Le modèle Poutine de relation avec les partenaires internes et externes, les concurrents, et même les ennemis, est connu de tous, et cela depuis longtemps, du moins pour ceux qui sont disposés à observer les choses de manière rationnelle. Dans un premier temps, Poutine offre un très bon compromis. Cela est pris comme un signe de faiblesse et on le rejette. Dans un second temps, la situation de ceux qui ont refusé le compromis se détériore rapidement, et un nouveau compromis est offert, mais nettement moins avantageux que le premier. Et cela continue ainsi, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de compromis ou qu'un partenaire inflexible vienne à s'étouffer dans un foulard au polonium à Londres [Ndt : allusion à l'affaire Litvinenko, qui mourut d'un empoisonnement au polonium 210].

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Il faut se pelotonner, il va faire froid
Par exemple, dans l'affaire South Stream, c'est la phase deux que nous observons : une détérioration de la position de l'Union européenne et l'apparition d'indices pointant vers un nouveau compromis, sous la forme d'une extension de Blue Stream et d'une plaque tournante gazière à la frontière grecque.

De fait, Poutine est à présent en train de forcer l'Union européenne à reconnaître que le pétrin en Ukraine n'est pas d'origine russe, mais qu'il est bel et bien un problème européen. Après qu'un accord gazier ait été atteint, dont le point le plus important était la reconnaissance par l'Union européenne de la dette de l'Ukraine, non l'acceptation d'un droit pour la Russie d'exiger des pré-paiements, on se serait attendu à un réflexe de survie de la part de Bruxelles : soit que l'UE donnât de l'argent à Kiev, soit qu'elle payât elle-même pour Kiev, soit qu'elle regardât ailleurs pendant que Moscou remettrait les choses en ordre à Kiev.

Pour des raisons politiques et sous la pression de Washington, on a décidé à Bruxelles de ne rien faire de cela. Donner de l'argent à Kiev pour son gaz ne servirait à rien et serait en outre vraisemblablement dangereux pour le bureaucrate qui aurait à signer l'ordre de virement de l'Union européenne, sa carrière touchant par là même à sa fin. Payer pour Kiev directement constituerait une humiliation catastrophique, qu'il est hors de question de se permettre face à l'opposition, au monde des affaires, aux contribuables et aux électeurs, lesquels ne pardonneraient pas aux politiciens de ne s'être brouillés avec la Russie que pour gagner le droit de régler les dettes des marionnettes américaines à Kiev.

Les fonctionnaires européens ont également refusé de se détourner dans l'hypothèse où Moscou ferait le ménage à Kiev, parce que derrière eux se tiennent de terrifiants détachements américains, armés jusqu'aux dents d'un paquet de dossiers pleins de toute la fange que la NSA a pu collecter au cours de ces dernières décennies. En guise de résultat, c'est donc la politique de l'autruche qui a prévalu en Europe : l'espoir que Moscou continuerait à livrer son gaz à l'Europe, quel qu'en soit le coût, quand même il lui faudrait supporter de se laisser voler par un régime de Kiev pratiquant la grivèlerie de crédit.

Ces dernières semaines, il est devenu clair, même aux yeux des politiciens de l'Union européenne les plus endurcis, qu'il était inutile d'espérer des concessions de la part du Kremlin. Il est manifeste que ce dernier est très irrité par les sanctions et que c'est avec joie qu' il préparera pour l'Europe quelque chose de pire que les derniers conflits gaziers, de telle sorte que les hommes politiques européens n'aillent surtout pas s'imaginer que leurs manœuvres contre la Fédération de Russie pourront demeurer sans suite et que la Russie continuera quoi qu'il arrive à se montrer un partenaire ouvert et arrangeant.

La mise à mort rituelle de South Stream, accomplie devant les yeux de l'ensemble de la presse européenne, est un message clair et fort. Les politiciens européens avaient espéré que, dans le pire des cas, l'Europe aurait certes à passer un hiver froid et sans gaz, mais que l'anéantissement des ambitions impériales de la Russie en valait le sacrifice. Pour la logique européenne (fort peu différente de celle de l'Ukraine), la Russie avait à tel point besoin du marché gazier européen que South Stream serait à coup sûr construit par Gazprom sur ses propres deniers, tandis que la moitié de sa capacité serait allouée à ses concurrents, comme l'exige le troisième paquet énergétique de l'Union européenne ; que même, la compagnie russe sponsoriserait la livraison de gaz à l'Ukraine , tout cela en échange d'un accès au marché européen. Poutine a détruit cette logique, en dessinant une nouvelle direction pour les politiques énergétiques de la Russie :
« Nous allons rediriger le flux de nos ressources énergétiques vers d'autres régions du monde, comme nous allons aussi accélérer la promotion et la mise en oeuvre des projets d'approvisionnement en gaz naturel liquide. Nous allons développer d'autres marchés, et le marché européen ne recevra rien de ces différents volumes, en tout cas pas de la part de la Russie. Nous pensons que cela ne correspond pas aux intérêts économiques de l'Europe et que cela mine notre coopération. Mais cela fut le choix de nos amis européens. » (RIA Novosti)
Dans l'analyse de la situation en Ukraine que j'ai publiée en mai, j'ai décrit le contrat gazier passé avec le Chine comme une étape importante, qui était nécessaire pour permettre à la Russie d'avoir les mains libres et de pouvoir agir dans d'autres domaines de sa politique extérieure. Nous voyons à présent le résultat de ce travail de pivot vers la Chine. Poutine semble dire aux Européens : « Faites bien attention à ce que vous souhaitez pour vous-mêmes, car cela pourrait devenir réalité ». Les Européens ont laissé sortir le génie russe de la bouteille des sanctions, et celui-ci, généreusement, a commencé à exaucer les souhaits de l'Europe. Du coup, les Européens sont en panique et sous le choc de ce que Poutine se soit mis à leur dessiner un avenir très désagréable. Aussi longtemps qu'une junte pro-US siègera à Kiev, l'Europe devra grelotter en hiver, sans gaz. Pensez-y bien. Chaque hiver, d'énormes pertes économiques, et un enfer politique terrible pour la classe dirigeante européenne. Ce que Poutine a promis à l'Europe, ce n'est pas une journée de la marmotte mais bien un hiver de la marmotte, un cauchemar sans fin qui ne sera nullement résolu par la livraison d'un gaz naturel liquéfié américain hors de prix. Et une fois de plus, l'Europe fait face à un choix : donner de l'argent a l'Ukraine (chaque année !) ou payer pour le gaz ukrainien (chaque année !) ou regarder ailleurs, pendant que Moscou mettra de l'ordre a Kiev (une fois pour toutes !). C'est cela le nouveau Compromis de Poutine.

Chaque jour glacé, chaque mois glacé, chaque milliard d'euros de pertes et chaque million d'électeurs frigorifiés qui exigera « que l'Ukraine soit donnée sans attendre à ces fichus Russes », tout cela va pousser les Européens vers la décision souhaitée. Au cours de ce processus visant à dompter l'Union européenne, une partie des profits de Gazprom pour 2015 devra sans doute être sacrifiée, mais briser la volonté de résistance de Bruxelles est bien plus important, et cela nous apportera dans le futur des bénéfices significatifs, en même temps que cela protégera notre pays de bien des dangers venant de l'ouest.

Comme le montre la pratique, une Europe qui grelotte est une Europe plus raisonnable et plus flexible. La Russie ‑ elle est connue pour cela ‑ est une âme généreuse. Ce n'est pas pour rien que Poutine appelle les Européens des amis, et c'est dans la détresse qu'un ami se manifeste comme tel. L'Europe a un problème : elle est malade de son américanisme et de l'Obamamania. Le bon docteur et ami Poutine lui a prescrit le meilleur remède : la guérison par un régime de jeûne énergétique. A en juger par les cris d'orfraie des hommes politiques et des médias européens au vu de l'ordonnance, le traitement sera difficile, mais efficace.

Traduit par Thomas, relu par Jean-Jacques et Goklayeh pour vineyardsaker.fr