Commentaire : Nous vivons l'époque de l'expertise, du spécialiste. Quand celui-ci parle, l'on se tait. Quand il énonce, l'on écoute. Quand il affirme et conclut, l'on acquiesce. C'est que depuis notre enfance, les figures de l'autorité, toute-puissantes et omniscientes à nos yeux, nous ont habitué à penser que le savoir est une question d'habilitation. Habilitations sanctionnées par des diplômes, potentiellement habilitant eux-aussi, remis par des personnes habilitées à distribuer ces habilitations... qu'il n'est pas possible de remettre en question. Les discours de l'autorité, comprenant ceux des parents, du système éducatif et des politiques, ont imprimé de manière durable, souvent indélébile, des réflexes de croyances qui entrainent assentiment puis soumission.

Cette soumission peut s'exprimer par des biais cognitifs courants : le biais de confirmation qui est "la tendance, très commune, à ne rechercher et ne prendre en considération que les informations qui confirment les croyances et à ignorer ou discréditer celles qui les contredisent." Et quand on sait que les croyances sont façonnées par les figures mentionnées plus haut, on prend bien vite la mesure de la situation... Le biais de croyance, ou quand des anomalies sont détectées mais malgré tout ignorées car elles vont à l'encontre des croyances. Le tout complété par l'effet de halo ou de notoriété qui se produit quand "la perception d'une personne ou d'un groupe est influencée par l'opinion que l'on a préalablement pour l'une de ses caractéristiques" : difficile de contredire un docteur en médecine, tout de blouse blanche vêtu et de lunette chaussée, assis derrière un bureau, qui use du ton définitif de celui qui sait ; ne nous a-t-on pas rabâché de tout temps qu'il-faut-faire-confiance-au-docteur-qui-sait-mieux-que-tout-le-monde-ce-qui-bon-pour-nous ?

On voit donc qu'il peut être salutaire de remettre en question le discours souvent truffé de mensonges des experts en tout genre, et que les médias sortent constamment de leur chapeau magique pour nous dire quoi penser. En particulier quand on comprend à quel point il est aisé, en utilisant les leviers psychologiques adéquats, de manipuler un auditoire, une foule, une nation. Quand au domaine qui nous intéresse ici, celui de la science, le processus reste le même : les experts hurlent au réchauffement climatique, à l'utilité des politiques vaccinales, à la nocivité du gras ou du tabac. On voit ce qu'il en est :

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© Inconnu
Mon article intitulé "Quand la Science s'égare", publié en mars 2015, a suscité plusieurs critiques. Mon argument est que l'écosystème de la science a tendance à favoriser le statu quo au détriment des idées novatrices. Les champs d'expertises sont dominés par des leaders de pensée carriéristes qui tout à cœur de préserver les théories qu'ils défendent de manière à ce qu'elles forment l'orthodoxie. Ces leaders de pensée contrôlent directement ou indirectement le financement de recherche dans les universités et la sélection d'articles dans les journaux scientifiques les plus réputés, ce qui leur permet d'assurer le maintien d'un consensus.

Est-ce que l'expertise favorise l'innovation ?

J'ai récemment fait la lecture du livre "Medici Effect", par Frans Johansson, qui ajoute quelques arguments intéressants à ce que j'ai déjà mentionné dans l'article ci-haut mentionné. Johansson pense que la grande majorité de l'innovation survient dans l'intersection, qui est un concept représentant le mélange entre différentes disciplines et cultures. L'intersection permet de combiner des concepts provenant de différents champs d'étude de manière à multiplier les possibilités d'innovation. C'est ce phénomène que Johansson nomme l'Effet Médicis, référant à cette famille qui a grandement contribué à la renaissance italienne du 15e siècle.

Pour Paul Maeder, fondateur de la firme de capital de risque à succès Highland Capital, l'éducation formelle peut limiter la créativité (un euphémisme à mon avis). L'éducation traditionnelle se concentre sur l'enseignement de ce qu'un champs d'expertise a décrété comme étant « valide ». Autrement dit, vous apprenez ce que des experts du passé pensent et cette matière constituent alors votre « expertise ». Cette forme d'éducation favorise l'apparition de barrières associatives qui nuisent ou empêchent la pollinisation-croisée entre différentes disciplines. Ainsi, plus vous devenez un expert, plus vous serez enclin à défendre le statu quo.

Dans son ouvrage « The Structure of Scientific Revolutions », Thomas Kuhn affirme que :
« les hommes qui arrivent à faire des découvertes fondamentales qui établissent un nouveau paradigme sont presque toujours soit très jeunes ou soit peu expérimentés dans le champs d'expertise sujet à ces découvertes » (traduction libre).
Autrement dit, ce sont souvent des non-experts qui engendrent les révolutions scientifiques et les innovations les plus marquantes. Thomas Edison, que l'on pourrait qualifier de plus grand inventeur de l'histoire, n'a jamais obtenu de diplôme d'éducation supérieure. Par contre, il s'intéressait à une très grande variété de sujets d'étude (il baignait dans l'intersection). Il n'avait pas la vue obstruée par les œillères qui affligent les experts.

Le célèbre Charles Darwin était un étudiant bien en-dessous de la moyenne car son emploi du temps était surtout dévoué à la botanique plutôt qu'à ses études. Il a d'abord tenté de devenir médecin, puis prêtre, pour ensuite partir à bord du Beagle pour étudier la géologie. Il allait pourtant devenir le plus important biologiste de l'histoire et faire l'une des plus grandes découvertes de l'humanité. Darwin considérait que tout ce qu'il avait appris d'utile lui avait été enseigné par lui-même. Il semble qu'il fallait un non-biologiste pour avoir une vue d'ensemble nécessaire à l'élaboration de la théorie de l'évolution.

Et que dire d'Albert Einstein, qui n'aimait vraiment pas l'école et ses professeurs ne l'aimaient pas non plus. Il a initialement manqué l'examen d'entrée de l'Institut Fédéral de Technologie de Zurich. Suite à sa graduation, un professeur s'opposa à ce qu'il obtienne un poste de professeur adjoint, ce qui le poussa à quitter le milieu académique pour obtenir un emploi ennuyant au bureau des brevets. Malgré cela, il allait devenir le plus grand physicien de l'histoire. Est-ce que le fait d'avoir été exclu du milieu académique l'a en quelque sorte libéré de l'emprise des experts en physique de l'époque?

C'est l'astronome (et gagnant du prix Nobel) Luis Alvarez qui a résolu la plus grande énigme de la paléontologie: la disparition des dinosaures ; pas un paléontologue. Alvarez a découvert une grande quantité d'iridium autour de la barrière entre le Crétacé et le Paléogène, ce qui indique qu'une météorite a probablement frappé la terre à cette époque. Il fallu environ 20 ans avant que cette théorie soit acceptée, ayant fait face à beaucoup de résistance de la part des paléontologues et géologues. Il fallait définitivement un non-expert pour arriver à percer ce mystère.

Plus récemment, Steve Jobs, fondateur d'Apple et Pixar, n'a pas terminé l'université. Les entreprises qu'il a fondées se sont intéressées à des choses aussi variées que les ordinateurs, les nouvelles manières d'acheter et écouter de la musique, en passant par une nouvelle méthode pour produire des films d'animation. C'est son ouverture d'esprit qui lui a permis d'être un tel catalyseur d'innovation.

Profiter de l'intersection...

La firme de consultation Bain Consulting profite de l'intersection par exemple en envoyant un spécialiste de l'industrie des soins de santé travailler sur un projet de stratégie médiatique. Cette personne amènera une autre perspective et de nouvelles idées innovatrices. Les non-experts dans un domaine peuvent faire tomber les idées reçues et agrandir le champs de connaissance de l'équipe.

Pour déchiffrer l'Énigma, le système de cryptologie des Allemands durant la seconde guerre mondiale, les britanniques ont réunis non seulement des cryptologistes, mais aussi des mathématiciens, des champions d'échecs et même des adeptes de mot-croisés! Le déchiffrage de ce code fut un élément clé dans la victoire des alliés. Mais pour y arriver, il fallait sortir des sentiers battus car les techniques traditionnelles de cryptologie était probablement bien connues des Allemands, qui avaient donc créé leur code pour que ces techniques ne fonctionnent pas.

Hakan Lans est un inventeur prolifique qui a inventé le système de navigation STDMA qui permet aux avions d'éviter les collisions en plein ciel et qui a révolutionné l'aviation commerciale. Durant les années 1980s, il a développé une carte graphique couleur qui est devenu un standard pour les ordinateurs de l'époque. Il a aussi inventé la première souris d'ordinateur capable de tracer des lignes courbes. Il compte beaucoup d'autres inventions à son actif. Pourtant, il n'a pas de PhD. La particularité de Lans est qu'il a accumulé des connaissances dans plein de domaines différents plutôt que de s'être spécialisé dans un seul champs d'expertise. Il est donc devenu une intersection à lui seul!

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© Inconnu"Choses avec lesquelles vous êtes d'accord"
Conclusion

En somme, les exemples sont nombreux démontrant que :
  • Les non-initiés à un champs d'expertise peuvent faire de grandes découvertes renversant le consensus établi de ce champs d'expertise.
  • L'éducation formelle ne favorise pas nécessairement l'innovation, même qu'elle peut y nuire.
  • C'est souvent la combinaison des connaissances de plusieurs disciplines qui permet de faire de nouvelles découvertes.
Comme je l'expliquais dans mon article antérieur cité plus haut, l'écosystème actuel de la science ne permet pas de tirer avantage de l'intersection.
Cet écosystème favorise plutôt les silos. Il pousse les jeunes scientifiques à se spécialiser dans un champs d'expertise particulier, au sein duquel ils seront parrainés par un mentor qui doit lui-même défendre au jour le jour la pertinence de son expertise. Les fonds de recherche sont attribués à des experts qui ont avantage à ce que le statu quo perdure.