Image
Un cratère, ou «  doline  », apparu près du kibboutz d’Ein Gedi, en octobre 2014. ABIR SULTAN / EPA
Les hauteurs du kibboutz d'Ein Gedi offrent une vue inoubliable sur la mer Morte, étendue d'eau bleu cobalt ourlée de concrétions de sel et bordée d'escarpements rocheux. Mais Yehuda Roth est accoutumé à ce paysage qu'il a le loisir de contempler depuis plus de quarante ans. C'est un autre aspect du panorama qui retient l'attention de l'ingénieur hydraulique, habitant historique du kibboutz. « Regardez, dit-il en désignant un large périmètre s'étendant au pied des falaises. Avant, ici, c'était couvert de palmeraies, tout était vert. Aujourd'hui, la moitié de nos plantations de dattiers sont "kaputt". » Sur une parcelle se dresse tristement une rangée d'arbres laissés à l'abandon, carbonisés par le soleil.

A Ein Gedi, la phœniciculture - la culture des dattes - est directement menacée par les « dolines », ces trous qui s'ouvrent dans le sol à mesure que la mer Morte se retire. Le bassin aquatique le plus bas du globe s'assèche inexorablement, et la multiplication des cratères en est l'un des symptômes les plus alarmants. En reculant, l'eau laisse derrière elle un terrain truffé de poches de sel. Au contact de l'eau douce, celles-ci peuvent s'effondrer brusquement, avalant tout ce qui se trouve à la surface. En janvier, une portion de la route 90, le grand axe longeant la mer Morte côté israélien, s'est affaissée à cause d'une doline. La voie est maintenant fermée à la circulation en contrebas d'Ein Gedi, obligeant les automobilistes à un contournement fastidieux à travers les champs du kibboutz.

Les premières crevasses se sont formées dans les années 1980. On en recensait un millier en 2005. Il y en aurait désormais près de 5 000, selon les estimations du géologue Eli Raz, l'un des plus éminents spécialistes israéliens de ce phénomène. Elles sont principalement concentrées sur la rive ouest, partagée entre Israël et les territoires palestiniens. « C'est un véritable fléau pour les infrastructures, l'agriculture, le tourisme et l'écosystème ; pourtant je ne vois aucune solution s'esquisser à court terme, se désole le chercheur, lui-même tombé dans un gouffre, il y a une quinzaine d'années, dont il est ressorti indemne. Soit les responsables politiques ne voient pas ce qui se passe, soit ils refusent de comprendre le problème. »

Le Jourdain surexploité

Celui-ci est pourtant bien connu : le niveau de la mer Morte ne cesse de baisser, d'environ 1,20 mètre chaque année. En cinquante ans, sa surface a régressé d'un tiers. « Et cela n'a rien à voir avec le réchauffement climatique. C'est le résultat de l'intervention humaine et d'une mauvaise gestion des ressources en eau, souligne Gidon Bromberg, le directeur pour Israël de l'association régionale de défense de l'environnement EcoPeace Middle East. Maintenant, la nature se venge. »

Alimentée depuis toujours par le Jourdain, cette étendue d'eau ultrasaline ne reçoit aujourd'hui presque plus rien. Israël, la Jordanie et la Syrie surexploitent le fleuve biblique pour les besoins d'une démographie en pleine explosion, multipliant les barrages sur ses affluents. Par endroits, le Jourdain n'est plus qu'un mince ruisseau d'eau boueuse. Dans le même temps, la mer Morte paie un lourd tribut aux industriels spécialisés dans l'exploitation de ses minéraux. Pour extraire la potasse et le magnésium, ces entreprises pompent d'énormes quantités d'eau qu'elles laissent ensuite s'évaporer.

Par endroits, le recul du rivage est spectaculaire. L'eau léchait les installations du spa d'Ein Gedi à son ouverture en 1984. Aujourd'hui, la plage se trouve à plus de un kilomètre et demi du bâtiment. Pour la rejoindre, il faut emprunter un drôle de petit train tiré par un tracteur. La cabine du maître nageur est montée sur roulettes afin de l'avancer quand la rive s'éloigne. « Depuis six ans que je suis là, je vois continuellement l'eau refluer, soupire Esther Ben Ezra, une responsable du spa. C'est un vrai défi. » Plus inquiétante encore serait l'apparition d'une doline au beau milieu du complexe touristique. A une vingtaine de kilomètres au nord, un énorme cratère s'est ouvert il y a quelques semaines au centre du parking de Mineral Beach, une plage très fréquentée. L'endroit est désormais interdit aux vacanciers, alors qu'un nouveau restaurant venait d'y ouvrir ses portes après des années de travaux.

Inquiétude maximale chez les habitants

L'inquiétude est maximale chez les habitants de la région, dont le tourisme est le principal gagne-pain. « L'impact économique est dramatique », insiste Gundi Schachal. Arrivée il y a trente ans à Ein Gedi, cette femme d'origine allemande a exercé un peu tous les métiers, de l'agriculture à l'éducation en passant par le tourisme. Aujourd'hui, elle gère le petit zoo du kibboutz et sensibilise les visiteurs aux menaces qui pèsent sur la mer Morte. Elle rappelle qu'un camping a dû fermer ici dès les années 1990, privant la communauté de millions de shekels de revenus. Marchant prudemment dans le paysage lunaire qui s'est formé à l'endroit où l'eau s'est retirée, elle montre un trou béant : « Celui-ci est nouveau, ou peut-être s'est-il élargi. » Certaines crevasses s'additionnent les unes aux autres, formant des gouffres immenses de plus d'une dizaine de mètres de diamètre.

La situation peut-elle s'inverser ? Fin 2013, Israël, la Jordanie et l'Autorité palestinienne ont signé un accord pour la construction d'un pipeline reliant la mer Rouge à la mer Morte. A terme, le lac salé devrait recevoir 100 millions de mètres cubes d'eau chaque année. Mais les travaux n'ont pas encore débuté. Et les scientifiques comme les défenseurs de l'environnement sont nombreux à douter des bienfaits de ce projet. Certains soulignent que le mélange de deux eaux salées risque d'entraîner une prolifération d'algues rouges et la formation de gypse, mettant en péril la composition minérale unique de la mer Morte.

« De toute façon, l'apport en eau prévu dans cet accord ne représente que 10 % de ce que la mer Morte recevait grâce au Jourdain, note Alon Tal, professeur d'écologie du désert à l'université Ben-Gourion-du-Néguev. Avec ou sans pipeline, son niveau continuera à baisser. »