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© Associated Press/Michael Probst
Traduction SOTT

Les cultures qui durent ménagent un espace protégé à ceux qui remettent en question et contestent les mythes nationaux. Les artistes, les écrivains, les poètes, les activistes, les journalistes, les philosophes, les danseurs, les musiciens, les acteurs, les réalisateurs et les renégats doivent être tolérés si une culture souhaite éviter le désastre. Les membres de cette classe intellectuelle et artistique, qui ne sont généralement pas les bienvenus dans les halls académiques abrutissants où triomphe la médiocrité, servent de prophètes. Ils sont méprisés ou qualifiés de subversifs par les élites au pouvoir car ils n'adhèrent pas à l'auto-vénération collective. Ils nous forcent à confronter les postulats non avérés, de ceux qui, s'ils ne sont pas remis en cause, mènent à la destruction. Ils exposent l'insincérité et la corruption des élites dirigeantes. Ils expriment clairement l'absurdité d'un système fondé sur l'idéologie d'une croissance infinie, d'une exploitation continuelle et d'une expansion constante. Ils nous avertissent du poison du carriérisme et de la futilité de la quête du bonheur par l'accumulation de richesses. Ils nous confrontent à nous-mêmes, depuis l'amère réalité de l'esclavage et des lois Jim Crow jusqu'au massacre génocidaire des Indiens d'Amérique, en passant par la répression des mouvements ouvriers, les atrocités perpétrées lors des guerres impériales, les atteintes à l'écosystème. Ils nous font douter de notre vertu. Ils contestent les clichés faciles que nous utilisons pour décrire la nation - le pays de la liberté, le meilleur pays sur Terre, le flambeau de la liberté - pour exposer nos ténèbres, nos crimes et notre ignorance. Ils offrent la possibilité d'une vie pleine de sens et la capacité de se transformer.

Les sociétés humaines voient ce qu'elles veulent voir. Elles créent des mythes identitaires nationaux à partir d'un mélange d'événements historiques et de fantasmes. Elles ignorent les faits déplaisants qui égratignent l'auto-glorification. Elles croient naïvement à la notion de progrès linéaire et à la suprématie nationale assurée. C'est ça le nationalisme - des mensonges. Et si une culture perd sa capacité de penser et d'expression, si elle réduit effectivement au silence les voix dissidentes, si elle se retranche dans ce que Sigmund Freud appelait les « souvenirs-écrans », ces mélanges rassurants de faits et de fiction, elle meurt. Elle abandonne son mécanisme interne qui percerait son aveuglement. Elle fait la guerre à la beauté et à la vérité. Elle abolit le sacré. Elle transforme l'éducation en formation professionnelle. Elle nous laisse aveugles. Nous sommes perdus en mer en pleine tempête. Nous ne savons pas où nous sommes. Nous ne savons pas où nous allons. Et nous ne savons pas ce qu'il va nous arriver.

Le psychanalyste John Steiner appelle ce phénomène « fermer les yeux ». Il remarque que souvent nous avons accès à la connaissance adéquate mais, parce qu'elle est déplaisante et déconcertante, nous choisissons inconsciemment, et parfois consciemment, de l'ignorer. Il utilise l'histoire d'Œdipe pour illustrer son propos. Il plaidait qu'Œdipe, Jocaste, Créon et Tirésias « l'aveugle » avaient compris la vérité, qu'Œdipe avait tué son père et s'était marié à sa mère selon la prophétie, mais ils s'entendirent pour l'ignorer. Nous aussi, écrit Steiner, fermons les yeux sur les dangers qui nous menacent, malgré la pléthore de preuves que si nous ne reconfigurons pas radicalement nos relations mutuelles et avec le monde naturel, la catastrophe est assurée. Steiner décrit une vérité psychologique profondément effrayante.

J'ai observé cette capacité collective à l'aveuglement parmi les élites urbaines de Sarajevo, et plus tard de Pristina, lors des guerres en Bosnie et au Kosovo. Ces élites instruites refusaient obstinément de croire que la guerre était possible bien que les actes de violence de groupes armés rivaux avaient déjà commencé à déchirer le tissu social. La nuit, vous pouviez entendre des coups de feu. Mais ils étaient les derniers à « savoir ». Et nous sommes tout aussi aveuglés. Les preuves physiques du délabrement national - les infrastructures croulantes, les usines et autres lieux de travail abandonnés, les rangées d'entrepôts détruits, la fermeture des bibliothèques, des écoles, des casernes de pompiers et des bureaux de poste - que nous voyons physiquement, passent en fait inaperçues. La détérioration rapide et terrifiante de l'écosystème, prouvée par les températures en hausse, les sécheresses, les inondations, la destruction des récoltes, les tempêtes monstres, la fonte de la calotte glaciaire et l'élévation du niveau des mers, ne rencontrent que les yeux hagards et fermés de Steiner.

A la fin de la pièce de Sophocle, Œdipe se crève les yeux et erre dans la campagne avec sa fille Antigone pour guide. Autrefois roi, il devient un étranger en pays étranger. Il meurt, selon les mots d'Antigone, « comme il le désirait, sur une terre hospitalière ».

Dans Le Roi Lear, William Shakespeare joue avec le même thème de la vue et de la cécité. Ceux qui ont des yeux dans Le Roi Lear, sont incapables de voir. Gloucester, dont les yeux ont été arrachés, trouve dans sa cécité une vérité révélée. « Je n'ai pas de chemin, je n'ai donc pas besoin d'yeux. », dit Gloucester après avoir été aveuglé. « Je suis tombé quand j'y voyais. » Quand Lear bannit sa seule fille loyale, Cordelia, qu'il accuse de ne pas l'aimer assez, il s'écrit « Hors de ma vue ! » Ce à quoi Kent répond :
Sois plus clairvoyant, Lear, et laisse-moi rester
le point de mire constant de ton regard.
L'histoire de Lear, comme l'histoire d'Œdipe, parle d'atteindre cette vision intérieure. Elle parle de la moralité et de l'intellect qui sont aveuglés par l'empirisme et la vue. Il s'agit de comprendre que l'imagination humaine est, comme l'a vu William Blake, notre manifestation de l'Éternité. « L'amour sans imagination est une mort éternelle. »

Le spécialiste de Shakespeare Harold Goddard a écrit : « l'imagination n'est pas la faculté de créer une illusion ; c'est la faculté par laquelle, seul, l'homme appréhende la réalité. L'« illusion » s'avère être la vérité ». « Que la foi évince les faits », dit Starbuck dans Moby Dick.

« C'est seulement notre absurde préjugé « scientifique » que la réalité doit être physique et rationnelle qui nous rend aveugle à la vérité », avertissait Goddard. Il y a, comme l'écrivait John Milton, « des choses invisibles à l'œil mortel ». Mais ces choses ne sont pas professionnelles ou factuelles ou empiriques. On ne les trouve pas dans les mythes nationaux de gloire et de puissance. Elles ne s'atteignent pas par la force. Elles ne viennent pas par la cognition ou le raisonnement logique. Elles sont intangibles. Ce sont les réalités de la beauté, du chagrin, de l'amour, de la quête de sens, de la lutte pour faire face à notre propre mortalité et de la capacité à affronter la vérité. Et les cultures qui méprisent ces forces d'imagination se suicident. Elles ne voient pas.

Shakespeare écrivait : « comment la beauté se défendrait-elle contre cette furie, elle qui en action n'est pas plus forte qu'une fleur ? » L'imagination humaine, la capacité d'avoir une vision, de construire une vie pleine de sens plutôt que l'utilitarisme, est aussi délicate qu'une fleur. Et si elle est écrasée, si un Shakespeare ou un Sophocle ne sont plus jugés utiles dans le monde empirique des affaires, du carriérisme et du pouvoir des entreprises, si les universités pensent qu'un Milton Friedman ou un Friedrich Hayek sont plus importants pour leurs étudiants qu'une Virginia Woolf ou un Anton Chekhov, alors nous devenons des barbares. Nous assurons notre propre extinction. Les étudiants à qui l'on dénie la sagesse des grands oracles de la civilisation humaine - les visionnaires qui nous exhortent à ne pas nous vénérer nous-mêmes, à ne pas nous agenouiller devant l'émotion humaine de base qu'est l'avidité - ne peuvent pas être instruits. Ils ne peuvent pas voir.

Pour penser, nous devons, comme Épicure l'avait compris, « vivre caché ». Nous devons ériger des murs pour ne pas laisser entrer les phrases creuses et le bruit de la foule. Nous devons nous retrancher dans une culture basée sur l'écrit où les idées ne sont pas déformées en phrases-chocs et en clichés qui empêchent de penser. La pensée c'est, comme l'écrit Hannah Arendt, « un dialogue muet de moi avec moi-même ». Mais la pensée, écrit-elle, présuppose toujours la condition humaine de pluralité. Elle n'a pas de fonction utilitaire. Ça n'est pas une fin ou un but en dehors d'elle-même. Elle diffère du raisonnement logique qui se concentre sur un but fini et identifiable. La raison logique, les actes de cognition, servent à l'efficience d'un système, y compris la puissance des entreprises, qui est généralement au mieux moralement neutre et souvent malfaisante. L'inaptitude à penser, écrit Arendt, « n'est pas le défaut des légions de gens qui manquent d'intelligence, mais une possibilité qui, sans arrêt, guette tout un chacun - y compris les hommes de laboratoire, les érudits et autres spécialistes de l'équipée mentale ».

Notre culture d'entreprise nous a effectivement coupés de notre imagination humaine. Nos dispositifs électroniques s'ingèrent de plus en plus profondément dans des espaces qui étaient autrefois réservés à la solitude, la réflexion, l'intimité. Nos ondes hertziennes sont remplies de tape-à-l'œil et d'absurde. Nos systèmes d'éducation et de communication méprisent les disciplines qui nous permettent de voir. Nous célébrons les aptitudes professionnelles prosaïques et les conditions ridicules des tests standardisés. Nous avons rejeté ceux qui pensent, y compris de nombreux enseignants des sciences humaines, dans une jungle où ils ne peuvent trouver ni emploi, ni rémunération, ni voix. Nous suivons l'aveugle sur la falaise. Nous faisons la guerre à nous-mêmes.

L'importance vitale de la pensée, écrit Arendt, n'apparaît qu'« aux époques de transition, lorsque les hommes n'ont plus confiance en la stabilité du monde et dans le rôle qu'ils y jouent, et lorsque les problèmes des conditions générales de la vie humaine, lesquelles en tant que telles sont contemporaines de l'apparition de l'homme sur la Terre, prennent une intensité rare. » Nous n'avons jamais autant besoin de nos penseurs et de nos artistes qu'en temps de crise, comme nous le rappelle Arendt, car ils nous fournissent les récits subversifs qui nous permettent d'établir une nouvelle ligne de conduite, une qui puisse assurer notre survie.

« Que faut-il faire pour gagner la vie éternelle ? », demande Dimitri à Starov dans Les Frères Karamazov, ce à quoi Starov répond : « Surtout ne vous mentez pas à vous-même. »

Et voici le dilemme que nous rencontrons en tant que civilisation. Nous marchons collectivement vers l'auto-anéantissement. Le capitalisme corporatif, si on le laisse continuer, nous tuera. Pourtant nous refusons, car nous ne pensons et n'écoutons plus ceux qui pensent, de voir ce qui va nous arriver. Nous avons créé des mécanismes divertissants pour cacher et étouffer les dures vérités, du changement climatique à l'effondrement de la mondialisation en passant par notre asservissement au pouvoir des grandes entreprises, ce qui signifiera notre auto-destruction. Si l'on ne peut rien faire d'autre, nous devons, même en tant qu'individus, entretenir le dialogue intime et la solitude qui rendent la pensée possible. Mieux vaut être un paria, un étranger dans son propre pays, qu'un paria de son propre moi. Mieux vaut voir ce qui va nous arriver et résister que de se retrancher dans les fantasmes embrassés par une nation d'aveugle.

Chris Hedges a été correspondant à l'étranger pendant presque 20 ans en Amérique centrale, au Moyen-Orient et dans les Balkans. Il a exercé dans plus de 50 pays et a travaillé pour The Christian Science Monitor, National Public Radio, The Dallas Morning News et The New York Times, pour lequel il fut correspondant à l'étranger pendant 15 ans. Hedges est agrégé supérieur au Nation Institute in New York City et a enseigné à l'Université Columbia, l'Université de New York et l'université Princeton. Il enseigne actuellement aux détenus d'un établissement correctionnel dans le New Jersey.