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Les grecs de l'antiquité méprisaient la Technique au plus au point. Lorsqu'une application technique se révélait nécessaire pour l'avancé de la connaissance, leur idéal de vie tourné vers la contemplation les amenait même à détruire leur construction une fois qu'ils en avaient compris le fonctionnement. Aujourd'hui le front est renversé, le monde occidental s'est pris de fascination pour les technologies, qui ont infiltré la totalité des moments de notre existence, sans que l'on trouve judicieux de se questionner sur ce phénomène. Quel est l'impact des technologies sur la société ? C'est ce que ces 5 chiffres clés tenteront d'illustrer.

Le démographe Alfred Sauvy disait : « Les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d'être torturés, finissent par avouer tout ce qu'on veut leur faire dire. » ; Certains chiffres manqueront probablement d'objectivité, de nuance ou simplement de précision, c'est qu'ils ne sont pas à prendre individuellement mais plutôt dans leur globalité.

1. Nous travaillons 31 fois plus vite

On sait que l'augmentation de la productivité a deux facteurs principaux, à savoir l'organisation du travail et sa mécanisation. Deux facteurs que l'on peut considérer comme technique selon notre point de vue.

La mécanisation est l'expression du progrès technique comme on l'entend généralement. Au 18ème siècle en Angleterre, le textile est la première industrie à se mécaniser. Et alors que l'industrie britannique subit de profonds bouleversements, la mécanisation met plus de temps à s'établir en France où les modes de vie sont encore largement ruraux. Or, pour que la mécanisation puisse exprimer tout son potentiel, elle a besoin d'une population urbaine, dense et concentrée. Aussi, ce n'est qu'après la Grande Dépression de la fin du 19ème que débutera l'exode rural.

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Mais même si la machine est le premier pas du progrès technique, elle n'en est pas pour autant le seul, et réduire la Technique à la machine c'est se condamner à ne rien comprendre de l'évolution de ce phénomène, surtout au 21ème siècle.

L'organisation du travail, ce qu'on appelle aujourd'hui le management, est un moyen d'optimiser le déroulement d'un processus, et à ce titre il peut tout à fait être considéré comme l'expression de la Technique.

En 1908, Henry Ford imagine une autre organisation du travail en s'inspirant des théories de Taylor. Son modèle s'appuie sur trois principes : une politique de hauts salaires, une standardisation de la production (production en série) et une division des taches assistées par une chaine de montage. Le Fordisme va provoquer des changements considérables tant au niveau de la productivité que de la production et de la consommation, ce qui induit un changement complet de société comme l'a formulé Guy Debord dans La société du spectacle : « Avec la révolution industrielle, la division manufacturière du travail et la production massive pour le marché mondial, la marchandise apparaît effectivement comme une puissance qui vient réellement occuper la vie sociale. »

Les chiffres (1) montrent que, sur la séquence 1870-2005, la productivité horaire a augmenté de 1,6% par an. Un petit détour par un tableur nous permet de calculer que la production prend 31 fois moins de temps aujourd'hui qu'en 1870, c'est à dire que ce qui à l'époque prenait une semaine de travail prend aujourd'hui environ 2 heures. A travers l'évolution de la productivité, qui est encore amenée à augmenter, le progrès technique pose donc des questions majeures d'ordre anthropologiques dont notamment notre rapport au travail et à sa centralité dans nos existences.

2. Nous passons 12 ans de notre vie devant un écran

La promesse Marxiste de la réduction du temps de travail et du remplacement des ouvriers par les machines, ouvre la perspective sur un futur idéal où l'on serait tous affranchis de l'impératif de production, des basses besognes, et de l'aliénation des cadences à tenir ; où l'on pourrait s'adonner à des activités plus nobles comme la culture ou la science et dédier sa vie à l'élévation spirituelle.

La question de la réduction du temps de travail pose donc la question du divertissement. Comment occuper ses journées lorsqu'on a de plus en plus de temps libre ? Probablement par une véritable vacance de la tension du mécanisme industriel, par du temps humain où chacun pourrait se retrouver et se cultiver... Mais laisser de plus en plus de temps libre aux travailleurs, n'est-ce pas risquer d'en faire des révolutionnaires ? Qu'adviendra-t-il du travailleur, dont l'esprit se sera élevé, lorsqu'il devra à nouveau l'éteindre pour reprendre sa place dans le rouage bien huilé de la production en série ?

Ainsi naquit la télévision. Loin de l'idéal du paradis communiste, les statistiques montrent que le temps libre laissé par l'augmentation de la productivité a été comblé par la télévision. Ce qui ne veut pas dire, comme un méritocrate serait trop prompt à le dire, que l'homme est oisif par nature (et qu'il faut donc revenir sur les acquis sociaux), mais simplement que l'organisation technique du travail, pour garder le contrôle du travailleur, nécessite l'organisation technique du loisir.

Et si l'on prend en compte l'arrivée des nouveaux écrans (téléphone, tablette, ordinateur), les chiffres du ministère de la culture montrent que nous passons en moyenne 31h par semaine devant un écran, soit, étalé sur une vie de 80 ans, approximativement 12 ans.

3. Le coefficient de corrélation entre audience télévisuelle et élection est de 0.96

Ce volume colossale de temps de cerveau disponible va donner beaucoup d'idées aux publicitaires et aux politiques.

Dans la première moitié du 20ème siècle, la conjonction entre l'apparition de nouveaux médias (radio, télévision) et les progrès en matière de psychologie des foules, à la suite des travaux de Gustave Le Bon et d'autres, va donner naissance à la propagande. C'est Edward Bernays, neveu d'un certain Sigmund Freud, qui opérera cette conjonction en appliquant les acquis du marketing à la propagande politique qu'il renommera « Conseil en relations publiques » par un sublime euphémisme.

L'efficacité de cette propagande, qui s'est parfaitement adaptée aux régimes démocratiques grâce au progrès des technologies de la communication, dépasse aujourd'hui de loin tous les rêves du Führer et d'oncle Jo réunis. En atteste le coefficient de corrélation entre les audiences télévisuelles et le résultat du premier tour des élections qui est de 0.96 (2). Autrement dit, la courbe des audiences suit la courbe des résultats des élections selon une relation quasi-linéaire. En bref, celui qui passe le plus à la télévision remporte les élections.

4. 1 heure de télévision/jour chez un enfant de 3 ans multiplie par 3 les risques de troubles de l'attention

Cette sur-exposition continue à des stimuli en tous genres n'est pas sans conséquences sur la santé psychique.

Dans notre article sur les attentats contre Charlie Hebdo, nous expliquions comment les médias peuvent fabriquer le consentement des masses en attaquant leur esprit critique par la manipulation de leurs émotions primaires. En termes analytiques ces émotions peuvent se regrouper au sein de ce qu'on appelle la structure élémentaire du fantasme qui est un puissant moteur de l'action, c'est pourquoi les « conseillers en relations publiques » le manipule autant.

Le fantasme de régression pré-œdipienne est le fantasme sur lequel se construisent tous les autres. Or, l'œdipe est le moment où s'organise chez le jeune individu les bases de ce qui sera sa capacité à se représenter dans un groupe, à distinguer les identités, à articuler les contradictions, bref à vivre en société. Jouer de ce fantasme, c'est attaquer ce complexe d'œdipe, cette matrice primordiale de distinction qui rend les individus capables de s'organiser et de communiquer. Concrètement, cela génère des comportements capricieux, hyper-actifs, distraits, incapables de se concentrer.


Commentaire : Nul besoin de faire intervenir la (douteuse) théorie du complexe d'œdipe pour comprendre qu'à un âge ou se construisent comportement et personnalité, l'influence artificielle de la télévision ne transporte pas nos enfants vers les sommets d'un sain épanouissement.


Les effets de la télévision sur l'attention des enfants et des adolescents ont justement été mesurées par de multiples études (3). A titre d'exemple, 1 heure de télévision par jour chez un enfant de 3 ans multiplie par 3 la probabilité qu'il ait des troubles de l'attention à 8 ans ; 1 heure de télévision par jour chez un enfant de 5-11 ans ans multiplie par 0,5 la probabilité qu'il ait des troubles de l'attention à 13 ans et enfin 1 heure de télévision par jour chez un adolescent de 14 ans multiplie par 0,4 la probabilité qu'il ait des troubles de l'attention à 16 ans. Les chiffres sont encore plus parlants lorsque l'on sait que des troubles de l'attention chez un jeune de 16 ans multiplient par 4 les risques d'échec scolaire, et que le temps moyen passé devant la télévision est de 4 heures par semaine.

5. La densité des transistors sur un micro-processeur double tous les 18 mois

S'il y a un chiffre incontournable dans le domaine de la haute-technologie, c'est bien la loi de Moore. La loi de Moore emprunte son nom à Gordon Moore, un des fondateurs d'Intel Corp, géant mondial des microprocesseurs et qui a prévu que la densité des transistors sur un micro-processeur allait doubler tous les 2 ans environ. L'évolution des processeurs a depuis confirmé cette loi.

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En conséquence, les machines électroniques sont devenues de plus en plus puissantes et de moins en moins coûteuses. Les possibilités qu'ont offert les processeurs ont bouleversé de nombreux secteurs où l'innovation technologique trouve des applications directes : les biens d'équipements domestiques, les transports, la médecine, l'armement et le numérique évidemment.

La loi de Moore est aussi à la base de la mise en réseau. Elle a permis la création des géants du web actuels tels que Google, Facebook ou Microsoft qui proposent des services dont nous avons déjà tant de mal à nous passer. Elle a surtout rendu accessible le numérique a des milliards d'individus. Une révolution dont l'ampleur dépasse même celle de l'invention de l'imprimerie comme l'explique notamment Roger Chartier (4).

Mais le progrès technologique a-t-il une fin ? Moore y avait fait allusion en déclarant en 1997 que la croissance des performances des puces se heurterait aux environs de 2017 à une limite physique : celle de la taille des atomes. Ce changement de paradigme décrit le passage de la micro-électronique régie par les lois de physique classique à la nanotechnologie régie par les lois de la physique quantique et qui étend, encore bien plus largement que ne l'a fait le processeur, le champ des possibles.
La révolution des NBIC, soit la convergence technologique des nanotechnologies (N), de la biologie (B), de l'informatique (I) et des sciences cognitives (C), va permettre entre autres une avancé sans précédent de la médecine. Ainsi le 30 Septembre 2013 le Time titre : « Google peut-il tuer la mort ? ».

Notes :

1. CETTE (Gilbert), KOCOGLU (Yusuf), MAIRESSE (Jacques), La productivité en France, au Japon, aux EtatsUnis et au Royaume-Uni au cours du XXème siècle.

2. Merci à Geo d'avoir effectué les calculs. http://etienne.chouard.free.fr/Europe/forum/index.php?2013/01/18/303-le-message-court-mais-fort-de-la-vraie-democratie

3. DESMURGET (Michel), TV Lobotomie : La vérité scientifique sur les effets de la télévision, Editions 84 (2013)

4. CHARTIER (Roger), Du codex à l'écran.