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Appelez-le The Donald, le surnom que lui avait donné sa première femme (il en a eu trois, semble-t-il). Le surnom veut résumer son côté bouffon, emphatique, d'une vulgarité complètement américaine, presque surréaliste à force d'exclamations et de ricanements provocateurs, de rires sonores, de postures bombastiques et d'inculture affichée. Bref, Donald Trump est de plus en plus en tête dans les sondages pour la désignation à la candidature du parti républicain et il commence sérieusement à paniquer l'establishment car, vraiment, personne ne sait comment s'y prendre avec lui. Il accumule les déclarations qui, in illo tempore, auraient complètement discrédité un candidat, et qui le font encore monter dans les sondages. The Donald, avec sa gueule insupportable et sa pseudo-moumoute au rabais qui prend parfois une couleur orange ("révolution de couleur" ?), avec sa fortune qu'on évalue à $4 milliards (Forbes) et $10 milliards (lui-même), est un candidat extraordinairement en correspondance avec son temps. C'est lui qu'on attendait, et aucun autre.

Lorsqu'on lui demande si Hillary Clinton, qui s'est désignée elle-même comme "la championne du peuple", n'est pas devenue imbattable, il répond par cet argument imparable, en se référant aux diverses escapades extra-conjugales de Bill :
« Si Hillary n'arrive pas à satisfaire son mari, comment voulez-vous qu'elle satisfasse la nation ? »
Dans le genre candidat insolite ou candidat marginal dont on espère qu'il pourrait enfin desserrer l'étau du Système, The Donald est d'une trempe inconnue jusqu'ici. Il n'a rien de l'expérience précédente, ce Ron Paul qui construisit sa campagne sur un programme bien structuré, sur l'expérience tranquille du vieux sage, sur la solitude studieuse et un populisme vertueux qui remplissait d'enthousiasme les foules et lui assurait un soutien financier venu du peuple lui-même, dollar par dollar. Alors qu'il avait de réelles possibilités de joue un rôle important, sinon décisif dans la campagne, Ron Paul est tombé, victime des manœuvres habituelles du Système (du parti publicain) contre lesquelles son rigorisme institutionnel et constitutionnel, son respect des lois de la Grande République, le rendaient totalement impuissant. Ce n'est pas ce genre de choses qui embarrassent The Donald.

Il n'a aucun principe, aucune politique, il n'a que des invectives et des ricanements, et personne ne l'a pris une seconde au sérieux ni ne le prend au sérieux aujourd'hui. C'est exactement ce qu'il faut, The Donald est le candidat idéal de notre époque, la caricature monstrueuse du candidat pour un système de l'américanisme devenu la caricature monstrueuse de ce qu'il prétendit être. La grande menace et la première menace de The Donald, ce n'est pas qu'il soit désigné candidat républicain et que, soudain, il paraisse pouvoir l'emporter, c'est essentiellement qu'il puisse participer sérieusement (!) à la course à la présidence ; car cette participation "sérieuse" va ridiculiser par le fait même le processus électoral et la démocratie américaine, - on n'utilise pas le qualificatif "américaniste", cette fois, mais l'expression solennelle qui servit de titre au chef d'œuvre de Tocqueville ; donc, il va ridiculiser le Système ; donc, il va porter contre cette énorme puissance qui veut détruire le monde la pire des attaques, celle de la dérision, du rire grossier, du carabin en goguette, du bras d'honneur derrière le nez du clown habillé d'une boule rouge...

C'est une perspective épouvantable, qui dépasse largement la capacité de nuisance (pseudo-antiSystème avant l'heure) de la candidature Coluche à la présidence des années 1980 ; Coluche lançait une candidature de dérision, caricaturale, parodique, et planifiée et voulue comme telle, The Donald lance une candidature qui est très sérieusement et complètement inconsciemment tout cela, et l'effet du plus complet ridicule de la chose se plaque soudain avec une efficacité formidable sur l'objet qu'elle convoite. Si The Donald concourt sérieusement, ce sera un éclat de rire général sur la planète qui saluera la situation de l'hyperpuissance qui nous domine tous pour l'éternité, et même les puissants porte-avions de l'US Navy rougiront de honte...

... Bien, redevenons sérieux, ou en partie certes. Voici un texte (en anglais, ce 20 juillet 2015, sur Sputnik.News) de Finian Cunningham concernant The Donald. Cunningham ne se fait aucune illusion sur le milliardaire-candidat, en exposant les divers aspects de la bestiole et de sa candidature. Mais il va finalement à l'essentiel : la candidature de The Donald et, jusqu'ici son succès dans les sondages, avec la possibilité qu'il aille très loin dans ces présidentielles et, qui sait, qu'il en sorte vainqueur, ont une vertu évidente. Ils exposent l'état réel de la "démocratie" américaniste, confirmé pa les réactions des autres candidats, et même de dirigeants ou personnalités démocrates (Hillary), et même du président lui-même.
La candidature de Trump est un épisode de "télé-réalité" complètement bidon si l'on veut, grotesque et indigne si l'on cherche à être encore plus précis, mais c'est aussi un révélateur formidable de l'état de la démocratie américaniste, la mise en évidence du caractère profondément grotesque et indigne du régime et des élites qui le dirigent, et par conséquent du Système lui-même.
La caricature-Trump est exemplaire, bien au-delà de tout ce que tous les Charlie-Hebdo du monde pourraient nous offrir cet égard, - et comme l'on nous a bien dit à cette occasion (Charlie-Hebdo) que la caricature doit être protégée, applaudie et encensée comme une marque indubitable de notre niveau de civilisation, - applaudissons à tout rompre The Donald dans ses œuvres, et exclamons-nous en choeur "Je suis The Donald"...

De son côté, Tyler Durden, qu'il soit un ou multiple, ne cache pas sa jubilation devant l'extension du phénomène-Trump. Il s'attache surtout aux réactions des caciques du parti (du GOP), ses mandarins puants de suffisance et de corruption, qui ne cessent de faire la leçon à The Donald qui ne se tient pas bien à table, et qui, soudain, se mettent à paniquer. Ils en sont désormais à demander, au nom de la vertu du GOP, de Washington D.C., de l'American Dream, que Trump se retire de la course à la nomination pour divers crimes contre l'humanité, notamment celui d'avoir douté du statut de héros de guerre du sénateur McCain.

L'ancien gouverneur du Texas Perry et le sénateur Graham, tous les deux candidats à la désignation, sont parmi ceux qui demandent à Trump qu'il démissionne de son poste de premier dans les sondages pour la désignation républicaine (« S'il y avait le moindre doute que Donald Trump ne doit pas être notre commandant en chef, dit Lindsay Graham sur un ton martial, cette stupide déclaration le dissiperait instantanément »). Bref, la panique au sein du GOP qui n'a rien vu venir, alors que les sondages continuent à comptabiliser sa poussée devant tous les autres, y compris après sa remarque sur McCain ... (ZeroHedge.com, le 21 juillet 2015, en anglais.)

Tyler cite l'un ou l'autre avançant l'hypothèse que la candidature Trump, combinée à des évènements de crise au niveau bancaire et financier d'ici 2016, pourrait ouvrir la voie à une dictature. (Jim Kunstler : Trump "pourrait involontairement préparer le terrain pour un démagogue bien plus habile quand les évènements y pousseront. Il y a une grande probabilité que le système bancaire et monétaire s'effondre avant l'élection de 2016. Qui sait alors ce qui sortirait de ce chaos et qui s'imposerait...") Puis Tyler conclut qu'après tout, on peut aussi bien admettre que, dans cette Amérique, dans l'état où elle se trouve, Trump est finalement et effectivement l'homme qui mérite la présidence...

Cela s'appelle, comme l'écrivait William Pfaff, To Finish in a Burlesque of an Empire, où l'on voit que la tragédie prend d'étranges chemins, - la dérision, le ridicule, la folie clownesque, engendrés par un Système complètement englué dans son impuissance, son illégitimité, son incessante corruption de lui-même. Si la candidature Trump se poursuit, que peut-il se passer ? Que peut faire le Système ? Finalement, on ne pourrait songer qu'à une "solution finale", comme on fit avec d'autres présidents, de l'élimination physique, comme faisait la Cosa Nostra quand elle accouchait d'un capo un peu dérangé, qui bousculait les règles de l'underworld. C'est là que la comédie-bouffe pourrait retrouver la tragédie, mais avec Trump ce pourrait bien n'être qu'une tragédie-bouffe, car le Système, qui est mauvais comme un cochon, serait capable de le rater ou de le blesser, en en faisant un héros irrésistible, protégé par sa propre armée de gardes du corps, dans son ascension vers une Maison-Blanche brûlant d'être rebaptisée Maison-Trump.

... Bref : et si la forme finale de la Grande Crise d'effondrement du Système, c'était l'énorme et abracadabrantesque éclat de rire, jusqu'à littéralement s'écrouler de rire ? "Le ridicule ne tue plus", comme on dit depuis un certain temps, mais il humilie infiniment ces forces gonflées d'hybris qui prétendent sérieusement porter le monde sur leurs épaules pour le fracasser, jusqu'à les plonger, les pauvrettes, dans une dépression profonde à tendance suicidaire.

(Mais tout de même, un post-Scriptum : certes, avec The Donald, on peut agiter des mots tels que "populisme", "racisme", comme autant de spectres terribles. Que les bonnes âmes s'apaisent en cessant de penser comme si elles se trouvaient encore sur la planète précédente, celle des temps dépassés d'Emile Zola et des défilés de la Bastille à République, désormais à des années-lumière. Nous sommes dans le temps à la fois d'une superficialité confondante et d'une profondeur abyssale de The Donald où, désormais, le ridicule affiché dissimule la profonde tragédie, d'autant plus profonde que personne parmi eux ne veut la voir. Les philosophes de la chronique se nomment BHL et Manuel Valls, le second promu "nouveau Prince-de-Machiavel" par le premier qui a mal lu ses classiques et croit que c'est un compliment ès-vertu pour un Premier ministre si vertueux sans l'aide de personne ; cela, qui semble n'avoir guère de rapport avec The Donald, pour rappeler que la France tient ferme le gouvernail de la civilisation, si jamais Washington venait à faire défaut.)