Commentaire : On pourrait penser que les problèmes de l'agriculteur français moyen ne nous concernent que de loin. C'est tout l'inverse. Avec le TAFTA, le type de nourriture qui arrive dans nos assiettes va changer. Notre santé également, puisque les deux sont liés. Ce que nous propose le traité, c'est un puissant cocktail chimique aux effets dévastateurs : De façon plus générale...

boeuf ogm
© Inconnu
Les professionnels de la viande bovine française se sont réunis au Sénat mardi 16 février pour tirer une nouvelle fois la sonnette d'alarme sur le déferlement attendu de bœuf américain dans les assiettes européennes. Pourquoi une telle inquiétude ? Toujours et encore ce fameux Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP, ou Tafta) qui devrait notamment permettre aux États-Unis, au Canada et au Brésil d'exporter vers l'Europe (selon une estimation de l'association interprofessionnelle Interbev) entre 300.000 et 600.000 tonnes de bœuf par an ! Depuis 2013, les discussions sur ce traité - menées à huis clos - s'éternisent mais devraient déboucher avant la fin de l'année sur un accord.

Un nouveau round de négociations (le 12e cycle) a lieu à Bruxelles la semaine prochaine entre le 22 et le 26 février. Au programme donc, la possibilité de commercer plus librement entre les deux continents en éliminant les droits de douane et les obstacles au commerce, l'établissement de règles d'origine simples et claires qui permettront de limiter les fraudes, une étroite collaboration pour harmoniser les réglementations entre l'UE et le continent américain... Sur le papier, tout n'est qu'harmonie et respect des forces en présence. La partie agricole ne concerne qu'une infime partie du traité.

« La ferme France brûle dans tous les élevages »

Pourtant, en ouvrant les débats, Gérard Bailly, sénateur du Jura (Les Républicains) et président du groupe d'études de l'élevage, est loin d'être convaincu des vertus et du bien-fondé du traité à venir dans sa partie agricole : « La ferme France brûle dans tous les élevages », a-t-il commencé, solennel. Il faut dire que, traité ou pas, l'agriculture hexagonale se porte mal. Entre le cours du lait qui s'effondre, le marché du porc breton qui a explosé cet été et des négociations commerciales tendues avec la grande distribution, les signaux sont au rouge et les agriculteurs à bout de nerf. Mais ce n'est rien, prévient le sénateur, par rapport à ce qui les attend avec l'accord transatlantique :
« Cet accord mettrait les éleveurs dans une plus grande difficulté encore. »
Et de décrire un avenir agricole apocalyptique lorsque le bœuf américain, bourré d'OGM et d'antibiotiques, aura définitivement tué notre production locale, mis les éleveurs sur la paille, détruit des dizaines de milliers d'emploi, et à plus ou moins brève échéance chamboulé tout notre écosystème. Visiblement ému, il s'est alarmé :
« Que deviendront nos paysages ? Et particulièrement nos paysages de montagne si demain il n'y a plus ni ovin ni bovin pour brouter l'herbe ? »
Pour enfoncer le clou, Guy Hermouet, président de l'association interprofessionnelle Interbev bovin, a embrayé sur la crise actuelle :
« Je suis éleveur de Charolais en Vendée. J'ai 30 ans d'expérience dans le domaine et je n'ai jamais vu une crise pareille (...). Nous n'arrivons plus à vivre de notre métier. Le revenu moyen annuel d'un éleveur bovin de race est de 10.000 euros ! ».
« Nous ne souhaitons pas le protectionnisme »

Demain, si l'accord se fait, prévient-il, ce sera pire : les Américains importeront en Europe à bas prix des pièces d'aloyau et non des carcasses entières. Des morceaux que ces amateurs de hamburgers commercialiseraient moins bien, explique t-il, sur leur marché intérieur mais qui sont la valeur ajoutée du marché français de la viande de race : « Nous ne souhaitons pas le protectionnisme, nous voulons juste nous battre avec les mêmes armes », a-t-il martelé. Car la viande issue des cheptels américains dont ces professionnels craignent l'invasion n'a rien à voir avec celle produite en France.

Côté français, les élevages considérés comme intensifs (pour l'engraissement des jeunes bovins) comptent entre 60 et 200 têtes, 90% des aliments du troupeau sont produits sur l'exploitation et 80% de leur ration de base est composée d'herbe. Les farines animales, les hormones et les antibiotiques pour la croissance, sont prohibés.

Côté américain, dans les fermes usines où sont produits 95% de la viande bovine, rien de tel ! Jusqu'à 100.000 bêtes peuvent s'entasser dans des « feed lots » qui n'ont pas beaucoup d'espace pour regarder passer les trains - le petit film diffusé par Interbev pour enfoncer le clou lors de cette conférence de presse est édifiant.
Pire, rien n'empêche les éleveurs de recourir aux antibiotiques et aux hormones pour doper la croissance, la nourriture des animaux est une alimentation sans herbe à base de maïs OGM et d'additifs alimentaires et les carcasses sont systématiquement douchés à l'acide lactique. Pas de doute, les uns et les autres ne jouent pas dans la même cour. La rentabilité a un prix.
« Tout n'est pas perdu ! »

Mais le pire est-il si sûr ? Jean-Paul Denanot, député européen (groupe de l'alliance progressiste des socialistes), ancien président de la région du Limousin, met en garde contre le manque de transparence des négociations menées à la Commission européenne mais reconnaît un léger mieux depuis que la commissaire désignée au commerce international, Cecilia Malmström a été nommée en octobre 2014.

« Tout n'est pas perdu ! » lance t'il pour remotiver des troupes que le petit film sur les feed lots venait d'achever. « On peut demander à ce que la viande bovine soit exclue de la négociation car il y a trop d'écarts entre nos pratiques et les leurs. L'homme se veut rassurant : « Le Parlement européen peut encore voter contre. Et tous les parlements nationaux devront aussi se prononcer. Du chemin reste à faire avant que ce traité ne passe. C'est pourquoi il faut rester vigilants si nous voulons maintenir sur nos territoires une agriculture extensive de qualité. »

Avant de conclure dans un bel élan lyrique et patriotique :
« Il n'y a pas grand-chose à voir entre une vache du Limousin élevée dans un pré et une vache du Texas. Il faut que nous imposions nos normes aux Américains et non l'inverse. »
Un discours chaleureusement applaudi, auquel adhère sans hésiter Brigitte Allain, députée de la Dordogne (EELV). A une petite nuance près... L'élue, après s'être naturellement émue de la baisse attendue de 50% du revenu des éleveurs, pointe du doigt les problèmes propres à la France et invite chacun à regarder ses propres incohérences. Plus d'une vingtaine de fermes usines ont déjà fleuri sur le territoire national et d'autres projets de ce type sont en train d'aboutir : 100 vaches ici, 3.000 porcs là. Elle dénonce :
Il faut que nous ayons en tête que ces fermes concurrencent directement les modèles de viande bovine de race. Il faut faire attention et protéger les modes de production qui refusent les similitudes. Il ne faut pas jouer dans la même cour que les États-Unis.
Jean-Claude Bévillard, vice-président de France Nature environnement, poursuit sur sa lancée : « Pour être forts dans ce combat contre le traité il faut être clairs sur ce que nous faisons. Si nous sommes capables de dire quelle est la qualité de la viande française, nous pourrons améliorer nos débouchés. Il faut reconnaître que l'état de la production de la viande française est très diverse. Sur la vache allaitante on est bon mais ce n'est pas vrai sur tout. »

Il avertit :
Notre pays a choisi de ne pas cultiver d'OGM. Il faut aller au bout de la logique et ne pas alimenter nos bêtes avec des OGM ! Il faut être capable de dire ce qu'est notre élevage lié au sol. Il faut être capable de définir un contrat entre nos agriculteurs et les exigences de la société. Ce qui se passe aux États-Unis, on est dedans. On est en marche vers l'industrialisation.
6 pays sur 28 sont derrière la France

Une industrialisation que l'ouverture du marché américain pourrait bien accélérer. Si toutefois l'élevage français parvient à survivre à cette ultime crise. Sur ce dernier point, tous les intervenants sont d'accord. Il y a bien péril en la demeure. Jean-Pierre Fleury, infatigable président de la Fédération nationale bovine, ne peut s'empêcher de s'emparer du micro pour alerter une assemblée que la perspective du buffet à venir commençait à assoupir :
La négociation est bien en cours ! Seuls 6 pays sur 28 sont derrière la France (dont l'Italie, la Belgique, l'Irlande avec réserve, l'Italie, l' Espagne et la Pologne). Les Américains ont déjà posé leurs conditions pour ouvrir les négociations, comme le fait de laisser passer la désinfection des carcasses. C'est comme ça qu'ils fonctionnent ! Il faut savoir qu'à Bruxelles on parle de négociations entre JBS (le leader brésilien mondial de la viande ndlr) et l'Europe. Ce sont eux qui pilotent les négociations.
Pour rabattre les cartes, la filière compte sur l'opinion publique. Une pétition en ligne pour lutter « contre l'arrivée de plusieurs centaines milliers de tonnes de viandes bovines américaines en Europe issues de feed lots (site change.org) circule et un manifeste « pour un élevage bovin européen durable » a recueilli plus de 600 signatures d'élus. Le sénateur Jérôme Bignon (Les Républicains) clôt le débat en rappelant l'ancien combat de la France pour défendre son exception culturelle. Demain, l'exception agricole ?