Traduction : SOTT
« Ce qui s'est passé en Crimée est une réponse à ce qui a permis l'effondrement de la démocratie en Ukraine. Il n'y a qu'une seule raison à cela : la politique antirusse des États-Unis et de certains pays européens. Ils tentent d'encercler la Russie afin de l'affaiblir et de la détruire au final.... Il existe une certaine élite transnationale qui nourrit ce rêve depuis trois cents ans. »
~ Le président vénézuélien Nicolas Maduro, 19 mars 2014
« L'histoire ne se répète pas, mais elle rime. »
~ attribué à Mark Twain
Russia wants War
© InconnuLA RUSSIE VEUT LA GUERRE – regardez à quel point ils rapprochent leur pays de nos bases militaires
Ce qui vient récemment de se produire en Ukraine n'a guère de sens en dehors de contextes géopolitique et historique plus larges, aussi dans ma quête d'une compréhension plus solide des événements, j'ai consulté les livres d'histoire. En premier lieu, il est nécessaire de préciser que l'Ukraine fait historiquement partie de la Russie. C'est une « nation-état indépendante » de nom depuis 1991 mais qui dépend entièrement d'un soutien externe depuis lors. Et la plupart de ce « soutien » n'a pas été dans ses meilleurs intérêts, c'est le moins que l'on puisse dire.

La réponse courte pour expliquer pourquoi les États-Unis ont échafaudé le plan insensé de renverser Ianoukovytch en novembre dernier est que leur réelle cible était la Russie, qui fait obstacle aux plans de domination mondiale d'une élite de banquiers dont l'empire se concentre aux États-Unis. La réponse longue est plus complexe mais tandis que nous travaillons à y répondre, nous découvrons un précédent historique étonnant à tout ce qui a cours aujourd'hui, jusqu'aux raisons mêmes que les politiciens donnent quant à leurs agissements.

SSSr-USA
© InconnuLa version occidentale déclare qu'il s'agit de propagande mais c'était en réalité plus proche de la vérité que la propagande inverse sur la nature maléfique du communisme soviétique.
Depuis l'invasion napoléonienne désastreuse de la Russie en 1812, (et peut-être plus tôt si l'on peut trouver pourquoi Maduro parle de « trois cents ans »), les puissances occidentales ont multiplié les efforts pour « contenir la Russie ». D'où provient ce désir ? Eh bien, la version occidentale actuelle au sujet de « l'annexion agressive de la Crimée » par la Russie est nécessaire pour « juguler la volonté de Poutine de recréer l'empire soviétique » et pour « empêcher la Russie de Poutine de se comporter comme l'Allemagne nazie ».

Au centre de ce scénario, se trouve le fait que l'Union soviétique était un « empire du mal » duquel l'Ukraine, d'autres anciennes républiques soviétiques, l'Asie centrale et d'autres états d'Europe de l'Est signataires du Pacte de Varsovie, se sont libérés pour rejoindre le Marché Libre mondial vers 1990 quand « l'empire soviétique s'est effondré ». Et tout ceci, bien entendu, se fonde sur le scénario occidental que le communisme soviétique était la « source du mal » et qu'il devait être éradiqué quel que soit le lieu où il s'était développé dans le monde (ou était soupçonné de s'être développé) après la Seconde guerre mondiale.

On peut en réalité remonter plus loin, mais avant de le faire, considérons d'abord l'implication récente d'un quart de siècle du FMI en Europe de l'Est. Le FMI n'entre pas aujourd'hui sur scène avec des « injections financières indispensables » pour l'économie ukrainienne. Les économistes, universitaires, banquiers et industriels occidentaux épuisent effectivement les économies d'Europe de l'Est depuis qu'elles « ont gagné leur indépendance vis-à-vis de la Russie ». Lisez ce rapport d'un parlementaire ukrainien pour avoir une idée du massacre qui a eu lieu en Ukraine durant les années 1990 - sa population a en réalité diminué d'un plus grand nombre qu'il n'y a eu de morts lors de la Seconde guerre mondiale. Les prêts du FMI ne vont généralement pas dans les coffres des pays qui souscrivent à « l'assistance » : ils vont au paiement des intérêts qui courent sur les dettes des nations. En retour, les signataires de ces prêts mortels reçoivent des « conseils », qu'ils doivent suivre s'ils veulent cet argent - distribué par tranches - pour continuer d'alimenter leurs débiteurs et donc empêcher que leurs dettes n'enflent davantage. Un tel conseil - « conditionnalités structurelles » en termes technocratiques - équivaut essentiellement à : « vendez tout... nous sommes preneurs ».

Donc, ce ne fut pas le « chaos spontané du moment » qui provoqua un massacre économique général en Europe de l'Est dans les années 1990. Les issues désastreuses furent les conséquences directes des politiques économiques et monétaires occidentales imposées à cette région. De là, nous avons eu la cruauté barbare de millions de Polonais subitement incapables d'acheter la nourriture qui était exportée à l'étranger afin de gagner des dollar$ destinés à payer les dettes du pays - dettes qui avaient été « demandées » en échange de la richesse réelle de ces pays, particulièrement leurs ressources naturelles et leurs industries nationales.

Feu de joie d'une démocratie : la Douma russe attaquée par le gouvernement Eltsine contrôlé par le FMI, en 1993.
© InconnuFeu de joie d'une démocratie : la Douma russe attaquée par le gouvernement Eltsine contrôlé par le FMI, en 1993.
La Russie aussi a reçu son « traitement de choc ». Lisez le chapitre 11 de La stratégie du choc de Naomie Klein pour l'histoire d'horreur complète de ce qui s'y est déroulé (Le feu de joie d'une jeune démocratie - La Russie choisit « l'option de Pinochet »). Toutefois, les Russes n'acceptèrent pas le génocide économique sans se battre. En 1993, ils réalisèrent que les seules « liberté et démocratie » qu'ils avaient obtenues étaient en fait une sorte de « thérapie de choc économique » d'extrême droite. Ils occupèrent les édifices gouvernementaux à Moscou dans la tentative d'arrêter le pillage de leur pays et de réinstaurer l'ordre. Au beau milieu d'une confrontation tendue, voilà que des « tireurs embusqués inconnus » sont sortis de nulle part et ont commencé à tirer dans la tête des gens. Eltsine pensa que les balles provenaient d'une faction de l'armée planquée dans la Maison Blanche de Moscou et ordonna aux forces qui lui étaient fidèles d'attaquer l'immeuble. Des centaines de personnes furent tuées et, avec elles, s'éteignit la première (et dernière) tentative russe de Démocratie Libérale OccidentaleTM.

C'est ainsi que l'« État Mafia » de la « famille Eltsine » d'oligarques arriva. Ils étaient totalement une créature des intérêts financiers occidentaux. Il n'y avait pas de milliardaires dans la Russie d'avant 91. Et tout du long, les médias occidentaux chantèrent les louanges de la Russie tandis qu'elle mettait en œuvre les « réformes dures mais nécessaires » qui sacrifièrent son état providence, son assise industrielle et sa population. La Russie était alors « libre, libérale » et géniale. Hélas, maintenant que Poutine a fait virer le navire de bord et que la Russie est à nouveau en position de contrecarrer l'expansion de la Liberté et de la DémocratieTM, celle-ci se retrouve une fois encore « autoritariste et antidémocratique », c'est-à-dire le « mal incarné ».

Lorsque l'on observe l'histoire, on trouve une série de changements abrupts d'attitude de l'occident envers la Russie où celle-ci se transforme d'« amie » à « ennemie » presque en une nuit. On l'a clairement vu à la fin de la Seconde guerre mondiale lorsque l'Union soviétique de Staline passa de « notre formidable alliée » au « nouveau Hitler », même si les Puissances Alliées discutèrent en détail des sphères d'influence d'Europe de l'Est et de l'Ouest et se mirent d'accord au cours de la guerre (Voir La controverse de Sion de Douglas Reed). Avant la Première guerre mondiale, la Russie était notre « alliée » dans l'alliance de la Triple Entente avec le Royaume-Uni et la France : à la fin de la guerre, elle représentait la « menace bolchevique ». Et de manière compréhensible : la Russie était alors vigoureusement anti-impérialiste et anticapitaliste. Mais il est beaucoup moins connu que les Bolcheviques aussi étaient entièrement une créature des intérêts financiers occidentaux (voir Wall Street et la Révolution bolchevique d'Anthony Sutton).

Dans un large pan de l'histoire du 20e siècle, la totalité ou presque des actions de la Russie furent de nature défensive. Maintenant, je n'ai pas l'intention de minimiser n'importe lequel des crimes de ses dirigeants - qui furent nombreux envers leurs voisins et leur propre peuple - mais en termes d' « impérialisme comparatif », pour ainsi dire, je ne me souviens pas que l'armée russe ait jamais appliqué la doctrine du « choc et de la stupeur » à treize mille kilomètres de là et ce faisant, ait massacré un million d'étrangers - des gens qui n'avaient pas le moindre lien avec la Russie.

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La bataille de Stalingrad, mère de toutes les batailles.
Mackinder et la théorie du Heartland

Avant l'Empire étasunien, il y a eu l'Empire britannique et avant Zbigniew Brzeziński, il y a eu Halford Mackinder. Ce gourou universitaire orienté politique d'Oxford était apparemment « géographe » mais il possédait aussi un certain « zèle au travail » qui le mena à être le faiseur de roi du Royaume-Uni au nom des états européens de l'est découpés dans les empires européens déchus après la première guerre mondiale. En 1904, Mackinder soumit un article à la Royal Geographical Society intitulé « The Geographical Pivot of History » [Le pivot géographique de l'histoire - Ndt] dans lequel il formule la « théorie du Heartland » qu'il résuma plus tard lui-même ainsi :
« Qui contrôle l'Europe de l'Est contrôle l'Heartland ;
Qui contrôle l'Heartland contrôle l'Île Monde ;
Qui contrôle l'Île Monde contrôle le Monde. »
~ Mackinder, Democratic Ideals and Reality, p. 194
À quoi diable ces termes archaïques font-ils référence, pouvez-vous vous demander ? « Europe de l'Est » est assez évident : les Balkans, l'Ukraine, la Biélorussie, la Pologne, la Russie « européenne » et les pays baltes. Le « Heartland » s'étendait de la Volga au Yangzi Jiang et de l'Himalaya à l'océan arctique. L'« Ile Monde »... attendez ça... est l'entière masse continentale contiguë de l'Europe, de l'Asie, du Moyen-Orient et de l'Afrique - donc grosso modo partout excepté les Amériques et l'Australie. Regardez sa mappemonde :

Mackinder Map
© Royal Geographical Society
En désignant les Amériques d'« îles périphériques » et les îles britanniques d'« îles extérieures », Mackinder soulignaient qu'elles étaient périphériques au « centre », la « région pivot » qui s'avère être la Russie. C'est là où s'arrête la contribution de Mackinder en tant que géographe et où commence sa contribution en tant que serviteur de l'Empire. Il y a cent ans, il avait compris que c'était (et est) un rêve utopique pour les intendants d'empire comme les États-Unis, l'Union Européenne, « l'Alliance Atlantique » d'aujourd'hui d'obtenir la domination totale de l'« île Monde » par des moyens conventionnels, simplement parce que les populations et les ressources conjuguées de cette vaste masse terrestre interconnectée et mutuellement dépendante éclipse leurs « îles périphériques » comme le Royaume-Uni et l'Amérique du Nord. Alors que faire ?

Halford Mackinder
© InconnuHalford Mackinder

Tandis que leur propagande projette constamment « la menace toujours présente de la Russie » (et parfois d'autres puissances eurasiennes, mais généralement la Russie) comme une menace mondiale sur le point d'échapper à son « confinement » et de s'emparer de l'« île Monde » puis des « îles périphériques », le véritable objectif de leur « Grand Jeu » est de « contrer ces facteurs physiques et technologiques qui ont favorisé la formation de grands empires continentaux sur la masse eurasienne »1. Autrement dit, réalisant qu'ils étaient naturellement exclus du centre d'action à cause de leur position sur les « îles périphériques », ils estimèrent que la seule façon de jamais pouvoir espérer établir un empire mondial était d'organiser périodiquement une entreprise de démolition en manœuvrant les pays de la masse terrestre pour qu'ils se massacrent mutuellement puis, avant que quiconque ne puisse se rétablir du choc et devenir économiquement et militairement suffisamment fort, d'intervenir pour « renouer » les relations entre les peuples d'une façon qui, selon leurs calculs, sera favorable au maintien et au progrès de l'hégémonie anglo-américaine.

Entre parenthèses, Mackinder fut directement impliqué dans le remodelage de la carte de l'Europe de l'Est telle que nous la connaissons aujourd'hui. Participant à la Conférence de paix de Paris à la fin de la Première guerre mondiale au nom du Bureau des affaires étrangères britannique, il supervisa directement l'éclatement des quatre empires eurasiens perdants (allemand, austro-hongrois, ottoman et russe) en mini-états arbitraires « afin de fermer les portes du cœur eurasien aux ennemis du Royaume-Uni et maintenir un statu quo international favorable aux intérêts des nations anglo-saxonnes »2. C'est exactement la même « logique » qui est suivie aujourd'hui.

Bien entendu, cette « logique » précède la théorie du Heartland de Mackinder et de nouvelles formulations ont depuis été « inventées » mais l'esprit dans lequel surgit une telle pensée demeure aussi stérile et étranger à la perception humaine normale que jamais. William Engdahl suggère dans Pétrole, une guerre d'un siècle : L'ordre mondial anglo-américain, que la théorie du Heartland était simplement l'explication la plus claire au concept d'« équilibre des puissances » cher à l'élite britannique au 19e siècle :
« La diplomatie britannique cultivait la doctrine cynique [d'équilibre des puissances] qui dictait que le Royaume-Uni ne devait jamais entretenir de relations sentimentales ou morales avec d'autres nations en tant que partenaires souverains respectés mais à la place devait développer ses propres « intérêts ». Les stratégies d'alliance britanniques étaient strictement dictées par ce qui, selon elle, à n'importe quelle période donnée, pourrait servir au mieux son propre intérêt. »
Cette vision du monde paramoraliste et psychopathique pétrit le langage dominant des relations internationales et de la « diplomatie » - « Grand jeu », « Grand échiquier », « équilibre des puissances », « intérêts spéciaux », etc. Cela ne signifie pas que tous les pays et toutes les alliances perçoivent le monde ainsi. Ils doivent parfois certainement répondre comme s'ils étaient impliqués dans un jeu d'échecs géopolitique, mais c'est seulement parce que le « Jeu », en tant que tel, leur est imposé par l'Occident dominant. Remarquez, par exemple, Poutine décrier le discours diplomatique et décrire sa stupeur face aux stratagèmes occidentaux lors d'une conférence de presse qui suivit le coup d'état armé à Kiev en février :
« Les paroles des diplomates, comme on le sait, servent à dissimuler leurs pensées. [...] J'ai parfois le sentiment que quelque part de l'autre côté de cette énorme flaque, aux Etats-Unis, des gens s'assoient dans un labo et mènent des expériences, comme avec des rats, sans réellement comprendre les conséquences de ce qu'ils font. Pourquoi ont-ils besoin de faire cela ? Il n'y a absolument aucune explication à cela. »
Ce que l'on retire de la « théorie du Heartland » et des formulations semblables de la « théorie du jeu » conçue par des esprits psychopathiques est un sentiment de sempiternel complexe insulaire de la part des élites occidentales. Il se distingue clairement lorsqu'elles accusent les Eurasiens et autres des choses mêmes qu'elles font et dont elles-mêmes souffrent : ce désir insatiable de tout dominer. Le fait même qu'il existe sur cette planète des personnes qui voit le monde d'une façon si fondamentalement mégalomaniaque est ce qui donne naissance à ces « grands jeux » et à cet effort méthodique de dominer et contrôler la Terre entière. Oui, c'est psychopathique, et c'est déterminé par la cupidité aveugle et le sens du vent sur le moment mais il y a aussi une méthode à leur folie. S'ils le pouvaient, ils coloniseraient aussi d'autres mondes.

Mais ne me croyez pas sur parole...
« Le monde est presque entièrement parcellisé et ce qu'il en reste est divisé, conquis et colonisé. De penser à ces étoiles au-dessus de nos têtes la nuit, ces vastes mondes qui restent hors d'atteinte. J'annexerais les planètes si je le pouvais, j'y pense souvent. Cela m'attriste de les voir si clairement et pourtant si lointaines. »
~ Cecil Rhodes
En attendant, vous pourriez vouloir écouter notre émission avec Eric Walberg sur la Radio Interactive SOTT de dimanche dernier. Auteur de Postmodern Imperialism: Geopolitics and the Great Games [L'impérialisme postmoderne : La géopolitique et les grands jeux - Ouvrage non traduit en français - NdT], je pense que Walberg a parfaitement réussi à saisir le sens de la « géopolitique » et comment cet empire mondial a pris forme ces cent cinquante dernières années ou presque.

Notes

1. « Geopolitics, Federalism, and Imperial Defence: Halford Mackinder and Eastern Europe, 1919-20 », article présenté au 'Central and Eastern Europe in World Politics after Versailles: Towards a New International History', Université d'Oxford, Faculté d'Histoire, 4-5 octobre 2013

2. Ibid.