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© Stefan Boness/Ipon/SIPA Des Allemands ont exprimé leur soutien au site Netzpolitik lors de manifestations
Une enquête pour trahison a visé deux blogueurs qui avaient révélé les projets de surveillance massive d'un service de renseignement fédéral.

On croyait l'Allemagne plus robuste que les autres démocraties, face au grignotage des libertés fondamentales à la faveur de la lutte antiterroriste. Il n'en est rien. Le ministre fédéral de la justice, Heiko Maas, a forcé mardi le procureur général Harald Range à partir en retraite anticipée, une manœuvre destinée à livrer un bouc émissaire à l'opinion publique scandalisée par l'affaire Netzpolitik.

Deux responsables du site spécialisé sur les libertés numériques Netzpolitik.org et leur source inconnue, ont fait l'objet d'une enquête pour trahison de secrets d'État après une plainte contre X du patron du service de renseignement intérieur, l'Office de protection de la constitution (BfV). En cause, la publication par le blog de deux documents internes expliquant des projets allemands de surveillance d'Internet dans le but d'illustrer la dérive possible de la République fédérale vers la surveillance généralisée des citoyens. "C'est une intimidation inacceptable", a dénoncé Reporters sans frontières. "Il est scandaleux de vouloir ainsi réduire au silence des journalistes qui ont, par le passé, dénoncé des abus des services secrets", a précisé le bureau allemand de RSF, qui a publié les documents litigieux sur son propre site, par solidarité.

Tout devient un secret d'État

Le fondateur de Netzpolitik.org, Markus Beckedahl, et le journaliste André Meister ont eux-mêmes révélé sur le blog l'existence de l'enquête les visant pour soupçon de trahison, déclenchant un tollé outre-Rhin. Rentré de vacances en urgence pour gérer le scandale, le ministre de la Justice Heiko Maas s'est désolidarisé du procureur général Harald Range, tout comme le reste de la classe politique, Angela Merkel comprise. Une manoeuvre un peu facile dans la mesure où ce sont bien les lois rédigées par l'exécutif et votées par le législatif qui ont permis au service de renseignement de déclencher l'enquête judiciaire. "Ce sont les règles du métier", regrettait d'ailleurs mardi le Frankfurter Allgemeine Zeitung: "À chaque scandale, il faut trouver quelqu'un qui en assume la responsabilité politique."

Rejeter la faute sur Harald Range est d'autant plus malhonnête que, contrairement à son homologue français, le procureur général allemand ne peut invoquer le principe d'opportunité des poursuites pour, éventuellement, ne pas donner suite. Il n'avait donc pas une grande marge de manoeuvre lorsque le patron du BfV a exigé une enquête en se fondant sur les textes législatifs protégeant le secret d'État, et c'est logiquement qu'il a demandé à des experts indépendants de juger si les documents relevaient bien du secret d'État (la polémique a éclaté avant qu'ils ne rendent leur avis).

"Les libertés de la presse et d'expression (...) ne sont pas illimitées, y compris sur Internet. Elles n'exonèrent pas les journalistes du devoir de respecter la loi", s'est-il défendu devant la presse après son éviction. L'affaire repose donc entièrement sur le pouvoir donné par la loi aux organes chargés de protéger le secret d'État, et sur l'interprétation de plus en plus large de cette notion.

Le problème va se poser en France

S'il est indispensable de protéger certains secrets, il est tout aussi vital de préserver des garde-fous pour détecter les abus : les contre-pouvoirs sont les piliers de la démocratie. Alors, les projets de surveillance de la population allemande par un service de renseignement fédéral relèvent-ils du secret d'État ? Doivent-ils être cachés aux citoyens, alors qu'ils n'ont pas été consultés sur le sujet ? Rien n'est moins sûr.

L'Allemagne fait face à un dilemme qui touche ou va toucher toutes les démocraties dans l'ère post-Snowden, où les secrets fuitent de plus en plus facilement : faut-il sacrifier la liberté d'expression pour consolider les lois sécuritaires ? "Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux", répondait Benjamin Franklin...

En France, avec des textes comme la loi de programmation militaire et la loi sur le renseignement, ce n'est qu'une question de temps avant que le problème ne se pose. D'autant que, contrairement aux Allemands qui sont très sensibles sur le sujet, traumatismes historiques obligent, les Français se désintéressent très largement d'une dérive potentielle de leur système démocratique.

En atteste l'indifférence générale dans laquelle la loi sur le renseignement a été adoptée en juin dernier, alors qu'elle donne quasiment carte blanche aux espions pour surveiller les Français, sans intervention de la justice. Chez nous, des journalistes pourraient donc devoir faire face à une telle situation sans le soutien populaire...