Le sionisme tel que pratiqué par l'État d'Israël est rarement analysé sous le prisme de l'analyse historique. Le sujet est si sensible, si « dramatique », qu'on en oublie souvent ses racines au profit de clichés approximatifs. Un manque que l'ami Karib a souhaité pallier, via un retour détaillé sur la construction de cette doctrine.

Palestine, 2002
© Joss DrayPhotographie prise en 2002 dans le cadre d’un travail réalisé pour l’association France-Palestine
La scène se passe dans un salon. Rien de péjoratif à ce terme : pour la plupart, nous disposons d'un salon. Ou d'une pièce où l'on reçoit. Des copains, de bonnes bouteilles et quelques inconnus. On cause du dernier film à la mode, du ripolinage du Front National, de la croisade anti-Roms ; on s'indigne des propos de Manuel Valls, et puis... quelqu'un a la mauvaise idée d'évoquer le dernier bombardement de Gaza. Ou une quelconque intervention de l'armée israélienne à Hébron ou à Naplouse. Des dizaines, des centaines de morts. On s'indigne. Jusqu'à ce que l'un des deux inconnus assis sur le canapé, qu'on sentait jusque là un peu crispé, intervienne : « Vous voulez la disparition de l'État d'Israël, c'est ça ? L'extermination des Israéliens ? » Son voisin renchérit : « Les Juifs ont quand même droit à un pays, comme les autres peuples ! » Le premier en rajoute une couche : « Après la Shoah, il est bien légitime que les juifs aient un pays pour les accueillir. Quel monstre oserait leur dénier ce droit ? Et puisque ce pays est attaqué de toutes parts, il faut bien le défendre. »

Tout cela n'a-t-il pas l'apparence du bon sens ? Et ceux qui n'adhèreraient pas à de tels énoncés seraient-ils autre chose que des antisémites, avoués ou dissimulés ?

Face à une telle « évidence, » la conversation se perd ensuite immanquablement dans le même schéma réducteur. Penaud, celui qui connaît mal la question ne pourra que bredouiller quelques mauvais arguments en faveur des « pauvres Palestiniens » qui eux aussi.... Triomphant, le partisan de l'État d'Israël dégainera les attentats suicide ou - si la discussion s'est portée sur le terrain historique - le grand mufti de Jérusalem et son bataillon de SS. Peu enclin à se laisser traiter d'antisémite, l'interlocuteur battra prudemment en retraite malgré les dizaines de victimes carbonisées qu'il a évoquées au début. La soirée se terminera plutôt mal. Et en fin de compte, on maudira le gauchiste rigide qui a plombé le dessert. Même qu'à cause de lui, personne n'a remarqué la bouteille de bourgogne hors de prix...

Conclusion, pour ne pas gâcher un bon repas, il faudrait admettre comme postulat que :

1) L'État d'Israël est un État comme les autres.
2) Ceux qui ne partagent pas cette opinion sont des antisémites.

Le recours à l'exemple du « dîner gâché » peut sembler anecdotique au regard du sujet, mais il illustre très bien une constante des débats sur le sujet : ceux-ci sont tellement « pollués » de considérations passionnelles qu'ils n'ont plus grand chose de rationnel. Un simple rappel historique des faits suffirait pourtant à remettre les éléments dans un tout autre contexte, à construire l'argumentation sur des bases plus solides. Sans un détour par l'Histoire, celle de la lente construction puis de la proclamation de l'État d'Israël, on se condamne à ne ressasser que des clichés approximatifs, à opposer une opinion mal informée à une autre qui l'est tout autant.

Naissance du sionisme

Que se passe-t-il donc en Palestine à la toute fin du XIXe siècle, lorsque se manifeste pour la première fois l'entreprise sioniste, c'est-à-dire l'installation de Juifs décidés à créer leur propre État ?

La Palestine n'est alors qu'une province arabe de l'Empire ottoman, couramment désignée comme « Syrie du sud. » Essentiellement rurale, elle connaît en grande partie un mode de production latifundiaire, avec de grands propriétaires terriens absentéistes qui vivent en général en Égypte, au Liban ou en Turquie. Comme dans tout le Moyen Orient, différentes communautés religieuses s'y côtoient : musulmans sunnites (majoritaires), chrétiens de diverses obédiences et juifs. Tous ces gens vivent en bonne entente, même s'il ne faut pas idéaliser cette cohabitation : dans la région il y a toujours eu des rivalités et parfois des affrontements entre communautés. Mais rien de comparable à l'antisémitisme qui sévit en Europe.

Car au même moment, l'antisémitisme fait rage sur le Vieux Continent. Dans l'empire russe, les Cosaques se livrent à de sanglants pogroms ; en Pologne, les habitants du shtetl sont méprisés, tenus à l'écart ; en France, Drumont publie La France juive tandis qu'on envoie le capitaine Dreyfus à l'île du Diable.

Ces persécutions entraînent diverses ripostes. Dont des réponses de classe. C'est ainsi en 1897 qu'est créé le Bund, l'organisation révolutionnaire du prolétariat juif au sein de l'empire russe. De nombreux prolétaires juifs rejoignent aussi les organisations anarchistes.
Mais les persécutions antisémites provoquent également l'essor d'une nouvelle doctrine : le sionisme. Celle-ci apparaît officiellement au premier congrès sioniste de Bâle en août 1897. C'est en fait une forme de nationalisme juif. Sauf que contrairement aux nationalismes qui agitent alors - par exemple - l'empire des Habsbourg, le sionisme est dépourvu d'un territoire propre où il pourrait se déployer. _ Conséquence : d'âpres discussions agitent le mouvement à la fin du XIXe siècle et au début du XXe : où fonder l'État juif ? En Argentine ? En Ouganda ? Au Congo ? En Palestine ? C'est finalement cette dernière région qui est choisie, sans pourtant faire l'unanimité. C'est dire, déjà, que l'argument qui fait de la présence dans l'antiquité de tribus juives en Eretz Israël (la terre d'Israël) n'apparaissait pas de prime abord comme essentiel !

Conscient que la réalisation d'un projet aussi monumental (transférer des millions de juifs d'Europe dans une région de l'Empire ottoman) ne peut aboutir qu'avec l'aide de ce que l'on appelait à l'époque les Puissances, Theodor Herzl, l'un des principaux animateurs de la cause sioniste, consacre ses dernières années à parcourir l'Europe pour obtenir cet appui. Il va même jusqu'à tenter de soudoyer le sultan ottoman. Peine perdue. Les Allemands, les Français, les Russes et les Ottomans l'éconduisent successivement. Seuls les Britanniques, plus « finauds », devinent tout le parti qu'ils pourraient tirer de cette doctrine d'illuminés.

Car dans une grande partie du monde juif, les sionistes font bel et bien figure d'illuminés. Voire, pour le Bund, de franches canailles : « Le congrès [du Bund] considère le sionisme comme une réaction de la classe bourgeoise contre l'antisémitisme et la situation anormale du peuple juif. Le sionisme politique érigeant pour but la création d'un territoire pour le peuple juif ne peut prétendre résoudre la question juive ni satisfaire le peuple dans son ensemble et demeure une utopie irréalisable. Le congrès estime que l'agitation sioniste est un frein au développement de la conscience de classe. Que ce soit dans les organisations économiques (caisses de secours mutuel du Bund) ou politiques, il ne faut pas admettre les sionistes » (Quatrième congrès du Bund, 1901).
En 1905, le Bund fait paraître un texte prémonitoire : « Ceux qui devraient être expropriés ne se laisseront sans doute pas faire les bras croisés. Le capitalisme en Eretz Israël ne préférerait-il pas la force de travail arabe, bon marché ? Est-ce que les sionistes socialistes penseraient établir une zone d'implantation spéciale pour les bédouins et promulguer des lois d'exception contre les travailleurs migrants non juifs ? »

Le projet est d'ailleurs lent à démarrer. Entre 1882 et 1914, époque des pires pogroms en Europe orientale, deux millions et demi de Juifs quittent la région, mais seuls 61 000 d'entre eux choisissent de s'installer en Palestine. Les autres préfèrent les États-Unis ou l'Europe occidentale.

C'est en 1917, en pleine guerre mondiale, que les Britanniques publient la célèbre déclaration Balfour, appuyant en Palestine la création d'un foyer national juif. La « perfide Albion » peaufine déjà le dépeçage de l'Empire ottoman, allié de l'Allemagne impériale, tandis que les accords Sykes-Picot consacrent le partage de la région entre les impérialismes français et britannique. Inutile de dire que le sort des juifs d'Europe n'intéresse aucunement le gouvernement britannique, qui n'a en vue que la protection de la route des Indes et des régions pétrolifères qu'il a habilement soustraites aux Français. En 1920, la Société des Nations, la SDN, confie aux Britanniques un protectorat sur la Palestine.

Tout est prêt pour le croisement monstrueux du nationalisme juif et du colonialisme britannique.

« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre »

Si au départ, c'est-à-dire avant la Première Guerre mondiale, l'arrivée de colons juifs en Palestine ne suscite guère d'hostilité de la part de la population locale, il en va différemment lorsque la colonisation s'intensifie. En se multipliant, les colonies juives deviennent « exclusivistes », rejetant le travail arabe, voire tout contact avec les Arabes. Pour la majorité des sionistes, l'Autre n'existe pas, et les habitants ne sont vus que comme un élément du paysage, un élément agaçant que l'on peut écarter d'un trait de plume ou... d'un coup de fusil. L'idéologie sioniste se fonde en effet sur un mythe meurtrier : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Les terres achetées par le Fonds national juif le sont toujours avec la clause « vide de ses habitants ». Les premiers villageois arabes commencent à être chassés de terres achetées à des grands propriétaires absentéistes d'Alexandrie, de Beyrouth ou du Caire. Lotfallah Soliman rapporte par exemple l'achat, en 1920, des 24 000 hectares appartenant à une famille libanaise. La clause « vide de ses habitants » entraîne l'expulsion d'une vingtaine de villages et de 1 700 familles. En mai 1936, éclate une grande révolte contre les Britanniques et leurs protégés sionistes. La répression est féroce et les Britanniques distribuent des armes aux milices juives. Les troubles se poursuivent, s'intensifient et, en octobre 1938, les Anglais utilisent l'artillerie et l'aviation contre les insurgés, faisant entre 5 000 et 15 000 morts. En 1938, la conférence d'Évian, destinée en principe à sauver les juifs menacés par le nazisme, est sabotée par les sionistes, qui font pression sur les États-Unis et l'Angleterre pour qu'ils n'accueillent pas les juifs chez eux. Une seule solution : la Palestine !

En 1942, au sein du mouvement sioniste, la tendance Ben Gourion s'impose face à Chaïm Weitzman, l'anglophile. Ben Gourion a compris que les États-Unis allaient être les grands vainqueurs de la guerre. Le sionisme va alors changer de protecteur. Une aubaine pour les États-Unis, qui cherchent justement à évincer la Grande-Bretagne.

L’hôtel King David après l’attentat 1946
© InconnuL’hôtel King David après l’attentat de 1946
De la même manière qu'Al-Qaïda ou les talibans se retourneront plus tard contre leurs maîtres et créateurs, le pitbull sioniste finit par attaquer son protecteur britannique. Le 22 juillet 1946, l'attentat contre l'Hôtel King David, siège du gouvernement britannique, fait 88 morts.
Dès lors, des coups fourrés diplomatiques aux chantages au problème des réfugiés qui ont survécu à l'extermination nazie, tout va être bon aux sionistes pour obtenir la création d'un État juif. Ils font ainsi mine d'accepter un plan de partage de la Palestine tout en ayant une seule idée en tête : occuper toute la Palestine, du Jourdain à la Méditerranée. Les USA et l'URSS, qui cherchent tous deux à prendre pied dans la région, veulent à toute force évincer l'Angleterre (la France est déjà hors course) et le 29 novembre 1947, un plan de partage ahurissant de la Palestine est voté par l'ONU, entérinant l'idée d'un État juif en Palestine. Dès le lendemain, le nettoyage ethnique de la Palestine commence. Brutal. Des centaines de villages sont attaqués par la Hagannah, la milice sioniste : les maisons sont systématiquement dynamitées, les habitants chassés vers les pays voisins, voire parfois massacrés. L'armée britannique détourne pudiquement les yeux.

Le 15 mai 1948, l'État d'Israël est proclamé. On connaît la suite, mais... on la connaît mal. Le mythe sioniste veut faire croire au pauvre David israélien attaqué par le Goliath arabe. Pensez donc : tous les pays arabes de la région ! En réalité, les armées arabes sont mal équipées, mal entraînées, alors que l'armée israélienne est déjà puissante et bénéficie pour elle de la foi des conquérants. Seul handicap : elle manque d'armes. Mais le pont aérien organisé depuis la Tchécoslovaquie va rapidement y remédier. La seule armée qui aurait pu la menacer, l'armée jordanienne, est neutralisée par un accord secret avec le roi Abdallah : Israël et la Jordanie s'entendent pour se répartir les dépouilles de l'État palestinien.
Palestine, 2002
© Joss DrayPhotographie prise en 2002 dans le cadre d’un travail réalisé pour l’association France-Palestine
Le nettoyage ethnique commencé dès l'annonce du plan de partage, en novembre 1947, se poursuit à la faveur de la guerre, et l'État d'Israël chasse 800 000 Palestiniens de leur pays, soit près des deux tiers de la population. Le massacre de Deir Yassine sème la panique au sein d'une population désarmée. Plus de cinq cents villages palestiniens sont rasés, les cimetières retournés pour qu'il ne soit même plus dit qu'un jour, des Arabes ont vécu sur cette terre. L'État d'Israël naît de l'épuration ethnique.

Les Arabes demeurés en Israël sont soumis à l'autorité militaire jusqu'en 1966. Depuis, ils sont restés des citoyens de seconde zone. Les autres s'entassent dans des camps de réfugiés. On connaît la suite : en 1967, Israël attaque les pays voisins et en profite pour envahir la Cisjordanie et la bande de Gaza, sans les annexer officiellement, mais en les parsemant de colonies juives. L'annexion rampante se poursuit et la soi-disant gauche, lorsqu'elle est au pouvoir, multiplie les colonies de peuplement. La population palestinienne est opprimée, réprimée, réduite à la misère, poussée à l'exil ; ses terres sont confisquées, ses maisons détruites, ses enfants assassinés. La situation actuelle est le fruit de cette longue histoire coloniale.

La bibliographie concernant la Palestine et la naissance d'Israël est longue, mais s'il fallait ne retenir qu'un ouvrage, ce serait sans conteste celui de Lotfallah Soliman, Pour une histoire profane de la Palestine (La Découverte, 1989), auquel cet article doit beaucoup.