Commentaire :
Créer sa propre réalité est une des caractéristiques des psychopathes. Alors évidemment, quand ceux--ci ont le pouvoir et l'argent vous pouvez imaginer ce que cela donne.

Karl Rove
© Fox News
Qu'on se le dise : "Sarah Palin est réelle." C'est ce qu'a affirmé le président du Parti républicain du New Hampshire. Oui, elle appartient au monde réel. Elle fait des expériences réelles comme tout un chacun. "On essaie de nous persuader qu'elle est hypocrite, a dit James Dobson, évangéliste et fondateur de Focus on the Family, un organisme voué à la défense de la vie familiale traditionnelle. Mais toute cette histoire ne signifie qu'une chose : elle et sa famille sont humains." "Elle est réelle et elle est d'ici, a déclaré Rachel Paulding, une de ses concitoyennes d'Alaska, l'Etat dont elle est, depuis deux ans, la gouverneure. Elle a eu cinq enfants et certains d'entre eux ont eu des problèmes. C'est juste la vie normale." Voilà le nouveau mantra républicain, ironise Maureen Dowd dans le New York Time, "Life happens" ("La vie arrive"). Mais pourquoi en douter ?

Selon Ira Chernus, professeur de l'université du Colorado, Karl Rove, conseiller politique de George W. Bush, a, pendant les deux mandats de celui-ci, appliqué une stratégie qu'il qualifie de "stratégie de Shéhérazade" : "Quand la politique vous condamne à mort, commencez à raconter des histoires - des histoires si fabuleuses, si captivantes, si envoûtantes que le roi (ou, dans ce cas, les citoyens américains, qui, en théorie, gouvernent notre pays) oubliera sa condamnation capitale."

Rove ne cesse d'inventer des histoires de bon et de méchant à l'usage des candidats républicains au Congrès. Il s'efforce de transformer toute élection en théâtre moral, en un conflit opposant la rigueur morale des républicains à la confusion morale des démocrates.

"Karl Rove, explique Ira Chernus, a fait le pari que les électeurs seront hypnotisés par des histoires du style John Wayne avec de "vrais hommes" combattant le diable à la frontière - en tout cas suffisamment d'Américains pour éviter la sentence de mort que les électeurs peuvent prononcer contre un parti qui nous a conduits au désastre en Irak (...). Rove veut que chaque vote en faveur des républicains soit une prise de position symbolique."

C'est pourquoi l'irruption de Sarah Palin dans la campagne démocrate, chaussée de bottes go-go et assise sur un canapé recouvert d'un grizzly tué par son père chasseur, n'a rien de surprenant. En quelques heures, elle a mis à rude épreuve la crédulité des internautes au fur et à mesure que s'amoncelaient les épisodes extravagants de sa biographie, dans laquelle l'Alaska natal ressemble davantage aux territoires de Second Life qu'au Grand Nord de Jack London.

Karl Rove, qui ne rate jamais une occasion d'être drôle, eut le toupet de la trouver "rafraîchissante" et le fit savoir. On ne tarda pas à apprendre que le grand manipulateur des deux mandats de Bush était le scénariste des aventures de Sarah Barracuda, nouvelle Cendrillon de la politique conservatrice, ex-miss Amabilité, membre de la National Rifle Association, et mariée à un pêcheur vaguement esquimau... On apprit que cette militante anti-avortement, mère de cinq enfants, avait une fille de 17 ans, déjà enceinte de cinq mois. Sarah est une extrémiste capable de mobiliser la droite conservatrice, mais c'est une extrémiste marrante, au look hétéroclite.

Un défi à la psychologie et au concept d'habitus. Si Obama a su faire de son identité métissée une métaphore de l'homme global à l'ère de la globalisation, elle est plutôt le symbole de ces identités de synthèse, interchangeables et provisoires, un personnage à facettes multiples qui offre de belles possibilités de commentaires et d'identifications. Sarah défraie la chronique, et c'est ce que voulait Karl Rove, le magicien de la Maison Blanche.

Dans un article du New York Times publié quelques jours avant l'élection présidentielle de 2004, Ron Suskind, qui fut, de 1993 à 2000, éditorialiste au Wall Street Journal et auteur de plusieurs enquêtes sur la communication de la Maison Blanche depuis 2000, révéla les termes d'une conversation qu'il avait eue, au cours de l'été 2002, avec Rove : "Il m'a dit que les gens comme moi faisaient partie de ces types "appartenant à ce que nous appelons la communauté réalité" the reality-based community : "Vous croyez que les solutions émergent de votre judicieuse analyse de la réalité observable." J'ai acquiescé et murmuré quelque chose sur les principes des Lumières et l'empirisme. Il me coupa : "Ce n'est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire, maintenant, poursuivit-il, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement, comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d'autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c'est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l'histoire (...). Et vous, vous tous, il ne vous reste qu'à étudier ce que nous faisons.""

Le stade ultime de la communication politique n'est plus celui de la persuasion, de la propagande ou de la publicité mais celui de la simulation. Tous les événements que la machine politique s'efforce de susciter sont désormais des événements simulés au sens où ils sont d'avance inscrits dans le déchiffrement et le décryptage. Ils fonctionnent comme un ensemble de signes voués à leur seule propagation.

Le cyclone Gustav, qui a perturbé les premiers jours de la convention républicaine, peut ainsi se lire comme la métaphore d'une tout autre dévastation que la seule destruction des territoires traversés : celle de l'espace même du politique.