Traduction: Nicolas Casaux


Wounded Liberty statue
La capture des pouvoirs économique et politique par les corporations est incontestable. Qui finance et gère nos élections ? Qui écrit notre législation et nos lois ? Qui détermine notre politique de défense et nos vastes dépenses militaires ? Qui dirige notre ministère de l'intérieur ? Le département de la sécurité intérieure? Nos agences de renseignements ? Le ministère de l'agriculture ? La Food and Drug Administration? Le ministère du travail? La Federal Reserve? Les médias de masse? Nos systèmes de divertissement? Nos prisons et nos écoles? Qui détermine nos politiques commerciales et environnementales? Qui impose l'austérité au public tout en permettant le pillage du Trésor US et le boycott des impôts par Wall Street ? Qui criminalise la dissidence ?

Une classe blanche dépossédée évacue sa soif de fascisme lors des rassemblements en soutien à Donald Trump. Des libéraux naïfs, qui pensent pouvoir organiser une résistance efficace au sein du parti Démocrate, se regroupent autour du candidat à la présidentielle Bernie Sanders, qui sait bien que le complexe militaro-industriel est sacro-saint. La classe ouvrière et les libéraux seront trahis. Nos droits et nos opinions ne comptent pas. Nous avons succombé à notre propre forme de wehrwirtschaft [Le terme allemand Wehrwirtschaftsführer désignait sous le régime national-socialiste du Troisième Reich les industriels producteurs d'armements essentiels pour la défense.]. Nous n'avons aucune importance au sein du processus politique.

Cette vérité, émotionnellement difficile à accepter, va à l'encontre de la perception que nous avons de notre propre liberté, du concept de démocratie. Elle brise notre vision de nous-mêmes comme une nation incarnant des vertus supérieures et dotée de la responsabilité de servir de phare pour le monde. Elle supprime ce « droit » d'imposer nos vertus fictives à d'autres par la violence. Elle nous force à adopter un nouveau radicalisme politique. Cette vérité révèle, incontestablement, que pour qu'un changement réel advienne, pour que nos voix soient entendues, les systèmes de pouvoir corporatistes doivent être détruits. Cette réalisation engendre une crise politique et existentielle. Notre inaptitude à affronter cette crise, à accepter cette vérité, nous pousse à continuer à faire appel aux institutions actuelles de pouvoir, qui n'y réagiront jamais, et engendre un aveuglement qui nous paralyse.

Plus le fantasme se substitue à la réalité, plus vite nous nous dirigeons en somnambules vers le néant. Rien ne garantit notre réveil. La pensée magique a déjà tétanisé des sociétés par le passé. Ces civilisations pensaient que le destin, l'histoire, les vertus supérieures ou une force divine garantiraient leur triomphe éternel. Alors qu'elles s'effondraient, elles mirent en place des dystopies répressives. Elles imposèrent la censure et forcèrent l'acceptation de l'irréel en lieu et place du réel. Ceux qui ne se conformaient pas disparaissaient linguistiquement puis littéralement.

L'énorme décalage entre le point de vue officiel et la réalité crée une sorte d'expérience du type de celle d'Alice au pays des merveilles. La propagande est si omniprésente, et la vérité si rare, que les gens ne font plus confiance à leurs propres sens. Nous subissons actuellement l'assaut d'une campagne politique qui ressemble à la croisade constante des sociétés totalitaires fascistes et communistes du passé. Cette campagne, dénuée de substance et asservie au mirage d'une société libre, est anti-politique.

Aucun vote ne pourra altérer la configuration de l'état corporatiste. Les guerres continueront. Nos ressources nationales continueront à être siphonnées par le militarisme. Le pillage corporatiste du pays ne fera qu'empirer. Les gens pauvres de couleur continueront à être assassinés par la police militarisée de nos rues. L'éradication de nos libertés civiles s'accélérera. La misère économique infligée à plus de la moitié de la population s'étendra toujours plus. Notre environnement sera impitoyablement exploité par les corporations des combustibles fossiles et de l'élevage industriel, nous précipitant toujours plus près de l'effondrement écologique. Nous ne sommes « libres » que de continuer à jouer les rôles qui nous ont été assignés. Dès que nous exposerons le pouvoir pour ce qu'il est, dès que nous affirmerons nos droits et résisterons, la chimère de la liberté s'évanouira. La poigne de fer du plus sophistiqué des appareils de sécurité et de surveillance de l'histoire de l'humanité s'affirmera avec une fureur terrifiante.

La solide toile d'entités corporatistes imbriquées échappe à notre contrôle. Nos priorités ne sont pas celles des corporations. L'état corporatiste, dont le seul objectif est l'exploitation et l'expansion impérialiste au nom du profit, subventionne la recherche et le développement dans le domaine des systèmes de surveillance étatiques et du secteur militaire, tout en affamant celle qui concerne le réchauffement climatique et les énergies renouvelables [les low-tech, surtout, NdT]. Les universités croulent sous les subventions liées au budget de la défense, mais ne parviennent pas à financer les études liées à l'écologie. Nos ponts, nos routes et nos digues s'écroulent par négligence. Nos écoles sont surpeuplées, obsolètes, et se transforment en centres de vocations lucratives. Les anciens et les pauvres sont abandonnés et dépossédés. Les jeunes femmes et hommes sont accablés par le chômage, le sous-emploi et la servitude de la dette et des emprunts. Notre système de santé à but lucratif ruine les malades. Nos salaires sont rognés et le contrôle du gouvernement sur la régulation des corporations considérablement réduit par une triade de nouveaux accords commerciaux — le Partenariat transpacifique, le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement et l'Accord sur le commerce des services. Les services publics, en raison de l'accord sur le commerce des services, connaitra la privatisation de départements et de services entiers, de l'éducation aux services postaux, qui seront démantelés et privatisés. Nos emplois manufacturiers, délocalisés outremer, ne reviendront pas. Et nos médias corporatistes ignorent cette dégradation et perpétuent la fiction d'une démocratie qui fonctionne, d'une économie florissante et d'un empire glorieux.

Le composant essentiel de la propagande totalitaire est l'artifice. Les élites dirigeantes, comme les célébrités, utilisent la propagande pour créer de fausses personnalités et un faux sentiment d'intimité avec le public.

Le pouvoir émotionnel de ce récit est capital. Les problèmes ne comptent pas. La compétence et l'honnêteté ne comptent pas. Les positions et postures politiques passées ne comptent pas. Ce qui importe, c'est la manière de nous faire réagir. Ceux qui sont doués pour la fraude triomphent. Ceux qui ne maîtrisent pas l'art de la fraude deviennent « irréalistes ». La politique dans les sociétés totalitaires est un divertissement. La réalité, parce qu'elle est complexe, brouillonne et déconcertante, est bannie du monde du divertissement de masse. Les clichés, les stéréotypes et les messages réconfortants, rassurants et auto-satisfaisants, ainsi que les spectacles élaborés, se substituent au discours ancré sur des faits.

« Le divertissement était une expression de la démocratie, libérant des chaînes d'une répression culturelle supposée », a écrit Neal Gabler dans "Life: The Movie: How Entertainment Conquered Reality" (La vie : le film : comment le divertissement a conquis la réalité). « Tout comme la consommation, libérant des chaînes de la vieille culture orientée vers la production, et permettant à n'importe qui de s'offrir l'accès au fantasme. Et, finalement, consommation et divertissement fournissaient souvent la même ivresse : le plaisir infini et absolu de s'affranchir de la raison, de la responsabilité, de la tradition, de la classe et de tous les autres liens qui entravaient notre « moi ». »

Plus les communautés se brisent, et plus la pauvreté s'étend, plus les gens, anxieux et effrayés, se réfugient dans le mensonge, dans l'aveuglement. Ceux qui disent la vérité — que ce soit sur le changement climatique ou notre système de totalitarisme inversé — seront traités de séditieux et d'antipatriotes. Ils seront détestés pour leurs attaques contre l'illusion. Il s'agit, comme le souligne Gabler, du danger d'une société dominée par le divertissement. Une telle société, écrit-il, « a mortellement ciblé les valeurs les plus appréciées des intellectuels. Il s'agit du triomphe des sens sur l'esprit, de l'émotion sur la raison, du chaos sur l'ordre, de l'identité sur le superégo. Le divertissement était le pire cauchemar de Platon [et celui de Blaise Pascal, NdT, entre autres]. Il abandonne le rationnel et intronise le sensationnel, et, en cela, abandonne la minorité intellectuelle et intronise les masses creuses. »

Le désespoir, l'impuissance et la détresse amoindrissent la résilience émotionnelle et intellectuelle nécessaire à la confrontation de la réalité. Tous ces exclus s'accrochent aux formes divertissantes d'auto-illusionnement proposées par les élites dirigeantes. Ce segment de la population est facile à mobiliser pour « purger » la nation des dissidents et des « contaminants ». Les systèmes totalitaires, le nôtre y compris, ne manquent jamais de bourreaux volontaires.

Beaucoup de gens, peut-être même la plupart, ne se réveilleront pas. Les rebelles qui se soulèveront pour tenter de contre-attaquer les forces despotiques subiront non seulement la violence de l'état, mais aussi la haine et la violence instinctive des victimes aveuglées de l'exploitation. Les systèmes de propagande diaboliseront implacablement ceux qui résistent, mais aussi les musulmans, les travailleurs sans papiers, les écologistes, les afro-américains, les homosexuels, les féministes, les intellectuels et les artistes. L'utopie arrivera, promettront les systèmes de propagande étatique à leurs adeptes, lorsque ceux qui gênent ou nuisent seront anéantis. Donald Trump incarne parfaitement ce scénario.

Le psychanalyste et sociologue allemande Erich Fromm, dans son livre « l'évitement de la liberté », explique comment ceux qui ont été dévalorisés, aspirent à « renoncer à leur liberté ». Les systèmes totalitaires, souligne-t-il, fonctionnent comme les cultes religieux messianiques.

"L'individu effrayé", écrit Fromm, « cherche une chose ou une personne à laquelle il pourra accrocher son « moi » ; il ne peut supporter de porter le poids de sa propre individualité plus longtemps, et essaie frénétiquement de s'en débarrasser pour se sentir en sécurité à nouveau, en éliminant ce fardeau : le « moi ». »

Tel est le monde dans lequel nous vivons. Les systèmes totalitaires du passé utilisaient des symboles différents, une iconographie et des peurs différentes. Ils ont émergé d'un contexte historique différent. Mais eux aussi diabolisaient les faibles et persécutaient les forts. Eux aussi promettaient aux dépossédés que c'est en se rattachant aux démagogues, aux partis ou aux organisations promettant un pouvoir inégalable, qu'ils deviendraient puissants. Cela n'a jamais fonctionné. La frustration grandissante, l'impuissance continue et la répression croissante poussent ces individus trahis à réagir violemment, tout d'abord à l'encontre des faibles et des diabolisés, puis contre ceux, parmi eux, qui manquent de pureté idéologique. Il s'agit, finalement, d'une orgie d'auto-immolation. L'instinct de mort, comme l'avait compris Sigmund Freud, possède un certain attrait.

L'histoire peut ne pas se répéter. Mais elle est un écho d'elle-même. La nature humaine est, après tout, constante. Nous ne réagirons pas différemment de ceux qui nous ont précédés. Cela ne doit pas nous dissuader de résister, mais la lutte sera longue et difficile. Bien avant la fin, du sang recouvrira les rues.