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A la veille de la 70ème Assemblée Générale de l'ONU, Vladimir Poutine a accordé une interview au journaliste américain Charlie Rose pour les chaînes CBS et PBS, où il a répondu à toutes questions qui font l'actualité.

Ch. Rose : Je voudrais vous remercier pour votre invitation ici, dans votre résidence, en cette belle journée. Ici, vous l'appelez «l'été de la femme». Nous allons enregistrer notre interview. Elle sera diffusée dimanche et, le lendemain, vous prendrez la parole à l'ONU où votre intervention est très attendue. Vous allez prendre la parole à l'ONU pour la première fois depuis de nombreuses années. Qu'allez-vous dire à l'ONU, aux Etats-Unis et au monde entier ?

V. Poutine : Comme notre interview sera diffusée juste avant mon discours, je pense qu'il serait inopportun d'exposer aujourd'hui tout ce que je prévois de dire.

Mais dans les grandes lignes, bien sûr, je rappellerai l'histoire de l'Organisation des Nations Unies. Je peux déjà vous dire que la décision de créer l'ONU a été prise justement dans notre pays, en Union Soviétique lors de la conférence de Yalta. L'Union Soviétique et la Russie en tant que successeur de l'Union Soviétique, est donc un pays fondateur de l'Organisation des Nations Unies et membre permanent du Conseil de sécurité.

Bien sûr, il sera nécessaire d'évoquer le présent, de parler des développements de la situation internationale et de rappeler que l'ONU reste l'unique organisation internationale universelle appelée à maintenir la paix partout dans le monde. Et dans ce domaine, il n'y a aujourd'hui aucune alternative.

Il est également certain que l'ONU doit s'adapter à un monde en mutation ; nous en discutons en permanence. Comment l'Organisation doit-elle changer, à quel rythme et qu'est-ce qui doit être amélioré.

Bien sûr, il faudra dire et pas seulement dire, mais surtout utiliser cette tribune internationale pour présenter la vision russe des relations internationales d'aujourd'hui, ainsi que du futur de cette organisation et de celui de la communauté internationale.

Ch. Rose : On s'attend à ce que vous parliez de la menace que constitue Daesh et de la présence russe en Syrie, car ces deux choses sont liées. Quel est le but de votre présence en Syrie et son rapport avec la lutte contre Daesh ?

V. Poutine : Je pense, je suis même certain, que presque tous ceux qui prendront la parole à l'ONU vont parler de la nécessité de lutter contre le terrorisme. Pour ma part, je ne pourrai pas m'abstenir d'évoquer ce sujet. C'est naturel, car il s'agit d'une menace très sérieuse pour nous tous et c'est un défi pour le monde entier. Actuellement le terrorisme menace un grand nombre d'États et beaucoup de gens en souffrent ; des centaines de milliers, des millions de personnes. Et nous avons tous un objectif : mettre fin à ce mal commun.

En ce qui concerne la présence russe en Syrie, comme vous dites, elle se présente aujourd'hui sous forme de livraisons d'armes au gouvernement syrien, de formations effectuées auprès de son personnel et d'aide humanitaire au peuple syrien.

Nous nous basons sur ce qui dit la Charte des Nations Unies, c'est-à-dire les principes fondamentaux du droit international contemporain, selon lesquels une aide, quelle que soit la forme qu'elle prend, y compris une aide militaire, peut et doit être effectuée uniquement au profit de gouvernements légitimes des pays, avec leur accord, ou à leur demande, ou bien sur décision du Conseil de sécurité de l'ONU.

En ce moment, il s'agit d'une demande d'aide militaire et technique, formulée par le gouvernement syrien. Et nous fournissons cette aide dans le cadre de contrats internationaux tout-à-fait légaux.

Ch. Rose : Le secrétaire d'État américain, John Kerry, a dit qu'il saluait votre soutien concernant la lutte contre Daesh. Mais d'autres considèrent qu'il s'agit d'avions de guerre et de systèmes de missiles anti-aériens qui sont utilisés contre l'armée régulière et non contre des extrémistes.

V. Poutine : Il n'y a qu'une seule armée régulière et légitime là-bas, celle du président syrien Bachar el-Assad. D'après l'interprétation de certains de nos partenaires internationaux, c'est une opposition qui lutte contre lui. Mais en vérité, réellement, l'armée d'Assad se bat contre des organisations terroristes. Vous devez être mieux au courant que moi des auditions qui ont eu lieu au Sénat américain, si je ne me trompe pas, pendant lesquelles des militaires du Pentagone ont présenté le bilan de leur activité devant les sénateurs, liée à la préparation des unités armées de l'opposition.

Le but était tout d'abord de préparer 5 000 ou 6 000 combattants, puis 12 000. En fin de compte, on n'a formé que 60 personnes et quatre ou cinq seulement sont armées et combattent, alors que les autres ont tout simplement rejoint Daesh avec des armes américaines. Ça c'est la première chose.

Deuxièmement, à mon avis, le fait de fournir une aide militaire à des structures non-légitimes ne répond ni aux principes du droit international contemporain ni à la Charte de l'ONU. Nous soutenons uniquement les structures gouvernementales légales.

[...]

Ch. Rose : Vous êtes prêts à rejoindre les Etats-Unis dans leur lutte contre Daesh et c'est pour cela que vous êtes présents en Syrie ? D'autres pensent que votre but est en partie de maintenir au pouvoir l'administration d'Assad, car il est en train de perdre du terrain et que la guerre prend un tournant défavorable pour son gouvernement. Est-ce que le maintien de Bachar el-Assad au pouvoir est le but de la présence russe en Syrie ?

V. Poutine : C'est juste, c'est bien le cas. J'ai déjà dit deux fois pendant notre conversation, et je peux le répéter à nouveau, que nous accordons un soutien au pouvoir légitime de la Syrie. De plus, je suis profondément convaincu qu'en agissant dans un autre sens, celui de la destruction du pouvoir légitime, nous pouvons provoquer une situation similaire à celle qu'on observe actuellement dans d'autres pays de la région, ou dans d'autres régions du monde, en Libye par exemple, où toutes les institutions étatiques se sont désintégrées.

Malheureusement, on observe la même situation en Irak. Il n'y a pas d'autre solution au problème syrien que celle du renforcement des structures étatiques légales existantes en les aidant à combattre le terrorisme, ce qui doit, bien sûr, être accompagné d'un encouragement au dialogue positif avec la partie non-radicalisée de l'opposition et à l'application de réformes politiques.

Ch. Rose : Comme vous le savez, certains membres de la coalition veulent d'abord qu'Assad renonce au pouvoir. Et c'est seulement après qu'ils seront prêts à soutenir le Gouvernement.

V. Poutine : Je leur conseillerais ou recommanderais d'adresser cette suggestion au peuple syrien et non au président Assad lui-même. Seul le peuple syrien est en droit de décider dans son pays, qui et comment, selon quels principes, doit diriger le pays. Je considère que des conseils de ce genre venus d'ailleurs, sont absolument déplacés, nuisibles et contraires au droit international.

Ch. Rose : On en a déjà parlé auparavant. À votre avis... Le président Assad, que vous soutenez... Est-ce que vous soutenez ce qu'il fait en Syrie et ce qui se passe avec ces Syriens, ces millions de réfugiés, ces centaines de milliers de personnes qui sont mortes et dont une grande partie a été tuée par ses gens ?

V. Poutine : Et à votre avis, ils ont raison, ceux qui soutiennent l'opposition armée et surtout les organisations terroristes dans le seul but de renverser Assad sans se préoccuper du sort de ce pays après la destruction totale de toutes les institutions étatiques dans ce pays ?

Nous avons déjà connu ça. J'ai déjà parlé de la Libye. C'était il n'y a pas longtemps. Les Etats-Unis ont activement contribué à l'anéantissement de toutes ces institutions étatiques. Qu'elles soient bonnes ou mauvaises, c'est une autre question. Mais elles ont été détruites. A la suite de cela les Etats-Unis ont subi de lourdes pertes, y compris la mort de leur ambassadeur. Vous voyez à quoi ça mène ? C'est pour ça que nous aidons les structures légales de l'État, mais je veux le souligner une fois de plus, tout en espérant que les transitions politiques nécessaires pour le peuple auront lieu en Syrie.

Vous dites sans cesse, avec une persévérance qui pourrait être mieux utilisée, que l'armée syrienne se bat contre son propre peuple. Mais regardez qui contrôle 60% du territoire syrien ! Où est cette opposition modérée ? 60% du territoire syrien est contrôlé soit par Daesh, soit par d'autres organisations terroristes, telles que le Front al-Nosra ou d'autres encore, reconnues comme organisations terroristes par les Etats-Unis entre autres États, ainsi que par l'ONU. Ce sont elles, ces organisations et personne d'autre qui contrôlent près de 60% du territoire syrien.

Ch. Rose : Ce qui vous inquiète, c'est ce qui va se passer après le départ d'Assad. Vous parlez d'anarchie, vous voyez une menace de la part de Daesh. Croyez-vous qu'il s'agit d'une organisation terroriste particulière, unique ?

V. Poutine : Elle est devenue unique, car elle se propage à l'échelle mondiale. Et son objectif est de créer un califat allant du Portugal au Pakistan. Ils revendiquent déjà leur «droits» sur les lieux saints de l'islam - à la Mecque et à Médine. Leur activité se propage loin au-delà des frontières des territoires qu'ils contrôlent aujourd'hui.

Quant aux réfugiés, ils ne viennent pas seulement de Syrie. Qui s'enfuit de Libye ? Qui s'enfuit des pays d'Afrique Centrale où les islamistes font la loi aujourd'hui ? Qui s'enfuit d'Afghanistan, d'Irak ? Alors, il n'y a pas que de Syrie qu'on s'enfuit ?

Pourquoi avez-vous décidé que les réfugiés quittent la Syrie seulement à cause des actions entreprises par Assad dans le but de défendre son État ? Qu'est-ce qui vous fait croire que les réfugiés n'échappent pas aux atrocités commises par les terroristes, notamment par Daesh, qui décapite des gens, qui les brûle vifs, qui les noie, qui détruit des monuments du patrimoine mondial ? Ce sont les gens de Daesh et surtout eux qui provoquent cet exil.

Et bien sûr les actions militaires, c'est certain. Mais il n'y en aurait pas, de ces actions, si les groupes terroristes n'étaient pas aidés avec de l'argent et des armes venant de l'étranger. J'ai l'impression que quelqu'un veut se servir de certaines unités, ou bien de Daesh dans son intégralité, pour renverser Assad et réfléchir seulement après au moyen de se débarrasser de Daesh. C'est un plan compliqué et, à mon avis, pratiquement irréalisable.

Ch. Rose : Craignez-vous que les terroristes arrivent en Russie ? Craignez-vous que si on ne les arrête pas maintenant, ils puissent arriver en Russie via l'Europe et même aux Etats-Unis, et pour cette raison vous devez vous interposer, car personne d'autre n'entreprend d'actions nécessaires pour contrer Daesh ?

V. Poutine : Des actions sérieuses pour lutter contre cette menace, il y en a très peu qui les entreprennent. Peu nombreux sont ceux qui prennent des mesures efficaces. On a pu juger de l'efficacité des actions de nos partenaires américains lors du rapport du Pentagone devant le Sénat américain. Efficacité défaillante, il faut le dire franchement. Vous savez, je ne vais pas ironiser, essayer de piquer quelqu'un au vif, pointer du doigt... Nous proposons de collaborer, d'unir nos efforts.

Craignons-nous quelque chose ? Nous n'avons rien à craindre. Nous sommes dans notre pays et gardons le contrôle de la situation. Mais nous avons parcouru un chemin très difficile dans la lutte contre le terrorisme, contre le terrorisme international, dans la région du Nord Caucase. Ça c'est la première chose.

Deuxièmement, nous avons des informations certaines, selon lesquelles sur le territoire de la Syrie il y a actuellement pas moins de 2 000 combattants - et probablement même plus de 2 000 - venus de Russie et d'autres anciennes républiques d'Union Soviétique. Evidemment, la menace de leur retour dans notre pays existe. C'est pourquoi il vaut mieux aider Assad à en finir avec eux que d'attendre qu'ils viennent ici.

[...]

Ch. Rose : Vous êtes fier de la Russie et cela signifie que vous voulez qu'elle joue un rôle plus important à l'échelle mondiale. Et cela en est un bon exemple.

V. Poutine : Ce n'est pas un but en soi. Je suis fier de la Russie et je suis sûr que la plupart des citoyens de notre pays éprouvent ce sentiment d'amour et de respect pour leur patrie. Il y a de quoi être fier : la culture russe, l'histoire russe. Nous avons toutes les raisons de croire en un bel avenir pour notre pays. Mais nous ne sommes pas obsédés par l'idée d'imposer un leadership russe sur la scène internationale. Nous ne faisons que défendre nos intérêts vitaux.

Ch. Rose : Mais la Russie fait partie des principales puissances, car vous avez des armes nucléaires. Vous êtes une force à prendre en considération.

V. Poutine : J'espère bien, sinon à quoi bon disposer de ces armes ? Nous partons du principe que les armes nucléaires et les armes en général sont des moyens de défendre notre souveraineté et nos intérêts légitimes et non le moyen de justifier un comportement agressif ou de réaliser des ambitions impérialistes qui n'existent pas.

[...]

Ch. Rose : Réfléchissons ensemble à haute voix, car c'est important. Comment les Etats-Unis et la Russie peuvent-ils collaborer pour rendre le monde meilleur ? Pensez tout haut.

V. Poutine : Nous y réfléchissons constamment. L'un des volets de notre coopération, qui est très important pour un grand nombre de personnes dans le monde, c'est notre effort commun dans la lutte contre le terrorisme et contre d'autres menaces : contre le trafic de drogue, contre la prolifération des armes de destruction massive, contre la famine mais aussi pour la défense de l'environnement, pour la préservation de la biodiversité et pour que la situation dans le monde soit plus prévisible et plus stable.

[...]

Ch. Rose : Lors de la célébration du 70ème anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque tout le monde commémorait les victimes du conflit, nous avons tous été touchés par l'image suivante : vous aviez les larmes aux yeux et vous teniez la photo de votre père entre vos mains.

V. Poutine : Oui. Ma famille a subi des pertes considérables, ainsi que mes proches d'une manière générale, durant la Seconde Guerre mondiale. C'est vrai. Dans la famille de mon père, ils étaient cinq frères dont quatre sont morts. Du côté de ma mère, c'est à peu près la même chose. De manière générale, la Russie a payé un lourd tribut.

Bien sûr, nous ne pouvons pas et nous ne devons pas l'oublier. Non pas pour accuser quelqu'un, mais pour que rien de semblable ne puisse se reproduire dans l'avenir. Nous devons nous en souvenir.

[...]

Ch. Rose : La question suivante porte sur la situation en Ukraine. Nous avons déjà évoqué ce sujet auparavant. Un grand nombre de gens considèrent que c'est à cause des évènements survenus en Ukraine et en Crimée que les Etats-Unis et l'Occident ont mis en place des sanctions qui ont causé du tort à la Russie. Par ailleurs, on dit que la volonté de la Russie de se présenter comme une force bienfaisante en Syrie et dans le monde entier sert à détourner l'attention de la crise ukrainienne.

V. Poutine : Détourner l'attention du problème ukrainien, c'est ça le but de nos actions en Syrie ? C'est ce que vous voulez dire ?

Non, ce n'est évidemment pas le cas. L'Ukraine est un problème important et singulier, y compris pour nous. Je vais vous expliquer pourquoi. La Syrie est un autre souci. Je vous l'ai déjà dit : nous ne voulons pas de désintégration ; nous ne voulons pas que le terrorisme se propage ; nous ne voulons pas que ces gens qui se battent là-bas aux côté des terroristes retournent en Russie. Il y a tout un tas de problèmes qui sont liés à ce sujet.

Quant à l'Ukraine, il s'agit d'une situation à part, même pour nous. L'Ukraine est le pays qui nous est le plus proche. Nous avons toujours considéré l'Ukraine comme un pays frère et c'est toujours le cas. Ce n'est pas seulement un peuple slave, c'est le peuple qui est le plus proche des Russes. Nos langues et nos cultures sont très similaires. Nous avons une histoire et une religion en commun, etc.

Qu'est-ce que je trouve absolument inacceptable pour nous ? Que des questions, y compris des questions controversées, relevant de la politique interne des anciennes républiques de l'URSS soient réglées par des révolutions dites «de couleur», par le renversement des pouvoirs en place par des moyens non-constitutionnels. Ça c'est absolument inacceptable. Nos partenaires aux Etats-Unis n'ont pas caché qu'ils soutenaient ceux qui étaient contre le président Ianoukovitch. Certains ont clairement dit qu'ils avaient dépensé quelques milliards dans ce but.

Ch. Rose : Vous pensez que les Etats-Unis sont liés au renversement de Viktor Ianoukovitch, quand il a dû s'enfuir en Russie ?

V. Poutine : Je le sais avec certitude.

Ch. Rose : Comment le savez-vous ?

V. Poutine : C'est très simple. Nous sommes en contact et en relation avec des milliers de personnes en Ukraine. Et nous savons qui, où et quand a rencontré et a travaillé avec ces gens qui ont renversé Ianoukovitch. Nous savons quel soutien leur a été accordé, combien ils ont été payés et comment ils ont été entrainés. Nous savons sur quels territoires et dans quels pays ces entrainements ont eu lieu et qui étaient les formateurs. Nous savons tout.

Proprement dit, nos partenaires américains ne s'en cachent plus. Ils confirment ouvertement qu'ils les ont soutenus. Ils racontent combien d'argent ils ont dépensé. Ils évoquent des sommes importantes allant jusqu'à cinq milliards. Ça se compte déjà en milliards de dollars. Donc il n'y a pas de secret, personne ne le conteste plus.

Ch. Rose : Respectez-vous la souveraineté de l'Ukraine ?

V. Poutine : Bien sûr. Mais nous voudrions que les autres pays respectent également la souveraineté des autres Etats, y compris de l'Ukraine. Respecter la souveraineté veut dire ne pas admettre de coups d'état, d'actions anticonstitutionnelles et de renversement illégal d'un pouvoir légitime. Ça, c'est une chose inadmissible partout.

Ch. Rose : Comment ce renversement du pouvoir légitime s'est-il passé ? Et quel rôle s'attribue la Russie dans la rénovation du pouvoir en Ukraine ?

V. Poutine : Mais la Russie n'entreprend pas, n'a jamais entrepris et n'entreprendra jamais d'actions visant à renverser un pouvoir légitime.

Je parle d'autre chose. Je dis que si quelqu'un le fait, les conséquences en sont très lourdes. En Libye il s'agit de la désintégration complète de l'Etat ; en Irak c'est l'envahissement du territoire par les terroristes ; en Syrie il semble qu'on n'en est pas loin ; et quelle est la situation en Afghanistan, vous le savez.

Que s'est-il passé en Ukraine ? Le coup d'état a conduit à la guerre civile. Admettons qu'un grand nombre de citoyens ukrainiens ne faisaient plus confiance au président Ianoukovitch. Mais il fallait alors organiser des élections et élire un autre chef d'Etat au lieu d'organiser son renversement. Et après ce coup d'état, certains l'ont soutenu et d'autres s'y sont opposés. Et avec ceux qui étaient opposés on a commencé à faire usage de la force. Le résultat a été la guerre civile.

[...]

Ch. Rose : Vous avez également dit que la plus grande tragédie du XXème siècle était la chute de l'Union Soviétique. Cependant, certaines personnes regardent l'Ukraine et la Géorgie et disent non pas que vous voulez rétablir l'empire soviétique, mais plutôt la sphère d'influence que la Russie mérite selon vous, à cause de ces relations qui ont existé toutes ces années.

Pourquoi souriez-vous ?

V. Poutine : Vous me réjouissez. On nous prête tout le temps je ne sais quelles ambitions et essaie en permanence de déformer ou de tronquer les faits. J'ai réellement dit que je croyais que la chute de l'Union Soviétique avait été la plus grande tragédie du XXème siècle. Vous savez pourquoi ? C'est avant tout parce que du jour au lendemain, quelque 25 millions de Russes se sont retrouvés hors des frontières de la Fédération de Russie. Ils vivaient tous dans le cadre d'un seul Etat et depuis toujours en parlant de l'Union Soviétique on disait «la Russie», «la Russie soviétique», mais c'était vraiment la grande Russie. Puis, soudain, pratiquement en une nuit, la chute de l'Union Soviétique s'est produite et l'on s'est rendu compte que dans les ex-républiques de l'Union Soviétique vivaient des gens, des Russes, au nombre de 25 millions.

Ils vivaient dans un pays et soudain, se sont retrouvés à l'étranger. Vous imaginez le nombre de problèmes que cela a posé ?

Premièrement, des problèmes d'ordre domestique, la séparation des familles, des problèmes économiques, des problèmes sociaux. Impossible d'en faire la liste complète. Et vous pensez qu'il est normal que 25 millions de personnes, de Russes, se soient retrouvés soudain à l'étranger ? A l'heure actuelle, les Russes constituent la plus grande nation jamais séparée dans le monde. Ce n'est pas un problème ? Ce n'est pas un problème pour vous, mais ça l'est pour moi.

Ch. Rose : Et comment voulez-vous régler ce problème ?

V. Poutine : Nous voulons préserver un espace humanitaire commun dans le cadre de processus modernes civilisés. Nous voulons que les frontières entre les Etats ne soient pas un problème, que les gens puissent communiquer librement, qu'une économie commune se développe, tout en tirant parti des avantages que nous avons hérités de l'Union Soviétique.

De quels avantages s'agit-il ? Une infrastructure commune, des réseaux ferroviaire et routier communs, un système énergétique commun et enfin - je n'aurai pas peur d'employer ce terme à cette occasion - notre grande langue russe, qui réunit toutes les anciennes républiques de l'Union Soviétique et nous donne des avantages concurrentiels évidents quant à la promotion des projets internationaux dans l'espace post-soviétique.

Vous avez entendu sans doute, que nous avions d'abord créé l'Union douanière et l'avons ensuite transformée en Union économique eurasiatique. Quand les gens peuvent communiquer librement, quand il y a une libre circulation de la main-d'œuvre, des marchandises, des services et des capitaux, quand il n'y a pas de lignes de séparation entre les États, quand nous avons des règles communes d'ordre légal, par exemple dans le domaine social, dans ce cas les gens peuvent se sentir libres.

Ch. Rose : Mais était-il nécessaire d'utiliser la force militaire pour arriver à cette fin ?

V. Poutine : Bien sûr que non.

Ch. Rose : Beaucoup de gens parlent de la présence militaire russe aux frontières de l'Ukraine et certains disent même qu'il y a des troupes russes sur le territoire du pays voisin.

V. Poutine : Vous avez une présence militaire en Europe ?

Ch. Rose : Oui.

V. Poutine : N'oublions pas que des armes nucléaires tactiques américaines s'y trouvent. Qu'est-ce que cela signifie ? Que vous auriez occupé l'Allemagne ou bien auriez décidé de ne pas en finir avec l'occupation de l'Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale en transformant tout simplement les forces d'occupation en forces armées de l'OTAN ? On peut voir ça sous cet angle aussi, mais on ne le fait pas. Et si nous avons des troupes sur notre territoire près de la frontière d'un État, vous considérez que c'est déjà un crime ?

Ch. Rose : Je n'ai pas parlé de crime.

V. Poutine : On n'a pas besoin de forces militaires pour mettre en pratique les processus d'intégration économique, humanitaire, sociale naturelle que j'ai évoqués.

Nous avons créé l'Union douanière et l'Union économique eurasiatique non par la force, mais en cherchant des compromis. Ce processus n'était pas facile. Il était compliqué et a duré plusieurs années. Grâce aux négociations et à la recherche de compromis, sur la base de conditions acceptables pour tous, nous avons créé ces organisations en espérant qu'elles donneront à nos économies et à nos peuples des avantages concurrentiels de poids, sur les marchés internationaux et dans l'espace global en général.


Commentaire : Même si les propos ci-dessus peuvent paraître insignifiants, peu de gens réalisent à quel point cette approche qui consiste à œuvrer avec la Nature - et non contre elle - peut paraître radicale aux yeux de ceux qui, jusqu'ici, ont modelé la « civilisation ». C'est précisément en raison de cette approche que « l'Occident » considère Poutine comme un individu fou furieux. L'idée que les individus et les nations puissent tout simplement s'entendre et collaborer entre eux vous paraît-elle folle ? Pour les psychopathes au pouvoir, c'est tout bonnement une hérésie.


[...]

Ch. Rose : Beaucoup de gens disent que vous êtes un homme tout-puissant, que vous pouvez obtenir tout ce que vous désirez. Alors, que désirez-vous ? Dites aux Etats-Unis et au monde, ce que désire Vladimir Poutine.

V. Poutine : Je veux que la Russie soit celle que je viens de décrire. Ça, c'est mon principal désir. Et je veux que les gens ici soient heureux et que nos partenaires dans le monde entier souhaitent et aspirent à développer des relations avec la Russie.