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Le besoin compulsif d'utiliser son smartphone est alimenté par un petit groupe de structures cérébrales formant le « circuit de récompense » du cerveau. Crédits photo : Sébastien SORIANO/Le Figaro
Les nouvelles technologies mettent le cerveau dans une situation permanente de multitâche pour laquelle il n'est pas conçu.

Par Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche, Centre de recherche en neurosciences de Lyon*

Toujours à portée de main, nos iPhone, BlackBerry et autres smartphones détournent régulièrement notre attention du moment présent pour la plonger dans un monde d'informations abstraites. Comment notre cerveau réagit-il? Les découvertes récentes des neurosciences nous aident à mieux comprendre l'attraction qu'exercent ces appareils et ses conséquences.

Le besoin compulsif d'utiliser son smartphone est alimenté par un petit groupe de structures cérébrales formant le «circuit de récompense» du cerveau. Ce circuit joue un rôle central dans la motivation et le plaisir et dans les phénomènes d'addiction. Les neurones constitutifs de ce circuit de la récompense réagissent dès que se profile une récompense, d'où son nom, pour encourager les actions susceptibles de l'obtenir: boire quand nous avons soif, par exemple. Une étude récente réalisée chez le singe a montré que certains neurones réagissent aussi à la perspective d'une information importante, comme le sont pour nous celles véhiculées par les mails et les SMS. L'action consistant à aller chercher une information potentiellement importante est donc très direc­tement encouragée par ce circuit. Le cerveau a littéralement «soif» d'information, au point de causer parfois un phénomène d'addiction.

Nous ne savons pas encore si l'utilisation des smartphones a des effets durables sur l'organisation fonctionnelle du cerveau - l'apparition de zones dédiées à leur usage par exemple. En revanche, il est clair que ces nouvelles technologies mettent le cerveau dans une situation permanente de multitâche pour laquelle il n'est pas forcément conçu. La façon dont nous utilisons notre cerveau et notre attention est en train de changer.

Une hiérarchie des priorités

Le cerveau possède la capacité remarquable d'adapter spontanément ses priorités en fonction du contexte dans lequel il se trouve. Je pense à nager en voyant la piscine devant moi, plus spontanément qu'au cours d'une réunion de travail au bureau. Chaque contexte active donc spontanément certaines propositions d'actions et l'attention suit: de nombreuses expériences montrent que ce que nous percevons du monde qui nous entoure dépend à chaque moment de ce que nous avons à y faire.

Les technologies mobiles de type smartphone juxtaposent dans un même espace plusieurs contextes: au bord de la piscine, je «suis» en quelque sorte également au travail face à mon collègue, avec un ami me montrant ses photos de vacances ou au cinéma devant un film. De nombreux objectifs nécessitant notre attention sont, dès lors, accessibles. Mais l'attention s'y perd; elle ne sait plus quoi privilégier. Le cerveau doit donc «apprendre» à définir une hiérarchie dans ses priorités, auparavant imposée par le contexte unique dans lequel nous nous trouvions à chaque moment. Au bord de la piscine, nous ne pensions pas (ou presque) à notre collègue de bureau...

Par ailleurs, l'attention a aussi tendance à effacer de notre univers perceptif tout ce qui n'est pas pertinent par rapport à la petite liste de choses à faire que nous gardons en permanence en tête, consciemment ou non. Cet effet de sélection conduit à un appauvrissement de notre expérience sensorielle, pour la concentrer sur ce qui nous semble pertinent a priori: le texte que je suis en train de lire. Les expériences sensorielles les plus complètes surgissent donc à des moments «en creux» de l'existence pendant lesquels nous ne sommes pas occupés à accomplir quelque chose. Ces moments sont des phases d'écoute et de réceptivité accrue à ce qui nous entoure, ou à ce que nous ressentons. En nous plaçant continûment dans un contexte favorable à l'action, les smartphones ont tendance à éliminer ces «blancs».

Du bon usage de l'attention

Mais comme souvent, ce n'est pas tant la technologie qui doit être mise en cause que l'usage que nous en faisons. Les smartphones sont devenus une composante essentielle de l'organisation de notre vie familiale, sociale et professionnelle. Apprenons donc à les utiliser, au-delà de la simple notice technique. Soyons conscients de la charge qu'ils font peser sur nos capacités attentionnelles. Les développements récents des neurosciences cognitives permettent maintenant d'envisa­ger de véritables programmes d'éducation de l'attention, renseignant sur ses limites et son bon usage. Dans cet univers de multitâche permanent, ce bon usage ne va plus de soi et il est peut-être temps d'envisager une véritable éducation de l'attention, notamment en milieu scolaire, qui prépare dès l'enfance à la vie connectée.

* Auteur de «Le Cerveau attentif: contrôle, maîtrise et lâcher-prise», Odile Jacob, 2011.www.lecerveauattentif.fr