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© InconnuJournaliste et ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, Maurice Lemoine (ici au Paraguay) couvre l’Amérique Latine depuis plus de quarante ans. Derniers ouvrages parus : “Chávez Presidente !”, « Sur les eaux noires du fleuve », “Cinq cubains à Miami” et “Les enfants cachés du général Pinochet”
Depuis l'uniformisation des médias dans les années 80, l'Amérique Latine n'apparaît plus que lorsqu'un pic de désinformation épouse un programme de déstabilisation ou comme objet victimaire, humanitaire (indigènes, écologie...). Les 99 % du temps et de l'espace d'un sujet historique restent hors de portée de l'occidental.

Le nouveau livre de Maurice Lemoine que publient les Éditions Don Quichotte jette un pont. Les 716 pages des Enfants cachés du général Pinochet ont la force du cinéma de Francesco Rosi. Le thriller populaire fait avancer l'enquête à grand renfort de détails "vécus" sans renoncer aux surimpressions de cartes et de listes, et finit par nous arracher à notre fauteuil comme dans l'Affaire Mattei. En plus, ici, les peuples font l'Histoire (ce qui rappelle l'épique Salvatore Giuliano). Il faut vivre les histoires avant de les raconter, et vivre l'Amérique Latine tend à rendre meilleur : ce qui nous donne un style aux antipodes de la morgue du journalisme franco-français.

Thierry Deronne - Cours d'Histoire ou sirène d'alarme ?

Maurice Lemoine - En Europe en général et en France en particulier, bien peu comprennent réellement ce qui se passe en Amérique latine depuis la fin des années 1990. Et bien peu soutiendraient que, depuis cette fin de XXe siècle, une série de coups d'État et de tentatives de déstabilisation ont secoué la région. Ce constat est à l'origine du projet : expliquer dans quelles conditions on renverse, aujourd'hui, un Président démocratiquement élu.

Mais très vite, un impératif a surgi : pour expliquer ce qu'est un « coup d'État moderne », encore faut-il en comparer les modalités à celles du passé. Double objectif : rappeler à tout le monde (et en particulier aux jeunes générations, pour qui tout cela est bien lointain) que la notion de coup d'État ne se résume pas à un nom : Pinochet. Mettre en évidence les différences entre passé et présent, mais aussi les points communs (beaucoup plus nombreux qu'on imagine). D'où le résultat inattendu (y compris pour l'auteur !) : d'un projet modeste - les « golpes light » d'aujourd'hui - on a débouché sur une histoire plus ambitieuse de l'Amérique latine à travers les coups d'État - depuis le début de la Guerre froide, car le XIXe siècle mériterait 700 pages à lui tout seul (mais l'éditrice aurait craqué !).

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© Juan Pérez TerreroPhoto prise par Juan Pérez Terrero lors de l’invasion de la République Dominicaine par 42.000 marines en 1965. L’étudiant Jacobo Ricón résiste au soldat états-unien qui lui ordonne de ramasser des ordures.
T.D. - Si l'Amérique Latine d'aujourd'hui reste menacée par les "enfants de Pinochet", son unité et ses relations multipolaires ne l'éloignent-elles pas de ce passé ?

M.L. - Quand, le 9 mars 2015, Barack Obama signe un « Executive Order » décrétant une « urgence nationale » en réponse à « la menace inhabituelle et extraordinaire » que représente le Venezuela « pour la sécurité nationale et la politique extérieure des États-Unis » (!!!) et que, dès le 14 mars, les Etats membres de l'Unasur manifestent leur rejet unanime de ce décret et réclament son abrogation, on peut effectivement être amené à considérer que la nouvelle configuration de l'intégration latino-américaine (Alba, Unasur, Celac), en modifiant profondément les rapports de force et de sujétion, rend improbable l'imposition de sa politique au sous-continent par Washington.

Mais force est de constater que, malgré cette situation nouvelle, sur les cinq pays ciblés depuis 2002 (Venezuela, Haïti, Bolivie, Équateur, Paraguay), deux ont vu un coup d'État réussir : le Honduras et le Paraguay. Que l'offensive se poursuit, contre le Venezuela et, à un degré moindre, contre l'Argentine. Et que le travail de sape effectué dans la durée par Washington et les oppositions internes, via les médias, a globalement réussi à neutraliser une analyse rationnelle et une potentielle réaction de l'« opinion internationale » en cas de coup de force, violent ou insidieux, dans ces pays.

T.D. - La droite latino-américaine, minoritaire dans les urnes, est majoritaire médiatiquement. En déguisant ses campagnes contre le choix des électeurs en «révoltes populaires» contre Maduro, Fernandez, Roussef ou Correa, n'est-ce pas d'abord contre les citoyens européens que sévissent les Paulo Paranagua (« Le Monde ») ? La coupure des occidentaux avec le monde ne risque-t-elle pas de se retourner contre eux ?
M.L. - Réponse dans ce titre (parmi la pléthore relevée quotidiennement) du quotidien Le Monde du 19 mars 2015 : « Alexis Tsipras fait l'unanimité contre lui à Bruxelles » (sous-entendu : et chez les citoyens civilisés). La guerre de propagande déclenchée contre les gouvernements progressistes d'Amérique latine par l'infernal trio « économico-politico-médiatique » a pour objet, implicite et explicite, la disqualification de quiconque remet en cause le dogme des dirigeants euro-états-uniens : « TINA » (« There is no alternative »). Il faut à tout prix qu'échouent les expériences diverses menées outre-Atlantique pour que la contagion ne s'étende pas. Et si, du fait de peuples « irresponsables », ces expériences, vote après vote, se voient confirmées au pouvoir, il convient de les affaiblir, à travers un tissu d'omissions, de distorsions et de contre-vérités. Avant, si possible, de les éliminer.
Comment procéder (et on entre là dans le phénomène de la « déstabilisation moderne ») ? A la manière dont, dans l'arène, le picador (journaliste ou assimilé), monté sur un cheval protégé par un caparaçon (la « liberté d'expression »), enfonce la pique pour couper les muscles du cou du taureau, avant que ce dernier, déjà très diminué, ne soit lacéré par les banderilles des peones (éditorialistes), qui le rendent « toréable », et qu'enfin le matador (le tueur), dans son habit de lumière (le néolibéralisme), ne le mette à mort, se faisant passer sans trop de risques pour un héros (de la démocratie). Bien entendu, on a vu parfois certains matadores se faire encorner - tels les célèbres vénézuéliens Pedro Carmona, Carlos Ortega, Leopoldo López ou Antonio Ledezma, pour ne citer qu'eux - , mais cette issue contre-nature provoque et la vertueuse indignation des organisateurs et bénéficiaires financiers de la corrida, et les éditoriaux vengeurs de leurs soutiens médiatiques (alors que, faut-il le rappeler, le taureau, ce superbe animal présenté comme dangereux, est un herbivore et non un carnassier).

Pour revenir aux fondamentaux, on n'inventera rien ici en rappelant la célèbre affirmation de Noam Chomsky : « Les médias sont à la démocratie ce que la propagande est à la dictature. »

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© Inconnu
T.D. - On cherchera en vain un parti progressiste occidental proposant de démocratiser la propriété des médias, de sevrer le service public de l'imitation suicidaire du privé, de libérer la formation journalistique de l' « actu », bref de retrouver ce "peuple qui discute avec le peuple" selon Sartre cité dans ton livre...

M.L. -
Le malaise est profond, tant chez nombre de citoyens, de moins en moins dupes de la mainmise des groupes de pouvoir financiers sur la nature de l'information (voir le discrédit de plus en plus grand des médias), qu'au sein de la profession - où, pour les journalistes consciencieux (et il n'en manque pas), la survie passe par la soumission au « ce qu'il faut dire » et au renoncement à l'originalité.

En ce sens, en Europe, et en particulier en France, tout reste à faire. Même les plus ardents défenseurs du service public s'arrachent les cheveux : concernant l'Amérique latine (mais aussi la gauche dite « de gauche » autochtone, mise sur le même plan que le Front national pour la discréditer), et en matière de « désinformation », ses « commissaires politiques » à micros et caméras incorporés réussissent la performance de faire aussi « bien » (comprendre aussi mal) que ceux du privé. Pour tous, les lieux communs hostiles valent toujours mieux qu'une enquête en bonne et due forme. Quant aux partis progressistes (nous ne parlons pas là de l'actuelle gauche de gouvernement), ils n'ont jamais réellement mis la « dictature médiatique » en débat - soumis au chantage permanent de la « liberté d'expression ». Confondue avec « la pensée dominante », laquelle refuse au citoyen le droit d'être informé.

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© Maurice LemoineVeuve et orphelins d’un des paysans en lutte pour la terre et victime du « massacre de Curugaty » au Paraguay, en juin 2012
T.D. - Tu reprends le cycle décrit par Josué de Castro dans Géographie de la faim : "Des crabes naissent dans ces bourbiers. L'homme les pêche et les mange. Puis ses propres déchets alimentent les crabes. Et le cycle recommence jusqu'à la fin des temps" pour, face à cette absence d'État, faire revivre un Francisco Caamaño "calme, déterminé, en uniforme kaki, la mitraillette au poing (..) Ce que d'aucuns appelleraient avec ironie le côté volontiers romantique des latinos. Ce que d'autres qualifieraient de dignité d'hommes libres défendant leur patrie" Ou ce "grand gaillard barbu" de Maurice Bishop, le "jacobin noir" assassiné juste avant l'invasion de sa Grenade par les États-Unis et qui préfigure la Lettre à l'Afrique de Hugo Chávez. Il y a aussi Arosemena l'équatorien, Jesús Martinez, alias « Chuchu » le panaméen... En ces plus de quarante ans de vécu d'un continent, quelle rencontre t'a-t-elle le plus marqué, ou changé ta vie ?

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M.L. - La première, en 1973, de ces gamines que, du Honduras britannique (aujourd'hui le Belize) jusqu'au Venezuela et à la Colombie, j'ai vu vendre n'importe quelle camelote dans les rues. Puis, en France, celle des exilés politiques chiliens. Puis les Veines ouvertes d'Eduardo Galeano et les Roulements de tambour pour Rancas de l'écrivain péruvien Manuel Scorza. Puis les « esclaves modernes » haïtiens, dans l'enfer de la canne à sucre, en République dominicaine, en 1980. Puis Lucía, jeune étudiante salvadorienne passée à la guérilla en pensant que la victoire « surviendrait en trois semaines » (alors que la guerre et ses souffrances durerait des années), qui m'a accompagné pendant vingt jours sur les fronts du FMLN, dans les montagnes du Chalatenango.

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Puis les « cachorros » paysans du Nicaragua, en lutte contre la contra. Puis les Indiens des Communautés de population en résistance, en 1996, au Guatemala. Puis le carnaval de Río, la cachaça, la musique, la joie de vivre, la vitalité des Brésiliens ! Et, en même temps, tous ces compañeros, travailleurs, paysans, déshérités, syndicalistes, lutteurs, mères, femmes , épouses, curés de gauche, journalistes honnêtes et souvent menacés, militants, militantes anonymes du quotidien, qui n'ont jamais baissé les bras pendant la longue nuit dictatoriale, puis néolibérale.

Enfin, un certain Hugo Rafael Chávez Frías qui, à lui seul, avec ses qualités et ses défauts, sa gouaille, son rire, la force de ses convictions, sa capacité d'entraînement, les symbolise tous, et a contribué à refaire de l'Amérique latine une région libre, fière et indépendante.

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T.D. - Si les Lumières ont inspiré Simon Bolivar, ton livre raconte comment ce rêve s'est dissipé : de la formation de tortionnaires argentins par des militaires français rodés en Indochine et en Algérie, à un Hollande qui interdit sur injonction de la CIA au président Evo Morales de survoler l'Hexagone. Sans oublier le rôle, dans un tout autre registre, de quelqu'un qui aime parler de souveraineté - Régis Debray - s'envolant pour Haïti en plein rapprochement de Paris avec Washington pour « conseiller fortement » au président Jean-Bertrand Aristide d'abandonner son mandat en toutes illégalité et inconstitutionnalité. Malgré la lueur de la reconnaissance franco-mexicaine de la guérilla salvadorienne en 1981, tu rappelles ce que disait en 1989 François Mitterrand à son homologue vénézuélien Carlos Andrés Perez qui avait ordonné quelques mois auparavant le massacre de 3000 révoltés contre la faim : « Se retrouver dans ce pays, c'est une façon de célébrer la démocratie en Amérique latine car le Venezuela a su maintenir une tradition et des institutions qui ont su traverser les crises et échapper aux contagions ». Tu pointes enfin l'insignifiance de la présence française aux récentes prises de fonction des présidents latino-américains... Pourquoi Paris a-t-il dérivé si loin de ce qui aurait pu être un allié stratégique ?

M.L. - La question est très vaste, et impossible à traiter (à moins de repartir pour 700 pages !) : elle a a trait à l'évolution des gauches française, européennes et même latino-américaines - certaines des unes et des autres étant d'ailleurs étroitement liées dans un fourbi (déclinant) appelé Internationale Socialiste, certaines des autres ayant sombré avec l'explosion en vol du socialisme dit « réel ». L'échec des deux ayant ouvert un formidable espace aux secteurs conservateurs, qui n'attendaient que cela.

Puisque je viens d'utiliser la métaphore « explosion en vol », rien ne permet mieux de comprendre l'actuelle distance entre Paris et Caracas, La Paz ou Quito (pour ne citer que ces capitales) que la tragédie à laquelle nous venons d'assister.
Je rappelle : dans un appareil d'une compagnie low-cost, PS Airlines, le co-pilote, un certain Manuel Valls, s'enferme dans la cabine. Tandis que le pilote, Lagauche, tambourine sur la porte blindée en hurlant désespérément, avec les passagers, « ouvre cette putain de porte ! », Valls entraîne l'appareil, Lagauche et passagers dans son suicide. On découvrira lors de l'enquête que Valls avait été jugé impropre à piloter lors de l'examen psychologique des primaires du PS où il était arrivé bon dernier avec 6 % des voix des spécialistes l'ayant examiné.
Désespérant ? A la fin des années 1990, l'Amérique latine en était là. Mais, surgie des catacombes, une autre gauche est née ! Depuis son arrivée au pouvoir, cinquante-six millions de latinos sont sortis de la pauvreté. De quoi reprendre espoir, non ?

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