Commentaire : Comme il est souligné dans l'article, le pouvoir ne s'auto-limite pas. Une remarque qui incite à la réflexion. On peut passer beaucoup de temps à décrire ce qui ne va pas, et c'est un exercice indispensable pour comprendre réellement que ça ne va pas. On en vient à constater par la suite que pour continuer à vivre dans un monde "qui ne va pas" doit s'opérer comme un renversement de valeur : l'anormalité constatée doit s'intégrer dans une vie quotidienne, devenir normalité.

Et ainsi nous ne questionnons plus les évidences. Il est devenu normal que certains hommes aient plus de pouvoir que d'autres, légitime que certains hommes décident pour les autres, compréhensible que certains hommes en sacrifient d'autres. L'état d'urgence devient une chose raisonnable, souhaitable. Voici donc ce que permet le Pouvoir, définitivement corrupteur : dans sa variante politique à la sémantique pervertie, rendre l'inacceptable tout à fait acceptable.


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Le débat enflammé sur la mesure purement symbolique de la déchéance de nationalité confirme bien les inquiétudes de Tocqueville, qui dans « L'Ancien Régime et la Révolution » s'effrayait du goût des intellectuels français pour les débats « abstraits et littéraires ». Car « dans l'éloignement presque infini où ils vivent de la pratique, aucune expérience ne vient tempérer les ardeurs de leur naturel »...

Or, la pratique de l'état d'urgence recouvre des réalités bien plus préoccupantes que la déchéance de nationalité, et bien moins discutées, à l'exception de quelques courageuses associations comme la Ligue des droits de l'homme ou La Quadrature du Net. Depuis un an, la France multiplie les lois d'exception. Loi renseignement, état d'urgence, réforme en cours du Code pénal : les libertés publiques s'amoindrissent comme peau de chagrin, avec la bénédiction du Conseil constitutionnel. A quoi cela a-t-il servi que les révolutionnaires de la Constituante instaurent le secret des correspondances, pour que leurs héritiers installent des algorithmes secret défense filtrant les métadonnées de l'ensemble de la population ? Pourquoi s'est-on évertué à séparer l'exécutif du judiciaire, si une simple commission administrative - et encore : facultative ! - peut aujourd'hui autoriser les mises sur écoute ?
Dans notre panique, nous avons oublié que le pouvoir, aussi démocratique qu'il soit, aussi respectable qu'il paraisse, ne s'autolimite jamais. Nous vivons désormais dans un pays où les préfets interdisent les manifestations ou la vente d'alcool. Où les universités sont fermées « par crainte de mobilisation liées à la COP21 ». Où une vingtaine de gendarmes avec des chiens défoncent la porte en pleine nuit et menottent un homme qui avait le malheur de posséder « un peu de cannabis » pour sa consommation personnelle. Où des citoyens jugés « suspects » sont assignés à résidence sur simple décision administrative. Où un célèbre trompettiste français prénommé Ibrahim est arrêté gare du Nord. Où les perquisitions s'effectuent sans notifier aucune charge. Où des policiers en civil tabassent un homme en pleine rue, et embarquent les voisins qui protestent. Où des militants d'extrême gauche doivent aller pointer trois fois par jour au commissariat. Où la police débarque chez des réfugiés tchétchènes, menotte la famille, et fouille jusqu'aux cadeaux de Noël. Comme le résume bien un policier cité par « Le Monde » : « De toute façon, on est en état d'urgence, on fait ce qu'on veut. » Voilà une recette efficace pour retourner la population, que l'on berce de formules convenues sur le « vivre ensemble », contre l'autorité de l'État.
Vous ne vous sentez pas concerné ? Vous n'appartenez à aucune mouvance radicale ? Attendez que l'algorithme intègre quelques subtilités réglementaires ou fiscales. Vous craignez le terrorisme ? Ecoutez le juge antiterroriste Marc Trévidic qui dénonce les « pouvoirs exorbitants » des services de renseignement, tout en réclamant davantage de moyens matériels. Vous aimez la France ? Ne tolérez pas qu'elle devienne une zone de non-droit.


Voilà pourquoi le débat ne devrait pas tant porter sur l'article 2 du projet de réforme constitutionnelle (la déchéance de nationalité), attrape-mouches destiné aux polémistes paresseux, que sur son article 1er, bien plus grave : la constitutionnalisation de l'état d'urgence, introduit à l'article 36-1 de notre texte fondamental. Demandons à cette occasion que les mesures d'exception liées à l'état d'urgence soient obligatoirement en lien avec le motif précis pour lequel il a été décrété. Autrement dit, que l'état d'urgence ne donne pas carte blanche à la police pour faire ce qu'elle a toujours rêvé de faire, mais qu'il se limite au terrorisme.

Rappelons que, aujourd'hui, les trois mille perquisitions administratives et les centaines de gardes à vue n'ont débouché que sur quatre procédures antiterroristes (trois enquêtes préliminaires et une mise en examen). En utilisant l'état d'urgence sans aucune mesure, avec comme seuls critères « la sécurité et l'ordre publics », la France déroge consciemment à la Convention européenne des droits de l'homme. Profitons de la révision constitutionnelle pour remettre le « pays-des-droits-de-l'homme » en ligne avec ses principes et avec son histoire.