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© Grégory Lassalle
Interdite en France, l'exploitation du gaz de schiste se poursuit ailleurs dans le monde, notamment en Argentine. Des multinationales, telle Total, s'installent dans des aires naturelles protégées ou sur des territoires indigènes.

Des steppes arides parsemées d'arbustes, aux portes de la Patagonie. Des vigognes, quelques rares condors. Une étendue sauvage, mais constellée de puits de pétrole. La province de Neuquen est la région pétrolifère de l'Argentine. Le documentaire Terres de schiste, réalisé par Grégory Lassalle avec les Amis de la terre, nous emmène dans ces contrées lointaines où se joue le chapitre d'un combat mondial.

En surface, le décor paraît hostile. Le peuple Mapuche y a trouvé refuge après avoir été chassé de ces terres au 19e siècle. Des éleveurs de chèvres transhument entre les plaines et les Andes. La vie n'est pas facile. Pourtant, sous leurs pieds, se trouve un trésor, cadeau empoisonné, convoité par les plus grandes multinationales de ce monde : du pétrole et du gaz, sous forme de gaz et d'huile de schiste.

Total fore fort

Parmi les compagnies qui sondent les sous-sols argentins, Total figure dans le peloton de tête. L'entreprise réalise dans ce pays du cône sud un rêve qu'elle n'a pas pu mettre en place en France.

Car si la fracturation hydraulique, seule technique reconnue pour exploiter le gaz et le pétrole de schiste, est interdite chez nous par une loi de juillet 2011, elle est autorisée, voire encouragée en Argentine. Le pays mise en effet sur les hydrocarbures non conventionnels pour atteindre son objectif de « souveraineté énergétique ».

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© Grégory LassallePlus de 220 puits ont déjà été forés dans la province de Neuquen
Les réserves sont en effet prometteuses. Selon les dernières estimations du département américain de l'énergie, l'Argentine détiendrait les deuxièmes réserves de gaz mondiales, et les quatrièmes pour le pétrole. Le pays est d'ores et déjà le troisième producteur mondial de gaz de schiste, derrière les États-Unis et le Canada.

Seulement, il manque de moyens pour se mettre au niveau technique de ses puissants concurrents. Pour attirer les investisseurs, le gouvernement accorde des avantages fiscaux et l'extension à trente-cinq ans de la durée des concessions. Et ça marche.

Chevron, Total et d'autres se bousculent au portillon de la Patagonie. Lors de sa venue en France en mars dernier , à l'occasion du Salon du livre, la présidente Cristina Kirchner n'a rencontré qu'un seul chef d'entreprise : Christophe de Margerie, le PDG du groupe français. « L'exploitation du gaz non conventionnel, c'est le pari de la prochaine décennie », a-t-il précisé avec enthousiasme.

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© Clément RobinCarte de Total présentant son implantation en Argentine, en 2011. Aujourd’hui, la compagnie dispose de 11 permis, dont 6 en tant qu’opérateur
Total va donc forer... dans une aire naturelle protégée. Autour du volcan Auca Mahuida. « L'entreprise profite d'un vide juridique, car il n'y a aucune réglementation quant à l'exploitation pétrolière dans les aires protégées, explique Juliette Renaud, des Amis de la Terre. Et le gouvernement de la province de Neuquen n'a pas la volonté ni la capacité de contrôler ce qui est fait ».

Permis octroyés sans avis favorable des experts, travaux commencés sans accord préalable... les irrégularités semblent nombreuses. Mais les autorités laissent faire. Comme le disait le Prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel, « même si les peuples disent non à ses activités, le gouvernement dit oui aux entreprises, car il place l'intérêt économique avant la vie du peuple ».

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© Clément RobinCertains permis d’exploration, notamment ceux de Chevron, sont sur des territoires Mapuche
Une énorme consommation d'eau dans une région aride

Pillage économique, accaparement des terres. Les populations locales sont particulièrement inquiètes quant à l'eau. La région est semi-aride, les problèmes hydriques sont récurrents. Or la fracturation hydraulique nécessite des quantités astronomiques d'eau. Les compagnies entreposent des milliers de mètre cube du précieux liquide dans des citernes.

Supplice de Tantale, et instrument de chantage d'après Juliette Renaud. « Le gouvernement et les entreprises promettent aux communautés Mapuche des droits de propriété ou un accès à l'eau en échange de leur accord pour l'exploitation des hydrocarbures ».

Chantage et pression semblent être les seuls moyens de « dialogue » entre les pouvoirs publics et les populations. Selon l'avocat Juan Fittipaldi, « ce qu'on ne peut pas omettre, c'est l'espace participatif et de discussion. Et là, il n'y a pas eu de consultation publique ».

Diego di Risio, de l'Observatorio Petrolero Sur en Argentine, renchérit : « Les communautés indigènes de Neuquén souffrent déjà des lourds impacts sanitaires, économiques et environnementaux laissés par plusieurs décennies d'exploitation pétrolière. Cette ruée vers les hydrocarbures non conventionnels se trouvant sur leur territoire est une nouvelle violation de leurs droits fondamentaux, notamment leur droit au consentement libre, préalable et informé ».

Mais sur place, la résistance s'organise. Le mouvement écologiste argentin en a vu d'autres : le soja transgénique et les industries minières colonisent déjà ses terres. Les travailleurs de l'aire protégée d'Auca Mahuida ont formé avec d'autres associations et syndicats une plate-forme d'opposition à la fracturation hydraulique.

Et une trentaine de municipalités ont pris des arrêtés pour interdire cette pratique sur leur zone. Malgré la répression policière contre les manifestants, l'opposition gagne du terrain.

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© Clément Robin
Pour la sortie du documentaire Terres de schiste, deux représentants des communautés affectées en Argentine seront présents. Ils viennent demander des comptes à Total, qui tiendra son assemblée générale d'actionnaires le vendredi 16 mai. L'occasion aussi d'interpeller le gouvernement français sur la nécessité de reconnaître la responsabilité légale des maisons-mères des multinationales sur les activités de leurs filiales et sous-traitants à l'étranger.

Ils se rendront ensuite en Ardèche (à Pierrelatte, le 16 mai), puis aux Pays-Bas (siège de Shell), en République Tchèque, Hongrie, Pologne, et en Espagne.

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© Clément Robin