herbacées
Prisonnier d'une éprouvette, le sang peut passer pour un liquide statique, mais il est vivant, aussi animé et intelligent que le reste de ce qui vous compose. Il représente également une partie importante de vous-même : des 50 billions de cellules vous composant, un quart sont des cellules sanguines. Deux millions de celles-ci naissent chaque seconde. Durant leur processus de maturation, les globules rouges abandonnent leur noyau ― leur ADN, leur capacité à se diviser et à se réparer. Elles n'ont pas de futur, seulement une tâche à accomplir : transporter l'hémoglobine contenant votre oxygène. Elles n'utilisent pas l'oxygène elles-mêmes ― elles ne font que le transporter. Et cela, elles le font avec une précision exquise, complétant un cycle de circulation à travers votre corps toutes les 20 secondes, pendant une centaine de jours. Enfin, elles meurent.

Le cœur de l'hémoglobine est une molécule de fer. C'est ce fer qui vient saisir l'oxygène à la surface de vos poumons, qui s'accroche à travers le flux sanguin, puis le distribue aux cellules demandeuses. Si le fer vient à manquer, le corps, comme toujours, a une solution de repli. Il ajoute plus d'eau afin d'augmenter le volume sanguin ; le sang plus fluide voyage plus rapidement à travers les minces capillaires. Faire plus avec moins.

Tout va bien, sauf que de moins en moins d'oxygène s'offre aux cellules. Un autre plan se met en place : l'augmentation du débit cardiaque. Le cœur augmente son volume et son débit systolique. Pour éviter que vous n'explosiez, le cerveau s'y met aussi, envoyant des signaux aux muscles enveloppant chaque vaisseau sanguin, leur ordonnant de se détendre. Le volume sanguin peut maintenant augmenter avec une pression sanguine stable.

Mais le fer n'arrive toujours pas. A ce moment-là, les autres organes doivent coopérer, cédant la circulation sanguine pour protéger le cerveau et le cœur. La peau fait des sacrifices majeurs, c'est pourquoi les anémiques sont connus pour leur pâleur. Les symptômes perçus par la personne ― vous ― augmenteront à mesure que vos tissus, puis vos organes, commencent à être affamés.

Si aucun soulagement ne se profile, tous ces plans finiront par échouer. Même un cœur puissant ne peut se surmener aussi longtemps. Le sang retourne dans les capillaires. Sous la pression, du liquide suinte dans les tissus environnants. Vous enflez alors, mais ne savez pas pourquoi. Puis, les poumons cèdent. Les alvéoles, ces petits sacs qui attendent l'arrivée de l'air, se raidissent à cause de l'accumulation sanguine. Il n'en faut pas beaucoup. Les sacs se remplissent de liquide. Votre corps se noie. Cela s'appelle un œdème pulmonaire, et vous êtes en grave danger.

Je le sais, parce que ça m'est arrivé. Les fibromes utérins me font vivre une scène de meurtre chaque mois ; la chirurgie pour les enlever m'a fait franchir le Rubicon des globules rouges. Je n'y connaissais rien : mon corps comprenait et a réagi. Mes yeux ont gonflé, puis mes chevilles, puis mes mollets. Je n'ai plus pu respirer. Puis respirer me faisait mal. J'ai finalement arrêté de suivre les conseils de mon chien ― fais une sieste ! Avec moi ! ― et me suis rendu aux urgences, où, en fin de compte, j'ai pu comprendre ce qui m'arrivait.

Deux semaines plus tard, le flux s'était calmé, réabsorbé par quelque tissu humide dans mon corps, et je considérais positivement l'absence de douleur. Respirer était exquis, la chose la plus agréable que je puisse imaginer. Chaque respiration naturelle était tout ce que j'avais toujours voulu. Je savais que cela s'estomperait et que j'oublierai. Mais pendant quelques jours, j'étais vivante. Et c'était bon.

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Nos corps sont à la fois tout ce que nous avons et tout ce que nous pourrions jamais vouloir. Nous sommes en vie, et on nous permet d'être en vie. Il y a de la joie sur la surface de la peau en attente de lumière solaire et de choses douces (ces deux choses entraînant la production d'endorphines, donc oui : de la joie). Il y a le battement constant et robuste de nos cœurs. Les bébés qui sont portés contre les cœurs de leurs mères apprennent à respirer mieux que ceux qui ne le sont pas. Il y a la force des os et l'extension des muscles et leurs coordinations complexes. Nous sommes un ensemble d'impulsions électriques au sein d'un environnement aqueux : comment ? Eh bien, les nerfs qui conduisent les impulsions sont gainés par une substance grasse appelée myéline ― ils sont isolés. Cela permet « une communication agile entre des parties du corps distantes ». Comprenez bien ceci : il est vivant, il communique, prend des décision, et sait ce qu'il fait. Vous ne pouvez possiblement appréhender ses intrications. Commencer à explorer le filigrane du cerveau, des synapses, des nerfs, et des muscles c'est comprendre que même un clignement d'œil relève du miracle.

Nos cerveaux sont le fruit de 2 millions d'années d'évolution. Cette longue et lente croissante a fait doubler notre capacité crânienne. Et la première chose que nous avons faite, c'est remercier. Nous avons dessiné la mégafaune et les mégafemelles, les avons sculptées et taillées. La plus ancienne sculpture figurative connue est la Vénus de Hohle Fels, il y a 40 000 ans quelqu'un a passé des centaines d'heures à la tailler. Point de mystère ici, pas selon moi : les animaux et les femmes nous ont donné la vie. Ils ont bien sûr été notre premier projet d'art perpétuel. L'émerveillement et la gratitude sont inscrits en nous, dans nos corps et nos cerveaux. Il était une fois une époque où nous nous savions en vie. Et c'était bon.

Nous quittons maintenant le royaume des miracles pour celui de l'enfer.

Le patriarcat est la religion dominante de la planète. Il apparaît sous diverses formes ― des anciennes, des nouvelles, des ecclésiastiques, des séculaires. Mais au fond, elles sont toutes nécrophiles.
Erich Fromm décrit la nécrophilie comme « la passion de la transformation de ce qui est vivant en inerte ; détruire pour le plaisir de la destruction ; l'intérêt exclusif pour tout ce qui est purement mécanique ».
Dans cette religion, le pire des péchés est d'être en vie, et les responsables de ce péché sont les femelles. Sous l'égide du patriarcat, le corps féminin est détestable ; ses cellules grasses donneuses-de-vie sont dénigrées ; ses organes reproducteurs méprisés. Sa condition naturelle est toujours ridiculisée : les pieds normaux doivent être transformés en moignons de 10 cm ; les cages thoraciques compressées jusqu'à l'implosion ; les poitrines sont variablement trop grosses ou trop petites, ou entièrement excisées. Que cela inflige de la douleur ― voire une agonie constante ― n'est pas un dommage collatéral de ces pratiques. C'en est le cœur. Lorsqu'elle souffre, elle devient obéissante.

La nécrophilie est l'aboutissement du sadisme. La pulsion sadique relève du contrôle ― « la passion de posséder un contrôle absolu et sans restriction sur un être humain », comme la définit Fromm. L'infliction de douleur et l'humiliation visent à briser l'être humain. La douleur est toujours humiliante : la victimisation humilie ; en fin de compte, tout le monde craque. Le rêve du sadique est de posséder un tel pouvoir. Et qui pourrait être plus brisé et en votre pouvoir qu'une femme ne pouvant pas marcher ?

Quelques noms : verre, ciseaux, rasoirs, acide. Quelques verbes : couper, gratter, cautériser, brûler. Ces noms et ces verbes créent des phrases imprononçables lorsque l'objet est une fillette de sept ans les jambes écartées de force. Le clitoris, avec ses 8000 terminaisons nerveuses, est toujours tranché. Dans les formes les plus extrêmes de MGF (Mutilations génitales féminines), les lèvres sont tranchées et le vagin refermé par couture. Le soir de son mariage, le mari de la fille la pénètrera avec un poignard avant d'utiliser son pénis.

Vous ne faites pas ça à un être humain. Vous faites cela à un objet. C'est un fait. Mais il y a plus. Parce que le monde est plein de véritables objets — des boites en cartons, des voitures abandonnées — et que les hommes ne passent pas leur temps à les torturer. Ils savent que nous ne sommes pas des objets, que nous avons des nerfs pour ressentir et une chair qui se charge d'hématomes. Ils savent que nous n'avons nulle part où aller lorsqu'ils revendiquent nos corps. C'est là que le sadique prend du plaisir : la douleur engendre une souffrance, l'humiliation peut-être plus encore, et s'il peut lui infliger ça, ce sera la preuve de son contrôle absolu.

Derrière les sadiques se trouvent les institutions, les condensations du pouvoir, qui nous livrent à eux. Chaque fois qu'un juge décrète qu'une femme n'a pas le droit à l'intégrité physique — que les photos « Upskirt » (« sous la jupe ») sont légales, que les fausses couches sont des meurtres, que les femmes doivent s'attendre à être battues — il gagne. Chaque fois que les maîtres de la mode fabriquent des talons plus hauts encore et des vêtements plus petits, il sourit. Chaque fois qu'une classe entière de femmes — les plus pauvres et les plus désespérées, issues des bas-fonds de toutes les hiérarchies imaginables — sont déclarées marchandises sexuelles légales, il y a une trique collective. Qu'il utilise personnellement chacune de ces femmes n'est pas la question. La société a décidé qu'elles étaient là pour lui, les autres hommes ont garanti leur complicité, et ils s'y tiendront. Il peut en tuer une — l'acte sexuel ultime pour un sadique — et personne ne le remarquera. Et personne ne le remarque.

Il n'y a pas de fin à cela, pas de finalité naturelle. Il y a toujours d'autres êtres conscients et sensibles pour enflammer son désir de contrôle, son addiction n'est alors jamais rassasiée. Avec d'autres addictions à côté, l'accroc touche le fond, sa vie devient ingérable, et le sombre choix est d'arrêter ou de mourir. Mais le sadique ne se fait pas de mal à lui-même. Il n'y a pas de fond à heurter, seulement un choix infini de victimes, que la culture lui livre. Les femmes sont le festin de nos propres funérailles, et il est heureux de se nourrir.

Si le féminisme devait se résumer en un seul mot, ce serait le suivant : non. « Non » est une frontière, uniquement exprimée par un soi qui en revendique une. Les objets n'ont ni l'un ni l'autre ; les sujets commencent au non. Les féministes ont dit non, et nous le pensions vraiment.

La frontière du "non" s'étendait vastement, une insulte envers une est une insulte envers toutes : "nous" est le mot des mouvements politiques. Sans lui, les femmes sont rejetées dans une mer hostile et chaotique, retenant leur souffle avant le prochain malheur. A travers le prisme du féminisme, le chaos s'analyse précisément. Nous avons nommé ces malheurs, avons affronté le déni et le désespoir pour comprendre les motifs. Cela s'appelle la théorie. Nous avons ensuite demandé des remèdes. C'est ce que les sujets, particulièrement les sujets politiques, font. Emmeline Pankhurst, leader des suffragettes britanniques, travaillait au bureau de recensement en tant que registraire des naissances. Chaque jour, des jeunes filles y arrivaient avec leurs nouveaux nés. Chaque jour, elle a dû demander qui était le père, et chaque jour les filles pleuraient d'humiliation et de rage. Lecteurs, vous savez qui étaient les pères. C'est pour cela que Pankhurst n'a jamais abandonné.

Dire non au sadique c'est affirmer l'existence de ces jeunes filles en tant que sujets politiques, en tant qu'êtres humains bénéficiant du statut promis par les droits inaliénables. Toutes les vies sont dotées d'une volonté propre, et souveraines ; chaque vie ne peut être vécue que dans un corps. Elles ne sont pas des objets à démonter pour pièces : elles sont des corps vivants. Les abus sexuels sur les enfants sont conçus spécifiquement pour transformer le corps en une cage. Les barreaux peuvent commencer comme une terreur et comme de la peine, mais s'endurciront jusqu'au dégoût de soi. L'instillation de la honte est la meilleure méthode pour s'assurer de l'obéissance : nous avons honte — la violation sexuelle est optimale pour cela — et pour le restant de nos jours nous nous soumettrons. Notre soumission est, bien sûr, la marque de son contrôle. Son pouvoir est son plaisir, et une autre génération de filles grandiront dans des corps qu'elles détesteront surement, pour devenir des femmes qui se soumettent.

Ce que nos corps ont subi, la planète l'a aussi subi. Le sadique exerce son contrôle ; le nécrophile change le vivant en inerte. Ceux qui ont une volonté propre, et les sauvages, sont les cibles, et leur projet nécrotique est presque achevé.

Pris un par un, les faits sont épouvantables. Au cours de mon existence, la terre a perdu la moitié de sa faune sauvage. Chaque jour, 200 espèces glissent dans la longue nuit de l'extinction. « L'océan » est synonyme des mots abondance et profusion. Plénitude est aussi sur la liste, ainsi qu'infinité. Et d'ici 2048, les océans n'abriteront plus aucun poisson. Les crustacés connaissent « un échec reproductif complet ». En d'autres termes, leurs bébés meurent. Le plancton disparait également. Peut-être que le plancton est trop petit et trop vert pour que quiconque s'en soucie, mais nous savons cela : 2 respirations animales sur 3 sont rendues possibles grâce à l'oxygène que produit le plancton. Si les océans tombent, nous tomberons avec eux.

Comment pourrait-il en être autrement ? Observez les schémas, pas seulement les faits. Il y avait tellement de bisons dans les grandes plaines que vous pouviez vous asseoir et observer un seul troupeau passer dans un bruit de tonnerre pendant plusieurs jours d'affilée. Dans la vallée centrale de Californie, les nuées d'oiseaux marins étaient si denses qu'elles bloquaient la lumière du soleil. Un quart de l'Indiana était une zone humide, grouillante de vie, et en promettant encore plus. C'est maintenant un désert de maïs. Là où je vis, dans le pacifique Nord-Ouest, les 10 millions de poissons que l'on y trouvait ne sont plus que 10 000. Les gens les entendaient arriver pendant une journée entière. Ce n'est pas une histoire : des gens encore en vie s'en souviennent. Je n'ai jamais entendu le bruit que produit l'eau lorsque 40 millions d'années de persévérance retrouvent leur chemin. Suis-je alors autorisée à utiliser le mot « apocalypse » ?

Le nécrophile insiste sur le fait que nous soyons des composants mécaniques, les rivières des projets d'ingénierie, et les gènes des suites à découper et réarranger selon nos caprices. Il pense que nous sommes tous des machines, malgré l'évidence : une machine peut être démontée et remontée entièrement. Pas un être vivant. Devrais-je ajouter qu'une planète vivante ne le peut pas non plus ?

Comprenez où la guerre contre le monde a commencé. En 7 lieux différents, à travers la planète, les humains ont adopté l'activité appelée agriculture. En termes crus, vous prenez une parcelle de terre, vous l'évidez de tout ce qu'elle abritait de vie, puis vous replantez dessus afin de servir les besoins humains. Au lieu de partager cette terre avec les autres millions de créatures qui ont, elles aussi, besoin de cette terre pour vivre, vous n'y faites pousser que des humains. Il s'agit de purification biotique. La population humaine s'accroit fortement ; les autres sont poussées à l'extinction.

L'agriculture engendre un mode de vie que l'on appelle civilisation. La civilisation désigne les regroupements humains sous forme de villes. Ce que cela signifie : un niveau de besoin qui excède ce que la terre peut offrir. La nourriture, l'eau, l'énergie doivent venir de quelque part. Peu importe les jolies et pacifiques valeurs que les gens portent en leurs cœurs. La société est dépendante de l'impérialisme et du génocide. Parce que personne n'accepte d'abandonner sa terre, son eau, ses arbres. Et parce que la ville a utilisé les siens jusqu'à épuisement, elle doit s'en procurer ailleurs. Voilà les 10 000 dernières années résumées en quelques lignes.

La fin de la civilisation est inscrite dans son commencement. L'agriculture détruit le monde. Et il ne s'agit pas de l'agriculture lors de ses mauvais jours. C'est simplement ce qu'est l'agriculture. Vous abattez les forêts, vous labourez les prairies, vous drainez les zones humides. Et, plus spécifiquement, vous détruisez le sol. Les civilisations durent entre 800 et peut-être 2000 ans — jusqu'à ce que le sol ne puisse plus suivre.

Qu'y a-t-il de plus sadique que le contrôle de continents entiers ? Il change les montagnes en gravats, et les rivières doivent se comporter comme on le leur ordonne. L'unité fondamentale du vivant est violée avec l'ingénierie génétique. Même chose pour l'unité fondamentale de la matière, avec des bombes qui massacrent des millions d'êtres vivants. Voilà sa passion, transformer le vivant en inerte. Il ne s'agit pas que de morts individuelles, pas même des morts d'espèces entières. Le processus de la vie elle-même, est attaqué, et il est en train de perdre. L'évolution des vertébrés stagne depuis déjà longtemps — il n'y a plus assez d'habitat. Il y a des zones en Chine où plus aucune plante à fleur ne pousse. Pourquoi ? Parce que les pollinisateurs sont tous morts. 500 millions d'années d'évolution, partis en fumée.

Il veut que tout cela meure. C'est son principal plaisir et la seule façon pour lui de tout contrôler. Selon lui, ça n'a jamais été vivant. Il n'y a pas de communautés aux volontés propres, pas de terre vraiment sauvage. Il ne s'agit que de composants inanimés qu'il peut arranger à son gré, un jardin qu'il peut administrer. Peu importe que chaque terre ainsi gérée se soit transformée en désert. L'intégrité élémentaire de la vie a été brisée, et il prétend maintenant qu'elle n'a jamais existé. Il peut faire ce qu'il veut. Et personne ne l'arrête.

Pouvons-nous l'arrêter ?

Je réponds oui, et je n'abandonnerai pour rien au monde. Les faits tels quels sont insupportables, mais il n'y a qu'en les confrontant que les schémas s'éclaircissent. La civilisation est fondée sur le prélèvement. Celui-ci s'appuie sur l'impérialisme, la prise de pouvoir sur le voisinage et le pillage de ses terres, mais en fin de compte, même les colonies finissent par s'épuiser. Le combustible fossile a été un accélérateur, tout comme le capitalisme, mais le problème sous-jacent est bien plus important que l'un ou l'autre. La civilisation requiert l'agriculture, et l'agriculture est une guerre que l'on mène contre le vivant. Et même si cette culture a auparavant porté du bien en elle, à un moment donné, dix milles ans de cette guerre l'ont changée en nécrophile.

Mais ce que font les humains, ils peuvent aussi cesser de le faire. En admettant que chaque institution soit en train de faire fausse route, il n'y a pas de raison matérielle qui obligerait la destruction à continuer. La raison est politique : le sadique est récompensé, et pas qu'un peu. La plupart des partisans de la gauche et des environnementalistes l'ont remarqué. Ce qu'ils n'ont pas remarqué, c'est la notion centrale du féminisme radical : son plaisir à dominer.

Le véritable génie du patriarcat est précisément là : il ne fait pas que banaliser l'oppression, il sexualise les actes d'oppression. Il érotise la domination et la subordination puis les institutionnalise à travers la masculinité et la féminité. Les hommes deviennent vraiment des hommes en brisant les frontières — les frontières sexuelles des femmes et des enfants, les frontières culturelles et politiques des peuples indigènes, les frontières biologiques des rivières et des forêts, les frontières génétiques des autres espèces, et les frontières physiques de l'atome lui-même. Le sadique est récompensé par de l'argent et du pouvoir, mais il retire aussi une exaltation sexuelle de la domination. La fin du monde est un rassemblement géant d'abrutis finissant en asphyxie autoérotique.

Le véritable génie du féminisme c'est d'avoir compris tout cela.

Ce qui doit se produire afin de sauver notre planète est simple : il faut que la guerre cesse. Si nous cessons de nous mettre sur son chemin, la vie reprendra son cours, parce que la vie veut vivre. Les forêts et les prairies renaîtront. Tous les barrages s'effondreront, et tous les canaux en ciment et les rivières apaiseront leurs peines et retrouveront l'océan. Les poissons sauront quoi faire. En étant mangés, ils nourrissent la forêt, qui protège les rivières, qui à son tour abritera plus de saumons. Ce n'est pas la mort de destruction mais la mort de participation qui fait du monde un tout.

Il y a parfois des faits qui requièrent tout le courage que nous avons en nos cœurs. En voici un. Le carbone a atteint les 400 ppm. Pour que la vie continue, le carbone doit retourner dans le sol. Et nous en arrivons donc aux herbacées.

Là où le monde est humide, les arbres font des forêts. Là où il est sec, les herbacées poussent. Les prairies endurent des chaleurs extrêmes en été et des froids vicieux en hiver. Les herbacées survivent en maintenant 80% de leur corps sous terre, sous forme de racines. Ces racines sont cruciales pour la communauté du vivant. Elles fournissent des canaux pour que la pluie pénètre dans le sol. Elles peuvent atteindre 4,5 mètres et ramener à la surface des minéraux issus des roches souterraines, des minéraux dont ont besoin toutes les créatures vivantes. Elles peuvent construire le sol à une vitesse extraordinaire. Le matériau de base qu'elles utilisent pour cela, c'est le carbone. Ce qui signifie que les herbacées sont notre seul espoir pour récupérer le carbone qui se trouve dans le ciel.

Et elles le feront si nous les laissons faire. Si nous pouvions remettre en état 75% des prairies du monde — détruites par cette guerre que l'on appelle agriculture — en moins de 15 ans, les herbacées captureraient tout le carbone ayant été émis depuis le début de l'âge industriel. Relisez cela à nouveau, si besoin est. Puis rappelez-vous en où que vous soyez. Dites-le à quiconque écoutera. Il y a encore une chance.


Commentaire : On pourra passer sur la menace de l'effet de serre accompagné du vilain CO2... L'analyse sur les herbacées et les prairies reste tout à fait pertinente.


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Les herbacées ne peuvent y parvenir seules. Aucune créature n'existe indépendamment des autres. La restauration des prairies implique la restauration des ruminants. Durant l'été chaud et sec, la vie est dormante à la surface du sol. Ce sont les ruminants qui perpétuent alors le cycle des nutriments. Ils portent en eux un écosystème, particulièrement les bactéries qui digèrent la cellulose. Lorsqu'un bison broute, il ne mange pas véritablement l'herbe. Il fournit de l'herbe aux bactéries. Les bactéries mangent l'herbe, puis il mange les bactéries. Ses déjections vont ensuite arroser et fertiliser les herbacées. Et le cycle se complète.

Les prairies ont été éradiquées pour l'agriculture, pour faire pousser des céréales pour les gens. Parce que je souhaite restaurer les prairies, je me vois accusée de vouloir la mort de 6 milliards d'individus. Ce n'est pas un nombre aléatoire. En 1800, au début de l'ère industrielle, il y avait 1 milliard d'êtres humains. Il y en a maintenant 7 milliards. 6 milliards d'entre eux ne sont là qu'en raison des combustibles fossiles. Consommer une ressource non-renouvelable n'a jamais été un plan d'avenir. Et pourtant, souligner cela fait apparemment de moi une meurtrière de masse.

Commençons par l'évident. Rien de ce que nous faisons en étant aussi nombreux n'est soutenable. 98% des forêts anciennes et 99% des prairies ont disparu, et avec eux la majeure partie du sol qu'ils avaient construit. Il ne reste rien à prendre. La planète a été dépecée. Ajoutez à cela le fait que toutes les civilisations se terminent par un effondrement. Toutes. Comment pourrait-il en être autrement lorsque votre mode de vie dépend de la destruction de l'endroit où vous vivez ? Le sol a disparu et le pétrole commence à manquer. En évitant les faits, nous nous assurons la pire des fins possible.

Nous pouvons faire mieux que les famines de masse, les états en faillite, les conflits ethniques, la misogynie, les seigneurs de guerres mesquins, et les scénarios dystopiques d'effondrement. C'est très simple : nous reproduire moins que le taux de remplacement. Le problème se règlera de lui-même. Venons-en maintenant aux jeunes filles.

Ce qui fait universellement baisser le taux de natalité, c'est l'élévation du statut de la femme. Plus spécifiquement, l'action ayant le plus d'impact, c'est l'enseignement de la lecture à une fille. Lorsque les femmes et les jeunes filles ont ne serait-ce que ce morceau de pouvoir sur leurs vies, elles choisissent d'avoir moins d'enfants. Oui, les femmes ont besoin d'un contrôle des naissances mais ce dont nous avons réellement besoin, c'est de liberté. A travers la planète, les femmes ont très peu de contrôle sur la façon dont les hommes utilisent nos corps. Près de la moitié de toutes les grossesses sont non-planifiées ou non-voulues. La grossesse est la deuxième cause de mortalité chez les jeunes filles âgées de 15 à 19 ans. Peu de choses ont changé depuis qu'Emmeline Pankhurst a refusé d'abandonner.

Nous devrions défendre les droits humains des jeunes filles parce que les jeunes filles comptent. Il s'avère même que les droits fondamentaux des jeunes filles sont cruciaux pour la survie de la planète.

Pouvons-nous l'arrêter?

Oui, mais seulement si nous comprenons ce que nous affrontons.

Il veut la mort du monde. Tout ce qui est vivant doit être remplacé par quelque chose de mécanique. Il préfère les engrenages, les pistons et les circuits aux corps doux des animaux, et même au sien. Il espère pouvoir se télécharger lui-même dans un ordinateur un jour. Il veut la mort du monde. Il aime le soumettre. Il a érigé des villes géantes là où autrefois se tenaient des forêts. Le béton et l'asphalte domptent l'incontrôlé. Il veut la mort du monde. Tout ce qui est femelle doit être puni, définitivement. Plus elles sont jeunes, plus elles casseront facilement. Alors il commence tôt.

Une guerre contre votre corps c'est une guerre contre votre vie. S'il peut faire en sorte que nous menions la guerre à sa place, nous ne serons jamais libres. Mais nous avons décrété que le corps de chaque femme était sacré. Et nous le pensons réellement. Toute créature possède son intégrité physique propre, son tout inviolable. C'est un tout trop complexe pour être compris, même en vivant à l'intérieur. Je ne savais pas pourquoi mes yeux gonflaient, ni pourquoi mes poumons me faisaient mal. Les complexités nécessaires pour me maintenir en vie resteront un mystère pour moi.

Une cuillère à café de sol contient un million de créatures vivantes. Une petite cuillère de vie et c'est déjà trop complexe pour que nous comprenions. Et pourtant il pense pouvoir gérer les océans ?

Nous allons devoir opposer notre courage à son mépris. Nous allons devoir opposer nos rêves féroces et fragiles à sa force brute. Et nous allons devoir opposer une détermination qui ne pliera ni ne cèdera ni ne cessera à son sadisme inépuisable.

Et si nous ne pouvons pas le faire pour nous-mêmes, nous devons le faire pour ces jeunes filles.

Quoi que vous aimiez, c'est en danger. Aimer est un verbe. Puisse cet amour nous pousser à l'action.

Traduction : Nicolas Casaux, Édition & Révision : Héléna Delaunay