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Il y a, dans Russia Insider, ce 18 mai 2015, un excellent article d'Alexander Mercouris qui reprend l'ensemble de la situation de la crise ukrainienne après la visite de Kerry à Sotchi. Il s'agit de la situation des relations entre les USA (accessoirement le reste du bloc BAO) et la Russie d'une part, de la situation en Ukraine et dans les rapports de l'Ukraine avec la Russie d'autre part.

Sa longue et précise analyse dégage deux points principaux. Mercouris ne dénie pas une seconde que cette visite marque une certaine amélioration des relations entre les USA et la Russie, - performance en soi assez aisée, si l'on considère le point near zero où l'on se trouve. Pour autant, cela ne signifie pas l'apaisement de la crise ukrainienne, mais peut-être le contraire, c'est-à-dire la guerre à nouveau entre Kiev et le Donbass, peut-être assez rapidement sinon très rapidement (Mercouris parle de fin mai-début juin) à l'initiative de Kiev, avec cette fois le risque d'une extension dramatique.

- Sur le premier point, Mercouris estime que l'"aile réaliste" de la direction américaniste est arrivée depuis janvier à la conclusion que l'action conduite contre la Russie par l'intermédiaire de l'Ukraine, et autour de l'Ukraine (sanctions économiques, guerre monétaire, pressions de communication, démonstrations bellicistes de l'OTAN, etc.) est un échec complet. La rhétorique de l'"isolement de la Russie" est aujourd'hui un objet de plaisanterie, et le régime Poutine est si solidement implanté qu'on a l'impression qu'il ne fait qu'un bloc avec la population russe. Ce n'est pas dans ces conditions qu'on peut envisager un regime change. Alors, autant tenter de s'arranger avec la Russie d'autant que les USA ont besoin d'elle pour nombre d'autres crises (l'Iran et le reste), en laissant de côté l'Ukraine enrobée dans Minsk2.

- Mais on ne laisse pas aisément de côté l'Ukraine, parce que c'est d'abord le cœur de la crise. Les "marionnettes" clownesques placées par leurs tuteurs aux postes de direction de Kiev savent que leur seule chance de rester au pouvoir, c'est-à-dire leur seule chance de survie, est de se lancer dans une action extrême de leur maximalisme courant, en théorie contre la volonté US, pour forcer la partie US (le bloc BAO) à revenir à un soutien sans condition, au moins rhétorique, - dans tous les cas d'abord, mais avec conséquences concrètes probables tant est puissant le système de la communication qui dicte les décisions politiques. (Cet aspect du raisonnement renvoie au désordre général du monde où les puissants mettent en place des "marionnettes" dont ils deviennent très vite les prisonniers à cause de leur propre rhétorique de soutien vertueux à ces "marionnettes" colorées d'appréciations et d'embrassades hyper-vertueuses. C'est ce qu'Immanuel Wallerstein exprimait de cette façon [voir le 24 mai 2015], selon notre adaptation en français où nous nous sommes permis d'introduire le terme sympathique de "marionnettes" :
« Cela me paraît un fantastique contresens de la perception des réalité de notre situation actuelle, qui est celle de l'extension du chaos résultant la crise structurelle de notre système. Je ne crois pas que les élites aient aujourd'hui la moindre capacité de manipuler leurs "marionnettes". Je crois que les "marionnettes" défient les élites qui les ont placées où elles sont, faisant ce qui leur plaît, et essayant de manipuler les élites à leur avantage. C'est une politique du-bas-vers-le-haut plutôt qu'une politique du-haut-vers-le-bas. »)
Ce dernier point de la réaction probable de Kiev permet à Mercouris d'observer paradoxalement :
« Les entretiens entre Poutine et Kerry sont en fait bien plus susceptibles d'accélérer le redémarrage de la guerre que de le freiner. »
Cette conclusion paradoxale a de fortes chances d'être renforcée par un aspect du problème général que Mercouris ne traite pas en tant que tel, qui est le rôle et l'effet du système de la communication déjà évoqué. La rencontre Kerry-Poutine a été "couverte" par la presse-Système du bout des lèvres, comme l'on dirait "du bout de la plume", tant elle va à l'encontre de la narrative et des obligations qu'impose celle-ci (ce que nous nommons déterminisme-narrativiste). On observera d'ailleurs que ce système de la communication dans le chef de la presse-Système accorde plus d'importance, par exemple, au pseudo-"rapport Nemtsov" sur la révélation enfin apportée des preuves des multiples invasions russes de l'Ukraine, que sur la rencontre de Sotchi. (Sur ce rapport, voir RT le 12 mai 2015 et notamment le DVD d'un résumé de l'émission In the Now, qui analyse la façon désormais assez classique dont les diverses "sources" citées pour substantiver la thèse sont essentiellement des affirmations propres d'organes antirusses, voire des affirmations du groupe Nemtsov lui-même, se citant lui-même comme "source" de ce qu'il avance.) Manifestement, le système de la communication dans la presse-Système, tel qu'il est intervenu jusqu'ici, est massivement favorable à la partie ukrainienne et soutiendra on dirait "d'instinct" toute poussée belliciste antirusse.

Un autre point, non officiel, doit être rapporté ici qui introduit un autre point de vue compliquant singulièrement l'évaluation générale. Des sources indépendantes rapportent que, dans les briefings donnés par les divers contacts du gouvernement US à leurs homologues des pays du bloc BAO dans lesquels les Européens figurent en bonne place, la version américaniste officielle, de l'administration Obama, est qu'il ne faut pas "croire ce que la presse rapporte" (pauvre presse-Système, pourtant si aimable par sa discrétion !), que la partie US a été d'une "dureté extraordinaire" vis-à-vis des Russes, sur tous les sujets, y compris l'Ukraine bien entendu, qu'elle est donc sortie complètement victorieuse de cette confrontation qu'elle avait elle-même suscitée sans que personne ne lui ait rien demandé.

Cette version est martelée partout dans les réseaux officiels du bloc BAO, d'une façon officieuse comme il se doit ; et l'on dirait alors, assez classiquement, qu'il importe que les amis du bloc BAO (et les républicains à Washington) ne se trompent pas sur le point de savoir qui est la patron ici et là, à Sotchi et à Bruxelles, comme à Washington, et qui dirige la musique...

Paradoxalement, ces mêmes délégations US disent qu'à côté de cette dureté exemplaire ils ont demandé ("exigé", puisqu'on y est ?) des Russes une coopération dans divers dossiers où ils ont justement besoin de ces Russes-là ; autrement dit, les redresseurs de tort qui font valoir toute leur puissance et ne cèdent sur rien quémandent sur un ton sans réplique l'aide russe dont ils ont absolument besoin parce qu'ils sont dans une situation de faiblesse manifeste dans un nombre respectable d'occurrences. Nul ne craint le paradoxe (mot aimable dans la circonstance) chez ces gens-là... Un détail exemplaire du susdit paradoxe cultivé comme un des beaux-arts de ces confidences, c'est l'assurance absolue que ces délégations US ont donné à leurs interlocuteurs d'avoir exigé et obtenu de Poutine, sur un sujet précis, un engagement à ne pas faire ce qu'il s'était publiquement engagé à faire il y a quelques semaines ; pendant que, dans sa conférence de presse très publique et officielle, Lavrov affirmait, en réponse à une question innocente et sans rapport avec cette intrigue, que le sujet auquel il est fait allusion ici n'avait pas été abordé dans les entretiens... Il y a donc quelqu'un, quelque part, qui prend de sacrées libertés avec la vérité de la situation, et la question évoquée porte sur un cas trop concret pour que l'on n'en ait pas très vite le cœur net.

... A ce dernier écho ajoutant tout de même à la confusion générale pour tenter d'exactement fixer l'état de la question et pouvant indiquer que le système de la communication réagit instantanément sur les dirigeants-Système (avec leur nouvelle version officieuse) de la même façon qu'il fait sur la presse-Système, nous en ajouterons un autre qui ne fait rien pour éclaircir la chose mais qui donne tout de même une indication réelle du climat. Il s'agit de la nouvelle que la Russie a décidé d'interrompre l'avantage stratégique important qu'elle avait accordé il y a quelques années à l'OTAN de faire transiter par son territoire du matériel militaire de renforcement pour les forces US et de l'OTAN en Afghanistan. (Voir Russia Insider ce 19 mai 2015.) Il semble que, sur ce point, l'absolue et victorieuse "dureté" US de Sotchi n'ait pas influencé les psychologies dans le sens qu'il faut ; et peut-être certains jugeraient-ils avec bien des arguments qu'il s'agit de l'immédiate réponse russe à la version "officielle" de la rencontre de Sotchi que la partie américaniste colporte officieusement et à qui veut l'entendre chez ses interlocuteurs officiels du bloc BAO.

Dans tous les cas, il s'agit, avec cette route vers l'Afghanistan, d'un des derniers liens concrets officiels entre la Russie et l'OTAN qui est rompu, et un pas de plus de la Russie dans sa réorientation géostratégique de l'Ouest vers l'Est et hors du bloc BAO. C'est une dimension essentielle qui est absente des échos qu'on a eus de la rencontre de Sotchi, et dont on sentira tout le poids en juillet, lors des sommets conjoints des BRICS et de l'Organisation de Coopération de Shanghai, en Russie même.

Voici donc l'article d'Alexander Mercouris du 18 mai 2014, ( article en anglais.)