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La commission refuse d'abandonner le volet le plus sulfureux de la négociation avec Washington, un mécanisme qui autorise les multinationales à attaquer les États en justice. Au risque de braquer un peu plus les ONG. Paris mise sur un rapprochement avec Berlin pour débloquer le dossier.

De notre envoyé spécial à Bruxelles. La commission de Bruxelles vient de prendre acte du « profond scepticisme » des citoyens européens à l'encontre de l'un des points les plus controversés du traité de libre-échange en chantier avec les États-Unis depuis l'été 2013. Mais l'exécutif n'est pas allé jusqu'à en tirer les conséquences pratiques. Il n'est toujours pas question, aux yeux de l'institution, d'exclure des négociations en cours ce mécanisme d'arbitrage, qui autorise une multinationale à attaquer un État devant un tribunal spécialisé (ISDS, dans le jargon).

La commission a publié en début de semaine son analyse des près de 150 000 contributions apportées à la « consultation publique » lancée sur internet de mai à juillet 2014. À l'époque, l'institution cherchait à décrisper le débat sur ce volet sulfureux des discussions transatlantiques : elle avait demandé leur avis aux citoyens, syndicats, ONG et autres représentants patronaux. D'après le rapport de 140 pages mis en ligne mardi, le constat est sans appel : 97 % des quelque 150 000 réponses sont opposées à ce mécanisme d'arbitrage (on trouvera ici la liste des 569 organisations qui ont répondu à la consultation, le reste étant de simples citoyens).

« Nous avons besoin d'un débat franc et ouvert (sur ce sujet) avec les gouvernements de l'UE, avec le parlement européen et avec la société civile, avant de formuler toute nouvelle recommandation », a déclaré Cecilia Malmström, la nouvelle commissaire au commerce, qui hérite de l'un des dossiers européens les plus compliqués du moment. Le rapport identifie tout de même « quatre domaines où il faut réfléchir à des améliorations » du mécanisme - mais sans aller jusqu'à proposer le retrait pur et simple de cette clause.

Sans surprise, la manœuvre a braqué l'immense majorité des ONG qui suivent le dossier, mais aussi certains élus, qui hurlent au déni de démocratie. « Censée répondre à leurs inquiétudes, la consultation n'aura finalement été qu'une parodie supplémentaire de démocratie visant à dérouler le tapis rouge aux multinationales et à légitimer leurs demandes », juge le collectif français Stop TAFTA (l'un des sigles, avec TTIP, du traité de libre-échange avec les États-Unis).

Paul de Clerck, un activiste des Amis de la Terre-Europe, y voit « une preuve supplémentaire du fait que les négociations sur le TTIP constituent un dangereux cheval de Troie au profit des entreprises, et au détriment des protections fondamentales des citoyens et de l'environnement ». « La commissaire européenne est sourde », renchérit le collectif belge CNCD 11.11.11.

De son côté, l'eurodéputé du groupe des Verts Yannick Jadot s'emporte : « On savait la commission constamment attentive et largement soumise aux injonctions des multinationales européennes, on ne l'imaginait pas ouvertement méprisante vis-à-vis des organisations de la société civile. » En septembre 2014, la commission avait déjà rejeté une initiative citoyenne « anti-TTIP » qui avait rassemblé, selon ses promoteurs, plus d'un million de signatures, jugeant qu'elle n'était formellement pas recevable.

Pour ses défenseurs, l'ISDS doit offrir de nouvelles garanties juridiques pour encourager les entreprises (par exemple américaines) à investir à l'étranger (par exemple en Europe). Pour ses adversaires, ce type d'arbitrage privé, particulièrement opaque, offre des garanties telles aux investisseurs privés, qu'il revient à réduire la capacité des États à réguler.

La bataille sur l'ISDS n'a cessé de s'intensifier au fil des mois. En Allemagne, le débat est très vif. À tel point que l'avenir de l'accord avec les États-Unis semble à présent très lié à celui de l'ISDS. Les États-Unis - le pouvoir politique à Washington comme les entreprises américaines - font de cette clause l'un des points incontournables d'un futur accord (lire notre enquête en mai 2014). Rien ne dit qu'ils seront encore partants pour un traité de libre-échange, si les Européens décident d'en exclure ce mécanisme d'arbitrage.

Cette consultation « n'(était) pas un référendum » pour ou contre l'ISDS, a précisé Cecilia Malmström mardi, pour tenter de désamorcer le débat. Côté commission, on rappelle que l'institution ne fait que négocier un mandat qui lui a été confié, au printemps 2013, par les États membres de l'Union (dont la France). Et dans ce texte figure clairement le souhait de négocier un mécanisme d'arbitrage entre État et multinationale, avec les États-Unis.

Au sein de l'exécutif de Jean-Claude Juncker, on fait aussi valoir que l'immense majorité des réponses n'était qu'un copié-collé de sept réponses types, toutes rédigées par des collectifs d'ONG dans différents pays de l'UE. Ce qui affaiblirait l'intérêt de la consultation. On se souvient de la provocation de Karel de Gucht, le précédent commissaire au commerce, à ce sujet : « C'est une façon de contourner le système. C'est la raison pour laquelle il est important que nous fassions aussi une analyse quantitative des réponses, et il faudra peut-être considérer que les réponses identiques ne sont qu'une ».

Cette semaine, la commission a donc préféré renvoyer la patate chaude aux États membres et au parlement européen (qui est co-législateur en matière commerciale, et peut donc mettre un veto en bout de course). « Notre conclusion, c'est de dire qu'il y a des divergences de vues sur les manières d'améliorer le mécanisme, et c'est le débat qui va s'ouvrir maintenant », résume une source interne à la commission. À Strasbourg, une résolution sur le projet de traité est en chantier, et pourrait être adoptée en plénière en mai. Une majorité d'élus ont déjà formulé des réserves sur l'ISDS, sans aller jusqu'à réclamer son exclusion des négociations. Tout dépendra de la position des sociaux-démocrates sur le sujet, qui pourraient bien donner leur feu vert à un « ISDS light », selon l'expression jargonneuse en vogue à Bruxelles. C'est-à-dire un mécanisme assorti, par exemple, d'un code éthique et d'une définition restrictive des fameux « investisseurs ».

Du côté des 28 capitales, les positions sont très éclatées. Matthias Fekl, le secrétaire d'État français au commerce, jouait la montre depuis son entrée en fonction en septembre, dans l'attente des conclusions de la commission (lire notre entretien ici). Il a désormais choisi de hausser le ton contre le mécanisme d'arbitrage. « Certains éléments de ce mécanisme sont à nos yeux inacceptables. La France ne peut pas accepter que des juridictions privées saisies par des entreprises multinationales remettent en cause des choix effectués par des États souverains », explique à présent le socialiste, qui ne demande pas pour autant le retrait pur et simple de la clause.

Sa stratégie : trouver une position commune avec Berlin, où il compte se rendre dans les jours à venir. La coalition allemande au pouvoir en Allemagne est divisée et le SPD (les sociaux-démocrates) répète depuis des mois son opposition au mécanisme d'arbitrage en l'état. Il reste à savoir si la CDU d'Angela Merkel appuiera, elle aussi, cette dynamique.

La difficulté, c'est que nombre de pays, ailleurs en Europe, exhortent la commission à accélérer les négociations, de peur que l'ensemble du paquebot TTIP ne s'enlise. C'est le cas, par exemple, de Londres ou de Varsovie (où les conservateurs sont aux manettes), mais aussi de Rome, avec le social-démocrate Matteo Renzi. Un prochain « round de négociations » entre Américains et Européens doit se tenir à Bruxelles début février. Mais le chapitre ISDS, lui, est gelé, jusqu'à ce qu'un consensus émerge au sein des 28.

Le débat est d'autant plus délicat que ce mécanisme d'arbitrage n'est pas du tout inédit. Il figure déjà dans l'accord entre l'UE et le Canada - finalisé, mais encore loin d'être validé par les capitales et le parlement européen. A priori, toute renégociation de CETA - c'est le nom de code de cet accord cousin du TTIP - est désormais exclue. Il figure surtout, comme l'a rappelé la commissaire Malmström, sous des formes diverses, « dans 1 400 accords bilatéraux, dont certains remontent aux années 1950 », signés par des États membres de l'UE, avec des pays tiers. La France a par exemple signé plus de 100 accords qui contiennent déjà cette fameuse clause, dont 96 sont en vigueur (lire notre article sur le sujet). Quel effet l'adoption d'un « ISDS amélioré » aura-t-il sur les accords précédents ? Là encore, les avis divergent.