie, mais ceux qui enquêtent sur le génocide savent bien qu'au moins un quart de million ont péri.

En Indonésie, ne serait-ce que montrer le drapeau de la Papouasie indépendante est passible de l'emprisonnement à vie. Ne serait-ce que parler d'indépendance entraine de longues peines de prison pour les locaux, et la déportation pour les étrangers. Et les étrangers ne sont en fait pas autorisés à voyager vers cette région, sauf pour se rendre à la capitale, ou des agents des services secrets les surveillent de près.

En Papouasie, les peuples locaux sont maintenant une minorité, par le fait des politiques de « transmigration » mises en oeuvre par Jakarta. Les membres des populations originelles ont été transformés en mendiants et en renégats sur leur propre territoire, et ils sont forcés de se convertir à l'Islam s'ils veulent survivre.

Les filles des locaux sont régulièrement kidnappées par la TNI (l'armée indonésienne), violées et torturées - les soldats leur retirent leurs mamelons et leur clitoris à titre de « distraction » - d'après ce que m'a raconté un ancien ministre de l'Education de la Papouasie Nouvelle-Guinée (PNG) voisine. Si les filles parlent, leurs villages sont réduits en cendres.

Bien que les Indonésiens manifestent régulièrement contre la situation à Gaza, il n'y a absolument aucune manifestation contre l'une des plus brutales occupations qui soit sur Terre, celle de la Papouasie par leur propre gouvernement fasciste.

Mis à part quelques personnes braves et dévouées, notamment John Pilger, personne ne parle du génocide des Papous. En fait, les occidentaux ne trouvent pas le moins du monde étrange d'aller aujourd'hui à Bali et d'y dépenser leur argent, pas plus qu'ils ne trouvaient étrange de s'y rendre pendant le génocide au Timor Oriental.

* * *

Mon travail couvre l'ensemble de l'Afrique, ainsi que l'ensemble de l'Indonésie. Je travaille principalement dans les régions qui sont loin des caméras des médias de masses, et même de celles des médias les plus progressistes.

Je ne demande pas de reconnaissance ou ni qu'on me soutienne.

Je demande seulement le respect le plus élémentaire. Pour moi, mais par-dessus tout, pour ces personnes sans défense dont j'essaie de définir et de mettre en lumière les souffrances.

S'il vous plait, essayez de libérer les Palestiniens, et soutenez les. Moi aussi, je ferai de mon mieux pour participer à cette noble tâche.

Mais s'il vous plait, n'insultez pas, n'humiliez pas et ne doutez pas de ceux d'entre nous qui essaient de mettre en lumière les horribles souffrances des peuples congolais, papous ou somaliens, que l'on passe sous silence.

Ne nous insultez pas pour nos tentatives de raconter l'histoire du Caire et d'Alexandrie, où l'Occident à réussi à détourner le prétendu « printemps arabe », ou l'histoire des frontières turco-syriennes et jordano-syriennes, ou encore celle de la Thaïlande, où les élites ont encore une fois mis leur peuple sur la touche.

Votre soutien est souvent la seule chose que nous ayons. Et, de notre point de vue, depuis les endroits où nous travaillons, le monde est souvent extrêmement froid et plein d'horreurs.

Et, comme les chats, nous, les correspondants de guerre, les écrivains et réalisateurs insensés, n'avons « que » quelques vies. La plupart d'entre nous les avons déjà dépensées, et, parfois, nous continuons sur nos réserves.

* * *

Pendant la dernière intifada, j'ai travaillé partout dans Gaza, y compris à l'hôpital Shifa, qui à ce moment-là regorgeait de blessés. Toutes sirènes dehors, les ambulances continuaient à amener des Palestiniens blessés, hommes, femmes et enfants, dans les couloirs et les salles d'urgences couvertes de sang.

Après mon départ, nous nous sommes rendus au Camp de Rafah. Il y avait une portion de route dégagée.

Soudain, j'ai aperçu deux hélicoptères d'attaque israéliens volant à très basse altitude. Ils ont volé au-dessus du toit de notre voiture (un taxi local), et, quelques secondes plus tard, il y a eu une énorme explosion, et notre véhicule a fait un bond en avant. Je regardé en arrière et j'ai vu qu'une voiture qui roulait derrière nous avait été touchée et détruite : elle était enveloppée par les flammes.

Je ne sais pas qui était dans cette voiture, ou combien de personnes ont été tuées, mais il était très clair qu'il s'agissait d'une attaque au hasard. J'aurais pu être tué sur cette route avec la même facilité que ces personnes qui conduisaient derrière nous.

J'aurais aussi pu être tué facilement à différents endroits et à différents moments ; au Pérou, au Sri Lanka, en Bosnie, au Timor Oriental, en RDC, au Kenya, au Paraguay, ainsi que dans beaucoup d'autres endroits.

Le monde brûle. Cela dure depuis des siècles.

Nos décisions - où s'engager physiquement ? - ne sont pas faciles à prendre, pas faciles du tout.

La plupart du temps, il ne s'agit pas de « l'endroit où nous souhaitons aller », mais de « l'endroit où il est de notre devoir d'aller », là où nous serons le plus efficaces.

Je vais généralement dans les zones les moins protégées - pas toujours, mais généralement.

La Palestine est maintenant l'une des priorités, et j'essaierai d'y retourner au plus vite.

Mais s'il vous plait, aidez-nous également ailleurs. En Papouasie et en RDC, dans les camps de Somalie, où une génération entière de jeunes gens n'a jamais rien vu d'autre qu'un désert stérile et des murs de barbelés, suite à la déstabilisation complète de leur pays par l'Occident.

Chaque vie humaine a la même valeur, le même poids. Qu'il s'agisse de la vie d'une pauvre jeune Palestinienne ou d'un Israélien de la classe supérieure, celle d'une femme papoue d'une tribu éloignée, ou celle d'un aristocrate italien. Nous savons qu'il s'agit d'une vérité objective et universelle. Nous savons que la totalité de l'humanité s'accorde à cette perception. Et au moment où cela cessera d'être considéré comme essentiel, l'ensemble de la race humaine régressera aussitôt, retournant plusieurs siècles en arrière.

Nous connaissons la théorie de tout ceci, mais en pratique, vu la manière dont ce monde est organisé, ce principe n'a que très rarement été suivi.

Il devrait être suivi.

Et c'est pourquoi l'occupation israélienne doit cesser immédiatement.

Et c'est pourquoi je continuerai à risquer ma vie, en écrivant à propos de ces gens dont nous ne pouvons même pas prononcer les noms, et dont la culture et le style de vie nous sont souvent incompréhensibles. Je continuerai, pour la simple raison qu'il s'agit d'êtres humains, et qu'ils souffrent, parce qu'il s'agit de nos frère et sœurs, parce que notre avidité est en train de les assassiner, et parce que presque personne ne s'en soucie.

Traduit par Etienne