Partie 1

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© Jacques Nadeau/Le Devoir La brèche dans les droits fondamentaux a été ouverte. Et le SPVM ne se gêne pas pour entrer dedans à coups de matraque et de gaz lacrymogène, constate Frédéric Bérard.
Les gouvernements ont ouvert la porte à une « petite dérive autoritaire », voire à un État policier, en adoptant d'urgence des lois visant à mater les manifestations légitimes, estiment des experts du droit canadien. L'an dernier, Frédéric Bérard a publié un livre sur les menaces à l'état de droit au Canada. Depuis, il a constaté tellement d'accrocs au régime de droit qu'il prépare un deuxième tome.

Ce spécialiste du droit constitutionnel, chargé de cours à l'Université de Montréal et à l'Université McGill, s'emporte quand on lui parle de la répression policière des manifestations à Montréal. Il considère que les gouvernements ont offert à la police une occasion en or de réprimer les citoyens, avec des initiatives comme la défunte loi 78 et le règlement municipal P-6. La brèche dans les droits fondamentaux a été ouverte. Et le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ne se gêne pas pour s'y engouffrer à coups de matraque et de gaz lacrymogène, constate Frédéric Bérard.

« On assiste à une dérive vers un État policier. On donne tous les pouvoirs aux policiers. C'est une manière de violer clairement des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés », dit-il sans détour.

Frédéric Bérard estime que la dérive a commencé avec la loi 78, aussi appelée loi 12, adoptée en toute hâte par le gouvernement Charest dans la foulée du printemps étudiant de 2012. Cette loi forçait les organisateurs de manifestation à donner leur itinéraire, permettait à la police de modifier l'itinéraire, interdisait le port du masque dans une manifestation et prévoyait de lourdes sanctions pour les contrevenants. Le ministre de l'Éducation pouvait aussi faire modifier toute loi de l'Assemblée nationale qui entraverait la loi 78, rappelle le professeur.

Criminalisation

Le Barreau du Québec et la Commission des droits de la personne, notamment, avaient relevé des failles dans le projet du gouvernement Charest. Le gouvernement péquiste de Pauline Marois a annulé la loi 78 dès son arrivée au pouvoir, en septembre 2012. Mais la Ville de Montréal a fait adopter le règlement P-6, inspiré de la loi 78. Le SPVM justifie ses actions par ce règlement — contesté devant les tribunaux — tout en sachant qu'il « brime les droits constitutionnels », estime Frédéric Bérard. Devant la fragilité de P-6, la police distribue aussi, désormais, des accusations criminelles pour attroupement illégal, résistance à un agent de la paix ou voies de fait sur un policier, a rapporté Le Devoir dans son édition de lundi.

Les conditions de libération des contrevenants précisent qu'ils doivent éviter de se trouver dans une manifestation illégale, sans quoi ils risquent la prison. Comme toutes les manifestations sont déclarées illégales, ça équivaut à nier le droit de manifester, fait valoir l'avocate Véronique Robert, qui défend des citoyens accusés dans la foulée des printemps 2012 et 2015, dont l'étudiant Hamza Babou.

La police a raison d'arrêter les casseurs durant une manifestation, explique Me Robert. Le problème, c'est que les policiers semblent arrêter des innocents, des mères de famille ou des étudiants qui n'ont rien fait de mal. L'avocate conteste ainsi l'obligation faite aux manifestants de révéler leur itinéraire, et le pouvoir donné aux policiers de déclarer une manifestation illégale.
« Les gouvernements font du populisme, parce que la population croit que manifester n'est pas un droit, dit-elle. Juridiquement, P-6 ne tient pas la route. On ne peut pas dire : "Cette manifestation est illégale" : une manifestation, c'est légal ! »
Appui populaire silencieux

Une manifestation, c'est légal, bien sûr. Sauf que... La répression des manifestants du printemps 2015 s'inscrit dans un contexte de durcissement général envers toute forme de perturbation sociale, note Denis Saint-Martin, professeur au Département de science politique de l'Université de Montréal. La loi C-51, adoptée la semaine dernière à Ottawa, accorde ainsi de nouveaux pouvoirs aux forces de l'ordre, y compris à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), au nom de la lutte contre le terrorisme.
« Il y a un État policier qui est mis en place. Communistes ou djihadistes, les policiers ne font pas la différence, ce sont des perturbateurs de l'ordre public », dit-il.
Le gouvernement Couillard envoie aussi des « signaux » favorables à la répression, souligne Denis Saint-Martin. « On entend dans le discours politique une forme d'autoritarisme doux », dit le professeur. Quand le ministre de l'Éducation François Blais suggère publiquement aux universités d'expulser « deux ou trois étudiants » perturbateurs par jour, il donne le ton. Le gouvernement n'a pas besoin de demander à la police d'adopter la ligne dure envers les manifestants. La répression policière fait l'affaire du gouvernement, bien sûr : quand ils se font arrêter, les manifestants cessent de critiquer l'austérité ! Et ça marche. Les gens ont désormais peur de manifester.
« Les gouvernements et les policiers sentent que la majorité des Québécois sont en faveur de la ligne dure envers les manifestants. Il y a un appui silencieux à cette petite dérive autoritaire », affirme Denis Saint-Martin.
Frédéric Bérard, lui, va encore plus loin :
« Ce sera toujours rentable politiquement de violer les droits fondamentaux. La population s'en fout ou réclame la ligne dure. Mais ce que les gens ne comprennent pas, c'est que le droit de manifester est reconnu juridiquement. Quand on viole l'état de droit, on viole la démocratie. Ça devient la loi du plus fort. Et le plus fort, c'est l'État, c'est la police. »