Grégoire Chamayou et Thomas Hippler ont tous deux consacré un ouvrage à la question du gouvernement par les airs, dont les drones sont l'ultime sophistication. Le premier est l'auteur de « Théorie du drone
» (La fabrique, 2013), le second du « Gouvernement du ciel
» (à paraître en février 2014 aux éditions Prairies Ordinaires). Entretien croisé.Cet entretien avec Grégoire Chamayou et Thomas Hippler a été publié dans le numéro 14 de la version papier d'Article11, disponible en kiosques jusque fin janvier 2014.
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L'armée états-unienne dispose à ce jour d'environ 7 000 drones, dont une partie sert à bombarder des pays comme le Yémen ou le Pakistan. Leurs frappes «
silencieuses » ont déjà causé des milliers de victimes - combattants ou civils. Un désastre qui en annonce d'autres, les drones étant de plus en plus utilisés à l'intérieur même des nations occidentales pour le maintien de l'ordre. Comment leur échapper ?
Dans l'histoire des guerres, comment situer l'apparition d'avions sans pilotes ? Thomas Hippler : Un siècle sépare quasiment jour pour jour les opérations aériennes de l'Otan en Libye de 2011 et la première bombe de l'histoire, lancée dans la même région en 1911 par l'Italie. Les bombardements aériens sont dès l'origine une pratique coloniale, expérimentée d'abord en Libye puis perfectionnée en Irak dans les années 1920, sous l'appellation de
Police bombing. Conceptualisée par les Britanniques, cette stratégie militaire a aussi été employée par la France (en Syrie ou au Maghreb) et par toutes les puissances impériales.
Au départ technique de police coloniale élaborée pour mater les insurrections indigènes, le bombardement va devenir une machine de guerre au fil des grands conflits mondiaux. Jusqu'à la fin du XX
e siècle, on assiste ainsi à la mise en place d'un gouvernement mondial par les airs, qui se décline aujourd'hui encore selon deux logiques : d'une part, des stratégies « néo-douéthiennes » - d'après Giulio Douhet, théoricien de la guerre aérienne - selon lesquelles l'aviation peut vaincre à elle seule l'ennemi et, d'autre part, des logiques de guerre perpétuelle, c'est-à-dire des bombardements à des fins policières, conduits aujourd'hui grâce aux drones.
Le Police bombing est la face obscure du cosmopolitisme - bâtir un monde unifié nécessite de recourir contre toute tentative de subversion à des forces de maintien de l'ordre. Soit à une police analogue aux polices nationales, mais à l'échelle mondiale.
Grégoire Chamayou : Pour saisir l'usage actuel des drones chasseurs-tueurs américains, il faut effectivement passer par cette généalogie coloniale du pouvoir aérien, qui se perpétue aujourd'hui sous d'autres formes au Yémen, en Somalie ou au Waziristan (région du Pakistan). Il s'agit d'une stratégie de « Technologie plutôt qu'occupation », selon l'expression de l'architecte israélien Eyal Weizman : on contrôle le territoire par les airs, de façon verticale, plutôt qu'horizontalement, par la présence au sol.
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Ce que le juriste et ancien nazi Carl Schmitt écrivait en son temps sur la verticalisation du pouvoir induite par l'arme aérienne vaut toujours pour le drone employé comme arme autonome : « En transformant de nos jours la guerre en une opération de police contre des trublions, des criminels et des agents nuisibles, il faut bien aussi amplifier la justification des méthodes de ce police bombing. On se voit ainsi contraint de pousser la discrimination de l'adversaire jusqu'à des proportions abyssales. »
1Le pouvoir de police létale mondiale dont les drones chasseurs-tueurs forment le bras armé a cependant ceci de spécifique, par rapport aux bombardements d'antan, qu'il s'exerce sur un mode à la fois individualisé (on prétend pouvoir cibler des individus déterminés) et préventif (on s'attaque à des menaces que l'on assure imminentes, on abat des présumés dangereux). Et puis, et peut-être surtout, on voit : le drone armé est une caméra de surveillance, volante et équipée de missiles.
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