La Sardaigne, une grande île italienne de la mer Méditerranée, qui compte près de 2 000 km de côte, a été le théâtre d'exercices militaires de grande ampleur encadrés par l'Otan du 5 au 27 mai. Des manœuvres d'entrainement qui relancent la polémique des essais militaires sur ce territoire, la Sardaigne n'en voulant plus depuis des années, comme le rapportait déjà en 2014 un article de Courrier international, et qui suscitent l'inquiétude en Italie par le message belliciste qu'elles envoient au reste du monde.
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© Andreas SOLARO / AFP"Le ministre de la Défense a confondu la Sardaigne avec un théâtre de guerre" Pino Cabras, député italien
La presse en France et à l'international est restée muette sur ces évènements. Comme le relate le quotidien italien L'Unione Sarda, dans lequel l'ex-député italien Mauro Pili a fait état de la conduite des opérations qu'il a suivies en temps réel, les manœuvres militaires qui ont lieu en Sardaigne du 5 au 27 mai sont pourtant sans précédent, puisqu'elles ont mobilisé entre 4 000 et 5 000 hommes venus de sept nations différentes.

Si l'île italienne est habituée aux exercices militaires, elle n'avait encore jamais connu un tel déploiement, les manœuvres conjointes des forces de l'Otan et des forces italiennes n'ayant jusque-là jamais dépassé deux ou trois mille hommes.

Des manœuvres d'entrainement qui s'inscrivent dans un contexte géopolitique particulier. Comme le rapportait Libération, une campagne d'entraînement s'est tenue dans l'ensemble de l'est de l'Europe au cours du mois de mai. En Finlande, pays qui partage 1 340 km de frontière commune avec la Russie, un contingent de soldats britanniques a été déployé dans le cadre d'exercices conjoints. Même schéma à la frontière entre l'Estonie et la Lettonie pour l'exercice Hedgehog (« hérisson »), avec une participation de 15 000 soldats de l'Otan, en Pologne, pays frontalier de l'Ukraine en guerre, pour l'opération Defender, impliquant les troupes de douze pays partenaires, et en Macédoine du Nord pour l'exercice Swift Response, qui a mobilisé 4 500 soldats, dont 2 500 britanniques.

Si le Royaume-Uni estime que ces opérations sont menées en prévision d'un potentiel conflit direct avec la Russie, l'Otan avait choisi d'adopter un discours plus prudent, écrivait le journal. Sur le site Internet de l'Otan, il est précisé que ces exercices étaient prévus de longue date « afin d'améliorer l'état de préparation et l'interopérabilité des forces de l'Alliance ». Au moment de l'exercice "Cold Response", qui s'est déroulé en Norvège entre mars et avril, l'organisation transatlantique déclarait aussi que celui-ci « n'est pas lié à l'invasion de l'Ukraine par la Russie ». Vraiment ? Dans un tweet du 22 avril, l'Otan déclarait pourtant que « l'invasion de l'Ukraine par la Russie a souligné à nouveau la nécessité de disposer de forces compétentes, prêtes au combat ».

Entre-temps, la tonalité de ces exercices a pris une tournure agressive, plus assumée. En effectuant du 17 au 31 mai son opération "Bouclier de Neptune 2022", une démonstration de force en Méditerranée orientale avec en tête de pont le porte-avions américain USA Harry S. Truman, l'Otan a adressé un « message clairement destiné à la Russie », souligne l'AFP.

Déroulement des opérations en Sardaigne

Tout commence le 5 mai 2022 avec l'opération Mare Aperto (Mer ouverte) et l'ordonnance numéro 76 de la Capitainerie de Sardaigne « avec effet immédiat » signée de la main du surintendant de la Mer de Sardaigne Mario Valente. Ce dernier précise que les zones militaires concernent l'Adriatique, la mer Ionienne et tyrrhénienne, et le Canal de Sicile « ainsi que les terres côtières limitrophes grâce à la capacité de projection sur terre qui s'exprimera par la capacité amphibie embarquée ... »

À la lecture de l'ordonnance, la population de l'île découvre que toute l'activité en mer est proscrite. Pendant trois semaines, les activités touristiques comme la baignade ou la navigation de plaisance, mais également la pêche commerciale, sont bannies dans 16 zones maritimes dont les coordonnées maritimes sont clairement inscrites dans l'ordonnance. À cela, il faut ajouter une 17ᵉ zone d'interdiction (devant Capo Frasca), décidée par la Capitainerie d'Oristano, comme le rapporte le quotidien italien il Fatto Quotidiano.

Les citoyens italiens ont été informés que ces exercices militaires menés par l'Otan sont effectuées « à l'invitation » du ministère de la Défense italien et qu'ils n'ont aucun lien avec le conflit en Ukraine.

Un discours qui n'a pas convaincu l'Association nationale des partisans italiens (ANPI), association fondée à Rome en 1944 contre l'occupation nazie. Dans un communiqué du 15 mai, le satellite de l'ANPI en Sardaigne a dénoncé « une opération secrète et sans préavis ». « L'imposant déploiement militaire dans le port de Cagliari (capitale de Sardaigne) constitue une évidente démonstration de force, un message « belliciste » au cœur de cette ville envoyé au monde et à l'Europe, un message menaçant qui contredit les dires de Draghi », estime-t-elle. Mario Draghi, le chef du gouvernement italien, avait, en effet, fait connaitre son intention de « réfléchir à la mise en place d'un cessez-le-feu et d'entamer des négociations crédibles », lors d'une rencontre le 10 mai avec le président des États-Unis, Joe Biden, rapportait le magazine Challenges.

« Cela attire les yeux du monde sur la Sardaigne et en fait une cible en cas d'escalade de cette folie va-t-en-guerre », s'émeut l'association. Et de conclure : « L'ANPI de Sardaigne réitère sa ferme opposition à l'envoi d'armes en Ukraine, au réarmement général en cours, à la politique du gouvernement et au silence de la Région, qui contrastent avec la volonté largement majoritaire des Sardes et de celle de la population italienne. »

Dans un communiqué datant du 18 mai, l'ANPI a déclaré « s'associer pleinement aux inquiétudes exprimées par l'ANPI Sardaigne face aux manœuvres militaires soudaines qui se déroulent dans la région et qui mettent la population dans des conditions où elle doit endurer un climat de guerre intolérable ». Elle précise également avoir demandé des « explications urgentes » au président du Conseil des ministres et au ministre de la Défense.

Des opérations militaires intensifiées

Afin d'assurer le bon déroulement de cette opération d'envergure, un « Notice to Air Missions » ou NOTAM, a été émis. Il s'agit d'une alarme émise du ciel sarde d'où les autorités aéronautiques avertissent tous les pilotes des dangers potentiels dans les rares couloirs autorisés, à l'intérieur des périmètres d'interdiction, qui couvrent pratiquement tout le ciel du sud de l'île.

Le 13 mai, un Boeing E-3A Airborne Warning and Control System, analogue à celui qui contrôle l'espace aérien entre l'Ukraine et l'Europe occidentale, survole la province de Nuoro pendant six heures. Parti du port grec de Preveza, il porte des radars à rayon large et des capteurs passifs capables de détecter une présence aérienne sur de longues distances. Sa présence en Sardaigne interroge

Le même jour, l'Unione Sarda, se basant sur des « informations réservées arrivant directement des radars militaires », avance qu'il y aurait eu un déploiement d'avions de chasse, d'avions de combat Eurofighter Typhoons et des modèles dernier cri de l'avion F-35. Sous-marins, bâtiments de lutte anti-sous-marine, porte-avions, bâtiments amphibies... partout était déployé, dans le port de Cagliari, du matériel militaire afin de mener des opérations terrestres, aériennes et navales.

« Le ministre de la Défense a confondu la Sardaigne avec un théâtre de guerre »

Pour Mauro Pili, la guerre navale de surface relève d'une pratique d'un autre temps. Rejouer un simulacre du débarquement de Normandie, alors que la perte du bâtiment amiral russe le Moskva le 14 avril démontre la vulnérabilité des bâtiments de surface face aux méthodes modernes de guidage des tirs, n'a pour lui aucune véritable utilité militaire et ne répond qu'aux impératifs de l'industrie de l'armement, désormais hors de contrôle.

Des opérations de cette envergure pourraient, selon lui, représenter un danger pour la Sardaigne, qui deviendrait une cible en cas de conflit. Zone de manœuvres permanentes depuis des années, les terres de l'ile italienne sont, par ailleurs, très endommagées. Comme le soulignait Courrier international, l'Otan et diverses armées du monde conduisent des essais militaires en Sardaigne... depuis les années 1950, ce qui avait amené en 2014 un groupement d'associations et d'organisations pacifistes ou indépendantistes sardes à déclarer : « L'occupation militaire de la Sardaigne est un abus qui dure depuis plus de soixante ans et que nous ne pouvons plus tolérer. »

Au parlement italien, l'opposition vient du groupe parlementaire L'Alternativa C'è du député Pino Cabras qui n'hésite pas, comme Jean Jaurès en son temps, à assumer une position pacifiste, multipliant articles et passages dans les médias, sans oublier une présence régulière à des manifestations.

S'adressant au ministre italien de la Défense Lorenzo Guerini le 16 mai, les députés Pino Cabras, Emanuela Corda et Andrea Vallascas, tous membres d'Alternativa, n'ont pas mâché leur mot, relate le journal italien Quotidiano Nazionale. « Le ministre de la Défense a confondu la Sardaigne avec un théâtre de guerre (...) On nous prépare un cauchemar ; or, nous ne sommes pas en guerre et de guerre, nous n'en voulons pas. La Sardaigne est un paradis. Il n'est plus question de s'en servir pour des exercices militaires pour lesquels nous avons beaucoup trop donné », ont-ils asséné.

Des mots qui n'ont pas porté. Force est de constater que pendant toute la durée de l'exercice militaire mené par l'Otan, la réponse aux préoccupations et aux inquiétudes des Sardes sera restée... lettre morte.