Image
© Inconnu
Je m'instruis dans Plutarque, disait Victor Hugo. Plutarque sait tout. D'une certaine façon, il savait même d'avance à quoi servirait la Sécurité routière : à nous garder dans les clous de la pensée unique. Voilà vingt-cinq ans, j'essayais de faire réaliser une enquête sur les études qui fondent les recommandations de cette vénérable institution. En vain. Certes, la Sécurité routière publiait ses conclusions, par exemple l'incidence de la vitesse ou de l'alcool sur la mortalité, mais elle ne publiait pas ses données, ses méthodes ou d'éventuelles comparaisons avec d'autres causes d'accident comme l'état des routes, l'âge, la santé des conducteurs.

Aujourd'hui, la vérité sort de son puits. Un ancien gendarme témoigne auprès de la Ligue de défense des conducteurs :
« À chaque accident, on remplissait un bulletin d'analyse d'accident corporel (BAAC). Lorsque nous n'arrivions pas à déterminer la cause exacte de l'accident, il nous était demandé de cocher la case "vitesse excessive". Voilà donc comment sont constituées les données qui justifient scientifiquement les politiques contraignantes auxquelles sont soumis les automobilistes ! »
Oui, mais le rapport avec Plutarque, me direz-vous ? Ceci. On lit dans la vie de Cléomène, roi des Spartiates, ce passage :
« Ils honorent la Peur, non parce qu'ils la jugent nuisible comme les démons dont on veut écarter l'influence, mais parce qu'ils pensent que c'est elle surtout qui maintient l'État. C'est pourquoi, quand les éphores entraient en charge, ils faisaient proclamer par le héraut, au dire d'Aristote, que les citoyens devaient se raser la moustache et se soumettre aux lois, pour qu'ils n'eussent pas à les punir. Je crois qu'en mettant en avant la moustache, ils entendaient habituer les jeunes gens à obéir jusque dans les moindres détails. »
De même, il se pourrait bien que la Sécurité routière se moque des facteurs d'accident. Ne serait-elle pas plutôt soucieuse d'habituer les Français à obéir jusque dans le moindre détail ? Inutile de fonder sérieusement ses ukases, puisque son rôle social est d'accoutumer par le menu le citoyen à l'assujettissement. Quand a pris le pli de s'incliner sur les petites choses, on se courbe dans les grandes. Quand on est heureux qu'un smiley vert récompense nos 49 kilomètres/heure à l'entrée d'une agglomération, quand on se fait un devoir de ne plus fumer sur les quais de gare, on finit par trouver naturel de ne plus dire ce qu'on pense, sur les choses de la vie courante comme sur les grands sujets de société. Manger trop gras, aborder trop vite un ralentisseur... tenir des propos qui pourraient être jugés islamophobes, antisémites, homophobes, que sais-je encore. Tout se tient.

Ce totalitarisme de détail est d'une efficacité autrement plus redoutable que celle de nos antiques éphores. La dictature moderne sait contre-productives les formes agressives et voyantes de la contrainte. Notre meilleur des mondes s'y connaît à merveille pour soumettre les hommes par une foule d'infimes vexations arbitraires. Elles nous maintiennent immobiles et tremblants comme le mirmillon dans le filet du rétiaire. La moustache soigneusement rasée. Et c'est ainsi que Plutarque est grand.