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© AmazonL'un des entrepôts d'Amazon sur le site de Bad Hersfeld
"Hands", c'est ainsi qu'Amazon nomme ses salariés : "les mains". Invisibles derrière l'écran lisse de nos ordinateurs, ces "petites mains" contribuent pleinement à faire de la plateforme Internet le numéro un mondial de la vente en ligne. Pour Christian Krähling, salarié sur le site de Bad Hersfeld, le plus grand et le plus ancien des neuf centres qu'Amazon opère en Allemagne, les conditions de travail sont misérables. C'est pour les dénoncer qu'il participe au mouvement de grève lancé par le syndicat Verdi. Rencontre.

"Franchement, on a l'impression d'être des robots. Le travail est monotone et éreintant. Nos managers nous mettent constamment sous pression. Leurs systèmes informatiques leur indiquent à la seconde près tous nos faits et gestes. Même lorsque nous sommes aux toilettes, raconte Christian Krähling. Et tout ça pour des salaires minimes." En quelques mots, ce solide gaillard de 37 ans, drapeau du syndicat Verdi dans les mains, a tôt fait de résumer les revendications des quelque 600 salariés (chiffre Verdi) en grève ce jour-là sur le site d'Amazon à Bad Hersfeld (Land de Hesse).

Quatre fois plus d'arrêts maladie que la moyenne nationale

Planté devant les fenêtres de la direction du site, se sachant observé par les managers, il ne se laisse pas pour autant intimider. Et n'hésite pas à se faire le porte-parole des grévistes n'osant pas s'exprimer devant la presse. Il poursuit: "On paie notre travail avec notre santé. Dans l'entrepôt FRA-1(1), il n'y a pas de fenêtre. Avant que la direction n'installe des climatiseurs, il y faisait 40°C l'été, les gens s'évanouissaient." Birgit Reich, déléguée syndicale chez Verdi, rapporte elle aussi de nombreux cas d'évanouissement sur les sites du groupe. Elle précise que le taux d'arrêts maladie se situe chez Amazon entre 15 et 19% . Un record ! La moyenne nationale oscille entre 4 et 6% (chiffres valables pour la branche du commerce)...

Christian prend l'exemple des "pickers", ceux qui collectent les objets commandés en parcourant les kilomètres de rayonnages. Ils sont équipés d'un scanner qui leur indique le produit à aller chercher et le nombre de secondes qui leur est imparti. "Le scanner fait bip en permanence, c'est un compte à rebours perpétuel. Ils parcourent entre 15 et 30 km par jour", rapporte-t-il. Le site de Bad Hersfeld comprend deux entrepôts: FRA-1 fait 42000 m2, soit sept terrains de football. Le deuxième, FRA-3, occupe, lui... 110000 m2, soit 17 terrains de football. Que se passe-t-il lorsque le picker dépasse le nombre de secondes imparti ? Remontrance ou "feedback" dans le jargon d'Amazon. Mais gare à ne pas en amasser trop.

"Nous ne sommes pas seulement des mains, mais des personnes"

Ce que raconte Christian n'est pas une originalité de Bad Hersfeld. "Tout est standardisé chez Amazon. C'est la même chose ailleurs en Europe." Le 5 décembre 2013, la BBC diffusait un documentaire tourné en secret sur le site du groupe au Pays de Galles. "Je n'ai jamais vu un travail pareil, susurre le journaliste dans la caméra cachée. La pression est juste incroyable." En France, le journaliste Jean-Baptiste Malet les décrit dans son ouvrage En Amazonie(2). L'universitaire Simon Head, membre du Rothermere American Institute à l'université d'Oxford, décrypte et dénonce dans un article au vitriol le management des salariés qu'il décrit comme le plus oppressif qu'il ait jamais vu.

Ce qui revient comme un leitmotiv: ces conditions de travail qui font scandale en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne ont été conçues dans l'optique d'un rendement maximal. Aucune place n'est faite à l'humain. Tout est standardisé, informatisé. Et plus que les revendications salariales, ce qui touche au vif Christian et ses collègues, c'est le manque de reconnaissance face au travail fourni. "En faisant grève, ce n'est pas la lutte des classes que l'on cherche, mais le respect envers les gens qui travaillent chez Amazon. Et ça commence par des conditions de travail décentes et une rémunération correcte. Parce que nous ne sommes pas seulement des mains, mais des personnes."

La "stratégie des piqûres d'aiguilles" du syndicat Verdi contre le géant Amazon

Au mur, des coupures de journaux sur Amazon. Des lettres officielles adressées à la direction. Des tracts aux couleurs de Verdi. Heiner Reimann, secrétaire syndicale, reçoit dans son (petit) bureau, installé dans la Maison des syndicats à Francfort. "Chez Amazon, la technologie informatique la plus moderne côtoie un mépris incroyable envers l'humain", rapporte-t-il. Loquace, extraverti, il connaît les rouages du géant américain comme personne. "L'entreprise a été conçue par des informaticiens et le concept même de relations humaines ne passe tout simplement pas dans les systèmes qu'ils développent. Une femme de 63 ans devra fournir le même travail physique qu'un homme de 30. Nos revendications ne sont pas uniquement salariales: nous cherchons à ce que la direction s'humanise."

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© Uwe Zucchi DPA AFPSur le site Amazon de Bad Hersfeld, des salariés en grève à l'appel du syndicat Verdi le 9 avril 2013
80 syndiqués au départ, ils sont plus de 1 000 aujourd'hui

Avant de pouvoir faire grève, encore faut-il que les salariés soient syndiqués, fait remarquer le syndicaliste. Problème: en février 2011, Verdi ne comptait que 79 membres sur le site de Bad Hersfeld. Aujourd'hui, Amazon y emploie environ 3700 personnes, dont 2100 en CDD. Et les syndiqués ? "Ils sont plus de 1000." Heiner Reimann et son collègue Julian Jaedicke ont été détachés en 2011 par Verdi pour implanter et accompagner une action syndicale sur le site de Bad Hersfeld. "Notre premier souci a été de prendre contact avec les salariés du site alors que dans leur grande majorité, ils se méfiaient des syndicalistes. Pour briser la glace, il fallait connaître leurs problèmes."

Et c'est ce qui est arrivé, quelques jours avant Pâques 2011. Le binôme s'est planté devant les portes de l'entrepôt, des bacs transparents derrière eux. Les salariés étaient invités à y verser leurs doléances de manière anonyme. Le succès fut retentissant. Trois problèmes ont alors été identifiés: des salaires trop bas, un énorme stress au travail et le manque de respect de la direction envers les salariés. Le travail syndical pouvait commencer. Les grèves aussi.

Un tactique qui a montré son efficacité

Une piqûre d'aiguille ne fait pas mal. Mais quand elle est répétée, continuellement, elle devient douloureuse et exaspérante. C'est l'image utilisée par Heiner Reimann pour décrire l'action de son syndicat. "Vu de l'extérieur, on ne reconnaît pas forcément que c'est un mouvement de grève. L'activité du site n'est pas paralysée, la grève dure quelques jours. On titille. Mais on titille régulièrement."

Le syndicaliste sait combien cette tactique peut s'avérer fructueuse : il l'a mise en œuvre chez Ikea. Au bout de dix ans d'actions continues, le géant du meuble suédois a finalement accepté la signature d'une convention collective, ce que le syndicat cherche à obtenir d'Amazon. Heiner Reimann a été cariste pendant 16 ans chez Ikea, dont 12 en tant que délégué du personnel. Il a par ailleurs suivi une formation de droit en cours du soir. Il sait parler en public et connaît la législation du travail sur le bout des doigts - des atouts plus qu'utiles pour argumenter contre le Goliath de la vente en ligne.

Course-poursuite dans les rayonnages

Le syndicaliste se montre volontiers iconoclaste en matière d'actions syndicales. Un exemple: l'action "post-it" qu'il a imaginée. "Nos militants collaient des post-it partout dans l'entrepôt. Dessus, ils ont fait écrire par leurs enfants, pour qu'on ne reconnaisse pas leur écriture, une question qui pointait une entrave à la législation du travail." Et le résultat ? "C'était plus que comique. On assistait à une course-poursuite entre le management et les militants dans les rayonnages. Ils couraient arracher ces post-it le plus vite possible. Et puis hop, les petites feuilles réapparaissaient ailleurs."

Des actions simples, répétées et innovantes, beaucoup de ténacité et un fort sentiment de collectif, ce sont avec ces mots que Heiner Reimann résume son action: "Nous faisons un travail de longue haleine. Nous ne voulons pas tirer toutes nos cartouches d'un coup."

Notes :

(1) L'acronyme renvoie à l'aéroport le plus proche, en l'occurrence celui de Francfort.

(2) "En Amazonie", Fayard, 2013. Voir également l'article paru dans "Le Monde Diplomatique".