Russia caricature 19th century
Une caricature de la Russie du XIXe siècle.
La diabolisation de la Russie par les média occidentaux, la marginalisation des partis européens anti-OTAN et de tous ceux ayant un point de vue différent de ce qui est communément admis et permis, c'est la réalité de l'Europe d'aujourd'hui.

Cette nouvelle a éclaté samedi soir dernier : les Etats-Unis vont mener une «enquête majeure» pour savoir comment le Kremlin «infiltre les partis politiques en Europe» sur fond d'«inquiétudes croissantes» d'une nouvelle Guerre froide.

L'article publié en exclusivité par le journal britannique The Telegraph a révélé que James Clapper, directeur du renseignement national américain, a reçu l'instruction de la part du Congrès de commencer une enquête majeure du financement russe «clandestin» des partis européens durant la dernière décennie.

Hypocrite ? Attendez, on va tout vous expliquer...

«Moscou a soutenu la déstabilisation» de l'Europe

Tout d'abord, pour comprendre les raisons de cette enquête, observons simplement la formulation utilisée pour la justifier. Les Russes ont «nourri des inquiétudes contre la défense antimissile de l'OTAN» et ont tenté d'«exploiter la désunion européenne» sur ce sujet. Oui, c'est cela, au lieu de s'attaquer aux problèmes de base de la désunion européenne sur le sujet de l'OTAN, on commence à enquêter sur la façon dont les Russes pourraient l'exploiter. En tournant ainsi autour du pot, cela n'a de sens que pour distraire l'attention de façon temporaire.

Mais, en réalité, Washington accorde trop d'importance aux Russes. Cette soi-disant «déstabilisation soutenue par Moscou» doit être le cadet de leurs soucis. En effet, les Européens ont de nombreuses raisons d'avoir naturellement perdu la foi en leur bloc militaire sans l'aide de quiconque : la crise massive des réfugiés, l'accord de Schengen qui menace de s'écrouler sous leurs yeux, le terrorisme devenu de plus en plus fréquent dans les principales villes européennes, sans mentionner la crainte croissante au sujet des potentielles répétitions des agressions sexuelles de masse entrevues à Cologne durant la nuit de la Saint-Sylvestre.

En d'autres termes, les années d'ingérence de l'OTAN ont provoqué un cocktail politique toxique aux portes même de l'Europe, et, disons le franchement, cela n'a que très peu à voir avec la Russie.

Qui est concerné et qui ne l'est pas

Bien que très récente, l'enquête sur l'«intrusion» du Kremlin comptabilise déjà de gros fans.

«Enfin, on se rend compte du problème», a tweeté Bill Browder en mettant le lien vers l'article du Telegraph. Bill Browder, ce banquier devenu militant a été reconnu coupable de fraude fiscale massive en Russie (et a été par la suite transformé en une sorte de héros par les médias occidentaux, malgré l'apparition de trous dans son histoire et son intéressante préférence à parler avec la presse qui l'adore au lieu de déclarer sous serment).

Anders Aslund, ancien membre de l'Atlantic Council (NDLR : groupe de réflexion basé à Washington), a également tweeté l'article. Les tweets d'Aslund sont intéressants, c'est le moins que l'on puisse dire. En novembre, il a suggéré sur le réseau social qu'une «plus grande implication» de Reuters dans l'enquête sur l'identité des filles de Poutine signifie que l'une de ses filles présumées, Ekaterina Tikhonova, serait le «successeur» de son père, renouvelant ainsi la «monarchie» russe.

Et une telle bonne nouvelle mérite d'être tweetée trois fois, c'est ce qu'a dû se dire Jacek Saryusz-Wolski, député européen polonais et vice-président du parti populaire européen.

D'un autre côté, beaucoup de réactions des lecteurs de cet article ont été bien différentes. Un utilisateur de Twitter a posté le lien en disant «A quand une enquête sur l'intrusion américaine au niveau mondial ?», alors qu'un autre remarque «plusieurs niveaux d'ironie» dans les actualités et un troisième a averti que le simple fait d'évoquer la fin de l'OTAN en Europe pourra bientôt vous coûter l'honneur d'être labélisé comme faisant partie d'un «programme de déstabilisation de l'Europe soutenu par Moscou». Sur Facebook, le commentaire de l'article qui a obtenu le plus grand nombre de «j'aime» disait simplement «S'il vous plaît, enquêtez d'abord sur l'intrusion des Etats-Unis en Europe».

Ce n'est de la démocratie que si vous êtes d'accord avec nous

Je serais curieuse de savoir comment Washington et Bruxelles réagiraient, si demain Moscou annonçait mener une «enquête massive» sur un présumé financement par les Etats-Unis des figures de l'opposition et des partis en Russie, une enquête conçue purement pour stigmatiser l'opposition et les présenter comme des agents des services de renseignement étrangers. Mais attendez, on sait déjà comment ils auraient réagi. Ils auraient crié au meurtre concernant le régime «punitif» et «autoritaire» de Poutine qui cherche à faire taire les dissidents et les figures de l'opposition. Les titres s'écrivent presque tout seuls.

Le message est clair et le double standard ne pouvait pas être plus évident que ça : les décennies d'influence américaine en Europe sont fondamentalement bonnes et positives, alors que la moindre influence russe est affreuse et doit être éradiquée. En Europe, la démocratie n'en est une seulement quand des partis pro-européens, pro-OTAN, remportent les élections, mais lorsque les partis et les hommes politiques qui sont contre l'ordre établi gagnent du terrain, cela s'appelle de la «déstabilisation» et compromet la «cohésion politique».

Le néo-maccarthysme passe à la vitesse supérieure

On ne comprend pas très bien dans l'article du Telegraph pourquoi l'Union Européenne est incapable de mener l'enquête elle-même, mais on peut supposer que c'est parce que ce qui se passe ici ne regarde que très peu les intérêts européens. Ce sont les Services secrets américains, avec l'accord de Bruxelles, qui font du bruit au sujet du processus démocratique européen, dans l'effort d'identifier et neutraliser les partis et figures politiques qui nuisent aux intérêts de Washington. On dirait qu'ils font eux-mêmes ce dont ils accusent les Russes, mais en pire.

Mais pourquoi sommes-nous surpris ? Quelque chose de semblable s'est déjà produit dans les médias et le monde universitaire. Les journalistes, les analystes et les historiens qui ont tenté de raisonner ou expliquer les actions de la Russie que cela soit à propos de l'Ukraine ou de la Syrie ont été qualifiés d'agents du Kremlin et ont été marginalisés pour avoir eu l'audace de s'opposer au consensus admis. En grande partie, cette enquête n'est qu'une simple extension du néo-maccarthysme florissant. On passe tout simplement des journalistes individuels et des hommes politiques à la stigmatisation de partis politiques entiers.

Déjà au Royaume-Uni, le leader du parti Travailliste Jeremy Corbyn a été labélisé «Camarade Corbyn» par le Daily Mail pour le péché d'avoir suggéré qu'il n'utilisera pas d'armes nucléaires et à cause de sa réticence à se lancer tête baissée dans un conflit avec la Russie, alors que son directeur de communication, le journaliste très applaudi Seumas Milne a été qualifié de «staliniste» par Politico.

RT de nouveau mentionné

Que serait une histoire à propos d'une enquête sur l'ingérence russe en Europe sans citer le groupe RT ? Les analystes ont noté que RT, «la chaîne de télévision contrôlée par le Kremlin, qui opère en Grande-Bretagne», a fait des reportages «très positifs et approfondis» sur Corbyn durant sa campagne pour la direction du parti. Naturellement, ceci est mentionné comme faisant partie de l'abominable campagne d'influence sur les élections au Royaume-Uni. Cependant, on n'y retrouve aucune mention de la brutale campagne anti-Corbyn vendue par la majorité des principaux médias britanniques durant les mois précédant son élection. Dans ce contexte, le fait que RT ait consacré à Corbyn une certaine attention positive ne risque pas de bouleverser les choses.

Mais encore une fois, on touche à un autre cas d'absurdité hypocrite. Les médias occidentaux se comportent avec l'opposition russe comme s'il s'agissait de la Parousie et en même temps, on doit s'énerver à chaque fois que les médias russes s'intéressent aux candidats anti-OTAN en Europe ? Dans les capitales occidentales, on déroule le tapis rouge devant n'importe qui possédant un passeport russe et quelque chose d'anti-Poutine à dire. Des antécédents criminels ? Peu importe. Des déclarations racistes à son passif ? Ne vous en faites pas. Fan d'orgies dans les musées ? C'est parfait. Ça vous plaît de mettre le feu à des bâtiments historiques ? Allez-y ; vous êtes un «artiste».

Crise du leadership en Europe

L'article du Telegraph n'a pas été largement rediffusé car il a été publié durant le week-end, mais soyez assuré de la charge à venir et n'oubliez pas que les analystes, qui sont ravis de la possibilité d'avoir une nouvelle excuse pour transférer toutes les torts à l'Est, sont les mêmes qui ne se préoccupent jamais de la déstabilisation du Moyen-Orient soutenue par les Etats-Unis depuis des décennies qui, il est juste de dire, se révèle être un problème beaucoup plus important pour l'Europe que Poutine et RT.

L'Europe traverse une crise de leadership, et l'équipe actuelle qui mène le navire reste toujours aveugle vis-à-vis des passagers qui commencent à regarder les vagues avec nostalgie, en se demandant s'il ne serait pas mieux de sauter par-dessus du bord et voir ce qu'il va se passer. En Grande-Bretagne, la menace du «Brexit» plane comme une possibilité très probable. Le gouvernement nationaliste polonais nouvellement élu ne semble pas être prêt à jouer le jeu de Bruxelles. L'Espagne a élu un parlement «sans majorité». Des groupes d'extrême droite et d'extrême gauche gagnent du terrain en Allemagne et en France. La Grèce tient à peine et un point d'interrogation persiste sur le sujet du futur de l'euro. Mais, le vrai problème, c'est bien évidement l'interférence de Poutine. Oui, on n'a qu'à prendre ça.