Image
© cc psgmag.netLes supporters de football, cobayes du fichage et de la surveillance généralisée
La répression des supporters de football vous indiffère ? Vous avez tort : elle anticipe et illustre le régime de répression, de surveillance et de discrimination des citoyens que veut instaurer le projet de loi sur le renseignement.

Prenez un groupe de population relativement bien identifié, régulièrement stigmatisé dans les médias, victime d'amalgames avec sa frange violente, doté d'une dimension militante, qui ennuie des intérêts privés et leurs soutiens politiques en s'en prenant à la marchandisation de son univers. Ajoutez les violences policières dont il fait l'objet, ainsi que les mesures attentatoires aux libertés individuelles de ses membres. Constatez que, de surcroît, il est désormais la cible d'un dispositif de fichage et de surveillance bafouant tous les principes du droit. En toute logique, un tel tableau devrait susciter de vives protestations.

Las, la médiocre popularité des supporters de football ne leur vaut pas une très grande attention. Les amalgames entre "Ultras" et hooligans, la médiatisation exclusive des incidents impliquant une extrême minorité d'entre eux, le mépris auquel reste voué le football en tant que sous-culture populaire... tout concourt à ce que leur cause reste perdue. C'est justement pour ces raisons qu'ils constituent, depuis quelques années, le laboratoire idéal pour l'expérimentation des lois d'exception et des politiques privatives de liberté. Des raisons de s'y intéresser de près, donc.

Police "administrative"

L'accentuation de la répression démarre avec le tournant du "plan Leproux", du nom du président du Paris Saint-Germain qui, aux lendemains de la mort d'un supporter dans une rixe en février 2010, a mis en œuvre la "pacification" des tribunes du Parc des Princes afin de préparer la vente du club au fonds souverain Qatar Sports Investments. Une opération menée en collaboration avec des pouvoirs publics qui ont laissé adopter et ont étoffé un programme d'exclusion des associations de supporters et de leurs membres - comprenant le placement aléatoire en tribune (afin d'interdire les regroupements) ou la dissolution des groupes Ultras. Au-delà, c'est un véritable catalogue de mesures à la fois ubuesques et bafouant allègrement l'État de droit qui a été complété.

Les interdictions administratives de stade (IAS) ne sont pas les moindres de celles-ci. Comme leur nom l'indique, elles sont prises par le préfet sans intervention de la justice, sur la foi d'informations policières. Donc de manière discrétionnaire, au bon vouloir des autorités, et sans possibilité de les contester - un recours devant le tribunal administratif prend en effet des mois. En août 2010, près de deux-cent cinquante supporters qui manifestaient pacifiquement contre le plan Leproux ont été interpellés et, plus tard, interdits de stade.

Collectives ou non, la plupart des IAS sont prononcées sans preuves, de manière arbitraire et discriminatoire, et surtout sans rapport avec le prétexte de la lutte contre les violences (lire aussi "L'interdiction administrative de stade, une exception devenue automatique"). Il faut savoir que les interdictions administratives de stade ont été adoptées en janvier 2006 sans débat parlementaire, à l'occasion d'un cavalier législatif... lors de l'examen de la loi relative au terrorisme.

Interdictions de déplacement et évictions arbitraires

Ces restrictions n'étant pas encore suffisantes, elles sont notamment complétées par des arrêtés préfectoraux interdisant - dans le périmètre d'une ville et parfois d'un département entier ! - les déplacements de toute personne « se prévalant de la qualité de supporter d'une équipe ou se comportant comme tel ». Une formulation qui a de quoi donner le vertige à n'importe quel juriste tant elle permet d'abus et de libres interprétations des « menaces à l'ordre public ». Là encore, les recours sont inefficaces en raison de délais excessifs et d'une interprétation restrictive du référé-liberté. Ces interdictions de déplacement ont été remises en cause par le Conseil d'État, sans conséquence (lire aussi "Quand Ubu rencontre Kafka, ou la justice jusqu'à l'absurde").

Ces derniers mois, de telles restrictions de déplacement se sont étendues aux supporters de nombreux autres clubs, y compris lorsque l'excuse de la prévention de troubles apparaissaient aussi fallacieuse que possible (lire "Supporters : les pouvoirs publics s'acharnent sur le bouton répression"). Les boycotts et protestations des groupes et associations ont souligné la complicité de la Ligue du football professionnel, autre partie prenante de ce programme.

Si les IAS et les interdictions de déplacement ont encore un semblant de cadre légal, les autorités et le Paris Saint-Germain lui-même ne s'en embarrassent pas toujours. Régulièrement, des supporters du club (contre lesquels ne repose strictement aucune charge, sinon - mais pas toujours - celle d'être d'anciens abonnés ou d'anciens membres des associations de supporters) se voient interdire l'achat de billets ou, s'ils s'en sont procurés, l'accès à des manifestations sportives : matches du PSG bien sûr, mais aussi de ses sections féminines ou handball. D'autres, pour avoir scandé des slogans hostiles au club (« Liberté pour les Ultras » ou « Abonnements trop chers, supporters en colère »), ont été expulsés des stades manu militari. D'autres encore voient leurs abonnements résiliés arbitrairement [1].

L'État légalise un fichier illégal

Pour le PSG, l'outil de cette vaste opération de tri a été une "liste noire" d'environ 2.000 supporters « considérés par le PSG comme ayant un comportement non conforme aux valeurs du club », constituée par ce dernier de manière totalement illicite, au point de faire l'objet d'un refus d'autorisation de la CNIL en janvier 2014... resté sans effet. Ou presque : par un arrêté du 15 avril, le ministère de l'Intérieur a légalisé de fait le fichage des supporters du PSG. Ce "fichier stade", désormais officiellement en possession des autorités, autorise celles-ci à réunir des informations concernant l'état civil, la profession, les antécédents en lien avec des manifestations sportives, les surnoms et pseudonymes, les signes physiques et objectifs, des photographies, les données du permis de conduire, l'immatriculation des véhicules, etc. Mais pas seulement.
La Ligue des droits de l'homme (LDH) note en effet que « ce fichier autorise le fichage de tous ceux et celles, et des personnes en relations directes avec elles, que les forces de l'ordre auront qualifié de "supporters" », ainsi que « le recueil d'informations de tous ordres, y compris quant à l'apparence physique mais aussi sur les réseaux sociaux et les blogs concernant ces personnes ». Dans son communiqué, la Ligue conclut : « Autant dire que quiconque (au-dessus de treize ans...) se rendant au stade, sa famille, la voiture qui le transporte, etc., tombe sous le coup de ce fichage et devient, aux yeux du ministère de l'Intérieur, un suspect potentiel. »
Ce fichier, qui collecte des informations très larges sur la base de critères très flous [2], sera mis à disposition des clubs français, c'est-à-dire des entreprises privées. « Ces sociétés n'ayant aucun pouvoir de police, rien ne justifie qu'elles puissent bénéficier de ces informations », estime Me Pierre Barthélémy, défenseur de certains supporters. La LDH et l'Association de défense et d'assistance juridique des intérêts des supporters (ADAJIS) ont annoncé mercredi des recours devant le Conseil d'État.

Protéger les intérêts privés au détriment des libertés

Présenté comme un outil de préservation de l'ordre public, cet arsenal sert surtout à criminaliser les supporters et à juguler toute expression critique contre les clubs, les instances du football et, bien sûr, les pouvoirs publics. Pour Me Dubois, « Le but inavoué est de ficher les supporters contestataires, ceux que la direction du PSG a identifiés comme indésirables mais qui ne sont pas interdits de stade ». En s'appuyant sur la peur et l'exagération des faits de hooliganisme (contre lesquels il est inefficace), mais aussi sur l'indifférence médiatique et publique, il autorise tous les abus de pouvoir pour mener la chasse à des groupes de citoyens qui contrarient des intérêts dominants (la politique commerciale du PSG, l'éviction du public populaire des stades de football, les relations amicales avec le Qatar) et que l'on prive de droits élémentaires.

« Confondant ainsi suspect de terrorisme et supporters sportifs, le ministère de l'Intérieur peaufine son fichage généralisé de la population dans une sorte de boulimie dont les libertés individuelles sont les premières victimes », dénonce la Ligue des droits de l'homme. Des intentions que l'on retrouve telles quelles dans le projet de loi sur le renseignement, dont le programme de répression des supporters constitue un prototype édifiant [3].

Le sort de ces derniers, « ces aliénés qui regardent vingt-deux millionnaires en short courir derrière un ballon », peut indifférer les gens qui, à gauche, sont habitués à défendre de plus nobles causes. Mais que ceux-ci reprennent le texte ci-dessus et procèdent à quelques remplacements de termes : hooliganisme par terrorisme, supporters par militants, syndicalistes ou zadistes, par exemple. Ils pourront tout aussi avantageusement adapter le célèbre poème de Martin Niemöller : « Quand ils ont fiché les supporters, je n'ai rien dit, je me fichais des supporters... »

Notes :

[1] Notons aussi cette mise en demeure d'un supporter pour un photomontage fustigeant... le peu de goût des dirigeants qataris pour la liberté d'expression.

[2] « Par ce biais peut être collecté un nombre important et détaillé d'informations sur ceux-ci et notamment leur activité syndicale, convictions religieuses, engagements politiques... », a noté pour sa part Me Cyril Dubois, autre défenseur des supporters, cité par Mediapart.

[3] Le texte prévoit l'emploi des outils de surveillance intrusive pour prévenir, bien au-delà du terrorisme, « des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale », Bernard Cazeneuve ayant désigné le hooliganisme en séance.