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Les accords de libre-échange soulèvent bien des inquiétudes quant aux risques qu'ils font peser, notamment sur notre alimentation. Les négociations du très emblématique TTIP en sont un bon exemple, particulièrement au vu du manque total de transparence qui les caractérise. Quel sera l'impact du TTIP sur la qualité de notre assiette, sur notre modèle agricole ou encore nos politiques publiques ? Nous avons interrogé Marie Arena sur ce sujet qu'elle connaît bien, notamment en qualité d'eurodéputée, membre de la Commission du commerce international au Parlement européen.

Quid de l'impact de l'abaissement des barrières tarifaires sur notre système alimentaire ?

La diminution des barrières tarifaires n'est pas forcément ce qui nous posera le plus de difficultés. Celle des barrières non-tarifaires et ses conséquences sur les produits est beaucoup plus inquiétante. Sur la question des barrières tarifaires, des tarifs préférentiels visant certaines catégories de produits sont établis entre les pays. Par exemple, il y a aujourd'hui une négociation des tarifs préférentiels appliqués à l'exportation des productions de viande du Canada vers l'Europe ; elle est assortie de la condition que cette viande respecte les normes européennes. Dans ce cas, les tarifs préférentiels ne viennent pas modifier la norme mais ils peuvent avoir des effets sur nos producteurs locaux.
On risque d'avoir moins de choix dans nos assiettes parce qu'il sera davantage encore dicté par l'industrie agroalimentaire. La production locale aura du mal à faire face à ces économies d'échelle que les grosses industries peuvent négocier. Autrement dit, les accords internationaux favorisent les exploitations de type industriel, il faut le savoir.
La Commission se veut rassurante dans ses communications, mais qu'en est-il réellement du risque de l'abaissement des normes sociales, environnementales et sanitaires ?

Je dis toujours : « je n'ai jamais vu un vendeur vendre ses produits en vantant ses défauts ».

La Commission souhaite ces accords internationaux ; elle ne va donc pas en montrer les défauts, elle met en avant leurs qualités, au contraire ! La première chose que nous devons faire est de vérifier que les avantages mis en avant sont réels. Or actuellement, ce n'est pas clair dans les différentes études d'impact, nous avons besoin d'informations correctes.

Si les entreprises sont tellement demandeuses de cet accord, ce n'est pas pour la question des tarifs puisque ceux-ci sont déjà très bas. Elles ont un autre intérêt, manifestement... Or la Commission assure que l'on ne va pas modifier nos normes ; quel est alors l'intérêt pour une entreprise de vouloir un accord international ? On en déduit que ce que dit la Commission est faux. A voir l'engouement des multinationales à défendre cet accord transnational, il est clair qu'elles y trouvent un intérêt. Et c'est forcément via la question de la norme.

La signature du TTIP n'est pas automatiquement synonyme d'abaissement de la norme. L'Europe déclare son intention d'exiger une clause de « stand still », c'est-à-dire de ne pas descendre en-deça de ce qui est acquis aujourd'hui. C'est déjà ça.
Le problème se pose pour l'avenir. La logique d'un tel accord voudrait que, dans le futur, les deux continents abordent la problématique de la norme de la même manière. Or pour le moment, les visions sont diamétralement opposées de part et d'autre de l'Atlantique. En Europe, on applique le principe de précaution alors qu'aux États-Unis, c'est le principe du risque qui prime. Un produit (soupçonné cancérigène, par exemple) peut rester sur le marché tant que sa nocivité n'est pas démontrée. Il ne sera retiré du marché qu'à la condition qu'on en établisse la preuve formelle.
Ces différentes approches sont-elles donc inconciliables ?
Dans le cadre du TTIP existe ce qu'on appelle « le forum de coopération règlementaire ». Il s'agit d'un groupe de régulateurs chargés de négocier pour faire converger ces approches. Ce qui pose problème, c'est que l'industrie est partie prenante de ces discussions, ce qui introduit automatiquement un vice dans le système. Surtout lorsque l'on sait les moyens que ces industries déploient dans les secteurs de la recherche et dans les chaires universitaires.
Pour nous, c'est là qu'est le danger. Demain, on risque de voir arriver dans notre assiette des produits qui participent de la culture du risque et non plus de celle du principe de précaution. On n'aura peut-être pas des poulets chlorés mais peut-être pire !

Lors de notre colloque [1], la Fevia a expliqué que les entreprises belges avaient eu tellement d'efforts à faire pour s'adapter à ces normes imposées, qu'il n'était pas question de les brader... Normes : position de l'industrie européenne ?

Les normes européennes n'ont pas été établies avec le soutien de l'industrie, elles lui ont été imposées. Si demain le mécanisme mis en place entraînait moins de normes, je ne pense pas que le secteur industriel européen mette un frein à cette dérégulation. Du côté des États-Unis, l'approche normative est extrêmement contraignante à certains endroits et cela pose le même problème aux industries.
Par conséquent, un accord qui lèverait ces contraintes régulatrices arrangerait tant les entreprises américaines qu'européennes. Elles ont le même objectif : faire le plus d'argent possible. C'est le but d'une entreprise.
La viande issue du clônage n'est pas indiquée comme telle aux États-Unis. La Commission pourrait-elle faire changer les choses en matière de traçabilité ?

On a connu des difficultés sur la traçabilité en Europe, récemment encore sur la question de la viande de bœuf remplacée par du cheval dans des lasagnes. Nous aurons encore plus de mal à garantir cette traçabilité avec l'ouverture à d'autres pays. D'autant que le traité prévoit que c'est le régulateur du pays d'origine qui est responsable du contrôle et donne les garanties aux pays d'importation.

Si l'on édicte des normes harmonisées, je pense que nous devons être responsables de leur contrôle, surtout quand la norme est initialement différente d'une entité à l'autre.

Vous disiez que cet accord se ferait à l'avantage des grandes multinationales. Se pose alors la question des tribunaux d'arbitrage. Quel est ce formidable outil qui nous est proposé ?
L'outil envisagé a pour objectif de protéger les investisseurs. Il faut être conscient que le droit de propriété est l'un des mieux protégés aujourd'hui, partout dans le monde, et le mieux défendu dans le cadre de nos tribunaux publics. Cette question de propriété est l'essence même de notre droit. Mais les investisseurs - tant européens qu'américains - réclament plus que cette protection publique ; ils exigent une forme de protection privée. Ce qui revient à dire qu'ils ne font pas confiance aux tribunaux publics pour défendre leurs droits de propriété. Admettons un instant que les juridictions publiques ne fonctionnent pas ; dans ce cas, il faut alors les rendre performantes pour tout le monde, populations et investisseurs !
L'alternative qu'ils proposent, dans le cadre d'une affaire les opposant à un État, ce sont des tribunaux privés où les juges viendraient du milieu des affaires et seraient choisis par ce même milieu. L'État serait obligé de s'y conformer, tout en choisissant lui-même un juge issu d'on ne sait où, chargé de défendre la notion d'intérêt général. Si l'on compare les sommes que le privé peut engager pour défendre ses intérêts avec le budget qu'un État peut consacrer, vous voyez tout de suite la disproportion ! D'un côté vous aurez un « super méga avocat d'affaire de Wall Street » et de l'autre, probablement un très bon professionnel mais qui ne disposera pas du même soutien au niveau des structures des États.

Un autre problème et pas des moindres, c'est le coût des tribunaux privés. Huit millions d'euros : c'est la somme minimale qu'il faut pouvoir mettre sur la table dès que l'on décide d'introduire une affaire en justice ! Alors quand on nous dit que ce système est fait pour protéger les PME, il ne faut pas rêver ! C'est vraiment un dispositif de multinationales.

Si l'on résume, nous avons donc une multinationale qui peut, par décision d'un tribunal privé, faire condamner un Etat non pas à 8 millions d'euros mais à 200, 300 ou 400 millions de dommages et intérêts parce que cet État a pris une mesure dans l'intérêt général de sa population. Nous en avons un exemple aujourd'hui avec le procès intenté par le cigarettier Philip Morris contre l'État australien qui a décidé d'indiquer que le tabac nuit à la santé sur les paquets de cigarettes. Philip Morris estime que cette mesure lui porte préjudice, qu'elle est une entrave au commerce.

C'est la raison pour laquelle nous sommes radicalement opposés au mécanisme de cours et tribunaux privés. Car dans les faits, il avantage le business et met politiques publiques d'intérêt général et intérêts financiers privés au même niveau.

La nouvelle Commission a quelque peu soufflé le chaud et le froid sur ce sujet... La Commission se rend compte aujourd'hui que l'ISDS (Investor State Dispute Settlement) pose vraiment des difficultés. Les citoyens sont avertis. Ils se sont rendu compte qu'il n'est pas juste d'avoir des outils tels que ceux-là. 150.000 citoyens ont d'ailleurs répondu à la consultation, sur un sujet qui n'est pas facile à appréhender. Des plateformes de mobilisation se sont organisées. Et plutôt que de corriger la raison pour laquelle les citoyens ont peur, la Commission fait du marketing. Elle garde le monstre mais l'habille autrement. On lui met une autre robe pour que ça passe mieux. Nous ne sommes pas d'accord ; le monstre existe, il faut le sortir de ce TTIP.

On a l'impression qu'il n'y a aucune transparence. Qui est au courant, qui est informé ?

Comme je l'ai dit, les études d'impact manquent de transparence et ont été conduites par des centres d'étude « lobbyés » par les industries. Cela pose problème.
Deuxièmement, 95 % des experts qui accompagnent les négociations sont issus du monde industriel, ce qui compromet complètement l'indépendance des négociations. Certains nous disent que cette représentation est normale puisque ce sont des négociations d'affaire. Mais non, le commerce ce n'est pas uniquement du commerce. Le commerce, c'est aussi une question de protection du consommateur, ce sont les normes.
Troisièmement, jusqu'il n'y a pas très longtemps, nous n'avions tout simplement pas accès aux documents. Aujourd'hui, la Commission a donné accès aux membres de Commission du commerce international, mais il faut savoir dans quelles conditions. Nous pouvons les consulter dans une salle de lecture, sans y emporter de téléphone, d'ordinateur, rien. Nous ne pouvons donc pas les faire lire par des experts, on ne peut y aller qu'en tant que parlementaire pour lire des milliers et des milliers de page. C'est aberrant comme situation !

Si la Commission a choisi cette non-transparence, c'est son problème. Mais nous demandons qu'à la fin des négociations, le document soit analysé par un cabinet d'études indépendant. Et tant que leurs conclusions ne seront pas connues, il n'y aura pas de décision. Si la Commission veut que l'on prenne une décision, ce sera non.

Avez-vous une idée du rapport de force actuel entre ceux qui sont pour le TTIP et ceux qui sont contre ?

C'est très difficile à dire. Revoyons ce qui s'est passé avec ACTA, le traité contre la contrefaçon. Initialement, le rapport de force lui était favorable. Mais après tout le remue-ménage des plateformes citoyennes, ACTA n'est pas passé lors du vote, pour les mêmes raisons : le manque de transparence, le rôle des lobbies économiques, le fait que la position des citoyens n'était pas prise en considération. Deux ou trois mois avant, ACTA serait passé.

Je pense que l'on est ici dans le même cas de figure. Si l'on allait au vote aujourd'hui, sans mobilisation, on risquerait d'avoir le TTIP tel qu'il est. Mais le vote n'interviendra qu'en 2017. Il faut mobiliser pour changer les lignes. Pas pour exiger le retrait de l'accord mais pour dire : « On peut avoir des échanges qui soient des échanges justes et qui prennent en considération les attentes des citoyens de part et d'autre ». Parce que les États-Unis, ce sont aussi des citoyens américains tout aussi préoccupés par ces accords de libre-échange.

En début d'interview, vous avez pointé le risque que représentait l'accord de libre-échange avec le Canada. Pourquoi ? Parce que c'est une sorte de répétition générale ?
Oui, parce que c'est « le petit frère » en réalité. L'accord avec le Canada [NDLR : le CETA, Comprehensive Trade and Economic Agreement], personne ne s'en soucie, ne s'en méfie. Le Canada est un partenaire qu'on aime bien parce qu'il a des normes sociales - pas environnementales mais sociales en tout cas - assez proches des normes européennes. C'est aussi un partenaire qui, en termes d'impact sur nos relations commerciales, est moins important. Donc, on ne se méfie pas. Or, tout ce qu'il y a dans l'accord avec le Canada est l'embryon de ce qu'on aura dans l'accord avec les États-Unis. Ce qu'on demande pour le TTIP, on doit donc aussi le demander pour le Canada.
Il y a un autre danger. Si le CETA passait tel quel aujourd'hui, et que l'on reporte l'accord américain pour de quelconques raisons ou que le parlement vote contre, le Canada serait un hub des produits américains grâce à l'accord canadien. Les américains utiliseraient la plateforme canadienne pour attaquer le marché européen, via l'ALENA [NDLR : accord de libre-échange nord-américain].

L'ALENA, parlons-en, a-t-il créé de l'emploi ?

Non. Les études sur l'ALENA montrent que c'était un accord de business entre multinationales. Les États-Unis et le Canada ont perdu des emplois manufacturiers au profit du Mexique, sans pour autant améliorer la condition mexicaine. L'ALENA n'a pas créé d'emplois, il y a eu plutôt un abaissement, un nivellement vers le bas de la protection sociale et des normes.

A propos de ces études d'impact, une demande a été faite pour que le Bureau fédéral du Plan fasse sa propre analyse. Où en est-on ?

Le Bureau fédéral du Plan s'estime tout simplement incapable de faire l'analyse tant qu'il ne sait pas exactement ce qu'il y a dans l'objet de la négociation.

On pourrait faire des scénarios par exemple...

Oui mais cela coûte très cher. Certains pays l'ont fait. L'Autriche, par exemple, a beaucoup travaillé sur la question de l'impact du TTIP pour elle, elle a des modèles. Je préconise donc que les centres belges d'étude utilisent les modèles des centres d'études étrangers pour les appliquer aux données qui sont les leurs.

Mais encore une fois, l'idéal serait une politique de prévention anticipant les risques que le TTIP représente.

Si l'on détermine, par exemple, que le solde net du TTIP est positif (ce dont on n'est pas sûr) mais qu'il y a des gagnants et des perdants, on doit aujourd'hui l'anticiper au niveau européen. Si l'on sait que telle région risque d'être plus touchée parce qu'elle a un secteur qui est plus exposé, on ne doit pas attendre. Il faut renflouer dès maintenant les fonds de développement régionaux pour permettre à cette région de se positionner sur d'autres secteurs ou d'avoir un avantage compétitif.

Les libéraux ont une vision opposée ; ils estiment que c'est la logique du marché : certains gagnent, d'autres perdent. Et qu'il faut simplement « coller un petit sparadrap sur ceux qui perdent ». On ne veut pas une logique de sparadrap. On veut une logique structurante pour nos économies et nos emplois !

Notes :

[1] Vers une politique concertée de l'alimentation en Belgique. Colloque 04/2014