S'il est vrai qu'une phrase lue dans un livre suffit à engager une vie, on en connait qui passent leur vie à creuser une phrase. Ils confesseront volontiers que toute leur vie n'aura pas suffi à en épuiser le sens. Encore ne s'agit-il pas là de traducteurs du Bartleby le scribe qui s'affrontent depuis 1853, pour savoir si « I would prefer not to », la formule-clé de l'anti-héros d'Herman Melville, doit se traduire par « Je préfèrerais ne pas », « je ne préfèrerais pas », « Je préfèrerais pas » ou « j'aimerais mieux pas ». Personnellement, je me garderais bien de ne trancher pas la querelle.
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De quoi s'agit-il alors ? D'une phrase échappée du Guépard (1958), le roman posthume de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, et du mémorable film qu'en tira Luchino Visconti en 1963. Le plus souvent, elle est reprise sous une forme simplifiée : « Il faut que tout change pour que rien ne change ».

L'apparent paradoxe de sa forme la rend plus séduisante, mais augmente son mystère. Elle est utilisée à tout propos par les éditorialistes et les essayistes. Et, au cas où cela vous aura échappé, elle est d'une brûlante actualité... Pour revenir au texte original, traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Tancrède (Alain Delon) s'adresse ainsi à son oncle le prince de Salina (Burt Lancaster) :
« Si nous ne sommes pas là, nous non plus, ils vont nous arranger une république. Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change.»
J'ai eu le privilège de connaitre un universitaire du nom de Philippe Godoy, un paroissien de l'église Saint-Roch à Paris qui, après avoir enseigné pendant dix ans à l'université de Catane (Sicile), fut professeur de littérature comparée à Louis Lumière-Lyon II ; les œuvres de Verga, Pirandello, Sciascia, le passionnaient ; il n'avait de cesse de les révéler aux lecteurs français ; mais secrètement, lui qui connaissait comme nul autre les palais de l'aristocratie sicilienne, il creusait l'essence de la fameuse réplique si diversement commentée au risque de contre-sens. Dans son essai Le Guépard ou la fresque de la fin d'un monde (2008), analyse la plus fine qu'il nous ait été donné de lire sur ce roman exceptionnel sublimé avec génie par le cinéma, Philippe Godoy invitait à la replacer dans son contexte pour la restituer ainsi :
« Si (à condition que) les formes ne changent pas, l'évolution des esprits et des mentalités s'imprime plus harmonieusement dans le quotidien.»
Au passage, il créait le néologisme « gattopardesque » d'après l'original italien (Il Gattopardo) qui sera peut-être promis à une certaine fortune. Qu'est-ce qui l'est, au fond ?

Difficile de ne pas penser aux réflexions de cet esprit en apprenant son décès tout récemment à quelques jours de ses 76 ans. Un authentique humaniste capable, lors d'une controverse publique à propos d'un anachronisme relevé dans l'adaptation de Visconti, de la résoudre comme toujours par le recours au contexte : comment y expliquer les innombrables baisemains alors qu'ils sont absents du roman : pas tout à fait absents de la version française, mais totalement de la version originale italienne où le mot même n'apparaît pas ?
« Probablement l'imprégnation des rites de la mafia en Italie du sud et en Sicile, risqua Philippe Godoy. On y baise la main tant par respect que par soumission au pouvoir. Dans Les Grelots du fou de Pirandello, le personnage principal ne cesse de dire à une dame « je vous baise les mains » car elle est la femme du patron ».
Chaque fois que le Guépard était rediffusé à la télévision, nous nous téléphonions juste après la fin comme si nous le découvrions pour la première fois, afin d'y discuter encore de « la phrase », de sa portée universelle et intemporelle, en vieux amis qui ne cessent de se raccompagner l'un l'autre pour le plaisir de la conversation, jusque tard dans la nuit. Notre manière de vérifier la définition qu'Italo Calvino donnait de tout classique :
« Est classique ce qui tend à reléguer l'actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur. Est classique ce qui persiste comme rumeur de fond, là même où l'actualité qui en est la plus éloignée règne en maître. Un classique est un livre qui n'a jamais fini de dire ce qu'il a à dire ».
Lampedusa, à relire d'urgence ! Visconti, à revoir d'urgence !