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© Le Soleil

(Québec) C'est le genre de collègue qui vous pourrit la vie. Cupide, manipulateur et impitoyable, il n'hésite pas à écraser les autres pour monter dans l'entreprise. Et pourtant, vos patrons l'adorent.

Un jour ou l'autre, il y a de fortes chances que vous ayez déjà croisé quelqu'un comme ça au boulot qui, malgré tout ce qu'il pouvait faire comme dégâts, ne ressentait jamais le besoin de faire un examen de conscience.

Les psychologues ont un nom pour ce genre d'individu : «psychopathe». Contrairement à la croyance populaire, ce ne sont pas tous des tueurs en série. Seulement 10 % sont assez violents pour se retrouver en prison. Les autres sont parmi nous - à l'école, dans votre équipe de hockey, au café, dans votre bain. Selon certaines estimations, ils représenteraient 1 % de la population générale, donc près de 70 000 Québécois.

Nuisance au boulot

Le travail est une des sphères de la vie où ils réussissent le plus parce que les symptômes de ce trouble grave de la personnalité - la «psychopathie» - s'apparentent souvent aux qualités valorisées dans l'entreprise moderne. D'ailleurs, les psychopathes sont souvent très convaincants durant l'entretien d'embauche, indique au Soleil le Dr Paul Babiak, psychologue industriel et coauteur, avec le spécialiste mondialement reconnu de la psychopathie Robert Hare, du livre Snakes in Suits : When Psychopaths Go to Work.

«Ils se révèlent charmants, un peu grandiloquents, un peu narcissiques, mais cela apparaît comme de la confiance en soi, décrit-il. Ils sont manipulateurs, mais passent pour des gens persuasifs. Ils manquent d'empathie, mais dans le monde des affaires, ce n'est pas nécessairement vu comme une mauvaise chose, spécialement quand il y a des décisions difficiles à prendre, comme fermer une usine ou une manufacture.»

Les psychopathes sont incapables de ressentir des remords, de la culpabilité ou de se mettre dans la peau de quelqu'un d'autre. Ils s'ennuient rapidement, recherchent la gratification immédiate et voient leurs collègues de manière strictement utilitaire. Résultat, ils minent le moral de l'équipe et freinent la productivité, souligne M. Babiak.

Il y a 10 ou 15 ans, lorsque les entreprises étaient davantage hiérarchisées et réglementées, les psychopathes avaient plus de mal à gravir les échelons, poursuit-il. Mais dans l'environnement économique actuel, toujours plus compétitif, plus rapide et déréglementé, leur ascension est devenue beaucoup plus facile.

Son coauteur Robert Hare en avait donné quelques exemples à Montréal en octobre dernier. Invité-vedette des Rendez-vous de l'Autorité des marchés financiers, un colloque annuel lancé il y a trois ans dans la foulée de l'affaire Norbourg, le professeur émérite de l'Université de Colombie-Britannique avait fait défiler les photos de plusieurs criminels financiers. Parmi les plus illustres, il y avait Jeff Skilling, l'ancien président de la firme frauduleuse texane Enron, condamné à 24 ans de prison pour fraude en 2006, et Daniel W. Heath, une sorte d'équivalent californien de Vincent Lacroix, qui a fait disparaître 197 millions $ placés par de petits investisseurs, condamné à 127 ans de prison.

Aveugles aux sentiments

Qu'ils soient tueurs en série ou criminels financiers, les psychopathes ne se soucient pas des torts qu'ils peuvent causer à autrui parce qu'ils en sont tout simplement incapables. «Essayer d'expliquer des sentiments à un psychopathe, c'est comme décrire des couleurs à un daltonien», illustrait M. Hare à un journaliste de La Presse.

Auteur de la fameuse liste de vérification en 20 points pour détecter les psychopathes chez les criminels, M. Hare l'a réadaptée pour les psychopathes au travail en excluant les comportements antisociaux et en retenant huit traits de personnalité distinctifs (voir le questionnaire Votre collègue est-il un psychopathe?).

En 2001, deux chercheuses britanniques de l'Université de Surrey se sont servies de cette liste pour comparer les traits de personnalité de 39 pdg de grandes entreprises britanniques avec ceux de patients psychiatriques et de criminels avec des problèmes de santé mentale. «Notre échantillon était petit, mais les résultats étaient définitifs. (...) Les troubles de personnalité des gens d'affaires se confondaient avec ceux des criminels et des patients psychiatriques», expliquait dans le New York Times Belina Board, une des chercheuses.

Psychopathes à succès

Mme Board et sa collègue Katarina Fritzon en concluaient que les pdg en question étaient devenus «des psychopathes à succès», par rapport aux «psychopathes sans succès», plus agressifs et plus impulsifs, qui échouent en prison.

Pour la plupart, les psychopathes criminels sont habituellement issus de milieux plus pauvres et ont grandi dans des familles difficiles. En revanche, les psychopathes au travail viennent souvent de familles de la classe moyenne ou plus élevée et ils ont grandi avec des familles aimantes, souligne M. Babiak dans Snakes in Suits. Ceux que le psychologue a interviewés étaient presque tous allés à l'université et plusieurs détenaient des doctorats. Or, ils avaient tendance à raconter qu'ils avaient grandi dans des conditions difficiles et avaient dû travailler fort pour se rendre où ils étaient.

Bien sûr, un homme ou une femme d'affaires peut être menteur et posséder d'autres des traits de personnalité du psychopathe sans en être un. Le problème, quand on apprend à connaître les psychopathes, c'est qu'on peut se mettre à en voir partout, admet M. Babiak. «Oui, dit-il. (...) Mais il vaut mieux savoir les reconnaître quand il y en a un près de vous.»

Et les femmes?

Les chercheurs ne s'entendent pas sur la proportion de femmes chez les psychopathes. Certains disent qu'elles sont rares ; d'autres qu'elles sont presque aussi répandues que les hommes.

Chose certaine, elles existent. On pense à Karla Homolka. Sauf que, comme pour leurs vis-à-vis masculins, les psychopathes féminines ne sont pas toutes des meurtrières. En 2006, Elham Forouzan, chercheuse au centre de recherche de l'Institut Philippe-Pinel de Montréal et psychologue à l'hôpital Louis-H.-Lafontaine, a mené une étude auprès de 80 femmes incarcérées dans des prisons québécoises. Le journal Forum, de l'Université de Montréal, rapportait que Mme Forouzan avait entre autres conclu que durant l'adolescence, les femmes adoptaient plutôt des comportements autodestructeurs et commettaient des vols et des fraudes, alors que les hommes avaient surtout des comportements violents. L'étude de Mme Forouzan montrait également que la promiscuité sexuelle des femmes psychopathes servait davantage à «exploiter» les autres, tandis que les hommes recherchaient des «sensations fortes».