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Les dérives des stratégies de lobbying mènent à une influence excessive des lobbies pharmaceutique ou agrochimique sur des organismes comme l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ou l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ou sur les politiques d'évaluation des pesticides et des perturbateurs endocriniens. Le phénomène des auteurs-fantômes scientifiques peut permettre de comprendre la faillite des multiples agences sanitaires.

Extrait de l'ouvrage Plaidoyer pour un contre-lobbying citoyen, par Benjamin Sourice, aux éditions Charles Léopold Mayer, Paris, 2014.

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© InconnuErasistrate comprend pourquoi Antiochus est malade, par Jacques-Louis David (détail).
Dans la lutte pour l'indépendance de l'expertise sanitaire et l'encadrement des conflits d'intérêts, il est une opinion partagée parmi ceux qui ne trouvent rien à redire au système actuel : il n'y aurait pas de bons experts sans conflits d'intérêts, de même que les liens financiers avec l'industrie n'interféreraient pas avec le jugement scientifiquement rationnel de l'expert. Or, ces liens financiers ne se limitent pas à l'emploi direct par l'industrie ou la subvention de recherches, mais englobent plus largement le fait pour un expert d'être actionnaire d'une société, de faire du conseil ou d'être rémunéré pour témoigner en tant que « leader d'opinion » dans sa spécialité... À ces activités professionnelles peuvent s'ajouter l'acceptation de cadeaux ou des participations défrayées à des colloques dans des lieux souvent exotiques, auxquels sont parfois également invités les conjoints.

Pourtant, selon les funambules du « cloisonnement des intérêts », cette prodigalité du secteur privé serait répudiée aussitôt que l'expert enfile sa blouse immaculée d'agent public ou de professionnel de la santé. Une telle vision est contestée par des études universitaires qui démontrent une prévalence des opinions favorables lorsque le scientifique se retrouve, consciemment ou non, en situation de conflit d'intérêts. Face à la capture de la science par des intérêts privés, les discours naïfs pourraient même laisser craindre le développement d'un véritable syndrome de Stockholm de la science parmi les chercheurs. Or, cette capture de la science n'a qu'un seul objectif pour les lobbies : contrôler les publications scientifiques sur lesquelles les experts administratifs appuient leurs recommandations de mise sur le marché des nouveautés ou inversement, s'il y a lieu et au vu de la science, de retirer un produit dont la toxicité aurait été découverte tardivement... Dans un monde où le politique s'est défaussé de ses responsabilités sur les experts, détourner la science permet de contrôler la décision en fin de chaîne.

Biais de financement

Depuis les années 1980, nombre d'études ont été publiées sur l'impact des relations financières entre les médecins et chercheurs d'un côté et l'industrie de l'autre, pour relever l'influence de ce que Sheldon Krimsky nomme « le biais de financement » (« funding effect »). En novembre 2012, le CNRS publiait un numéro de la revue Hermès intitulé « Les chercheurs au cœur de l'expertise » et consacré pour partie à l'influence des conflits d'intérêts. Dans ce dossier, Laura Maxim et Gérard Arnold présentent une synthèse inédite des diverses stratégies d'influence de la science. Après avoir analysé nombre d'études, il ne fait aucun doute pour ces deux chercheurs qu'il existe « une corrélation directe entre le financement d'une recherche par un industriel et la communication de résultats qui lui sont favorables ».

La littérature scientifique démontre ainsi que les études financées par l'industrie pharmaceutique sur l'efficacité thérapeutique de nouveaux médicaments sont bien plus favorables que celles qui sont indépendantes. Comme nombre d'acteurs critiques du secteur, Laura Maxim et Gérard Arnold n'hésitent pas à parler d'« influence volontaire sur la littérature biomédicale » faisant « partie d'une stratégie industrielle » des laboratoires. Les deux auteurs soulignent que les conflits d'intérêts sont peu ou pas déclarés lors de la publication d'études dans des revues scientifiques. Plus grave encore, ils mettent en avant la mainmise du secteur pharmaceutique sur la rédaction des « guides pratiques cliniques », ces références médicales publiques qui servent à orienter les prescriptions des médecins et pour lesquelles « l'influence des conflits d'intérêts est très étendue en termes de patients concernés ».

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© InconnuErasistrate comprend pourquoi Antiochus est malade, par Jacques-Louis David (détail)
En 2002, le docteur Choudhry publiait une étude portant sur l'analyse des conflits d'intérêts de cent experts ayant participé à la rédaction de 37 guides pratiques sur des pathologies importantes (l'asthme, l'hypertension, la dépression, le diabète, etc.). Les résultats étaient aussi inédits que troublants : 59 % de ces experts avaient des relations directes avec les compagnies dont les médicaments étaient concernés par les guides, et seuls 2 % d'entre eux avaient déclaré leurs conflits d'intérêts. Cette situation touche également la « bible de la psychiatrie », le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) reconnu comme une référence internationale, dont 70 % des auteurs ont des liens financiers avec l'industrie pharmaceutique. Ces dernières années, ce manuel, proposé par l'Association américaine de psychiatrie et servant à la classification des maladies mentales, a été critiqué pour sa « psychatrisation des troubles sociaux » et la « surmédicalisation des émotions », en particulier la banalisation des psychotropes pour traiter l'anxiété et le stress quotidien (précarisation, surmenage, burn out...).

La France n'est bien entendu pas épargnée par le phénomène. Dans l'hexagone, le bilan 2009 de l'Afssaps, l'ancienne Agence française du médicament, précisait que seuls 28 % des 1 400 membres titulaires et suppléants des instances n'avaient déclaré aucun conflit d'intérêts. La moyenne est de six liens d'intérêts déclarés par expert dans cette agence. Sur les 6 000 liens déclarés à l'Afssaps, « la majorité concerne des congrès ou colloques (31 %), des essais cliniques (23 %) et des activités de conseil (20 %) ». L'Inspection générale des affaires sociales avertit néanmoins que les liens d'intérêts répertoriés dans les déclarations publiques d'intérêts (DPI) sont « à interpréter avec prudence », en particulier à cause « de la différence d'appréciation entre experts des intérêts qu'il leur semble pertinent de déclarer », et de l'absence de contrôle réel sur la véracité des déclarations.

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© InconnuLe docteur, par Luke Fildes.
Des fantômes dans le placard

Pour capturer la science, les stratégies de lobbying scientifique de l'industrie sont loin de se limiter au placement d'experts en conflits d'intérêts au sein d'agences sanitaires ou à la production d'études biaisées pour orienter les revues académiques. En 2005, le Guardian publiait la lettre ouverte d'une chercheuse anglaise, Adriane Fugh-Berman, s'indignant d'avoir été approchée pour signer un article scientifique déjà rédigé, et dont les conclusions remettaient en cause la sécurité d'un produit pharmaceutique concurrent de la firme demandeuse.

Dans sa tribune, la lanceuse d'alerte dénonçait l'utilisation de « nègres scientifiques » ou « auteurs-fantômes », des chercheurs apposant leur nom sur des études commanditées par l'industrie et réalisées par des cabinets de communication spécialisés. Cette pratique, qu'elle jugeait « habituelle au sein de l'industrie », s'inscrit de fait dans une véritable stratégie marketing de publication development visant à inonder les revues scientifiques d'études favorables à un produit avant sa mise sur le marché.

Fugh-Berman indiquait ainsi que « les compagnies pharmaceutiques dépensent trois fois plus d'argent dans la promotion d'un produit avant son lancement que dans l'année qui suit sa mise sur le marché ». De manière globale, les sommes consacrées à la promotion des produits pharmaceutiques représenteraient le double de celles investies dans la recherche et le développement. Ce budget promotion inclut également l'organisation de tournées de conférences (speaking tours) dans lesquelles interviennent à grands frais des sommités scientifiques rétribuées (key opinion leaders) pour prêcher les vertus des molécules miracles à venir. Entre 1993 et 2003, les prescriptions de médicaments auraient fait un bon de 70 % aux États-Unis grâce à ces stratégies de marketing conquérantes.

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© InconnuLa Dame de charité, Jean-Baptiste Greuze (détail).
Pourquoi des chercheurs sont-ils tentés de signer des articles scientifiques pour lesquels ils n'ont fourni aucun travail ? « Publier ses travaux dans des journaux scientifiques, si possible prestigieux, est fondamental pour un chercheur. Sa réputation personnelle, et les subsides qu'il est en droit de demander pour poursuivre ses recherches sont directement dépendants de la qualité et du nombre de ses publications », avance Jean-Marie Vailloud du Formindep.

De son côté, l'industrie cherche à publier des études favorables à la mise sur le marché d'une nouvelle molécule pour favoriser son lancement. Plus qu'une simple promotion, il s'agit réellement d'une caution scientifique. C'est donc en toute logique que s'établirait une sorte de « trame informelle d'intérêts convergents entre les firmes pharmaceutiques et les chercheurs leaders d'opinion », conclut Vailloud. La question des « nègres scientifiques » recoupe donc celle du financement de la recherche et de son mode d'évaluation, deux questions hautement sensibles pour déterminer les conditions d'exercice d'une science libre d'influence mercantile.

L'imbrication d'intérêts partagés entre certains scientifiques, les revues et l'industrie devenue la principale pourvoyeuse de fonds pour la recherche, sont des facteurs constitutifs des conflits d'intérêts, induisant de nombreux biais dans la prise de décision. Si certains scientifiques, en toute ingénuité, s'évertuent à nier cette influence de l'industrie, celle-ci n'a en revanche aucun doute sur le pouvoir de ces stratégies de lobbying scientifique pour tirer des bénéfices du marché. Dès lors, seul le scandale fait office de principe de réalité dans ce jeu de dupes.

Scandales à la chaîne

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© InconnuLa leçon d’anatomie, Rembrandt (détail).
À force de manipuler la science et les règles de sécurité sanitaire, l'industrie pharmaceutique est devenue une véritable usine à scandales. En octobre 2012, le journal canadien Le Soleil publiait un article démontrant l'étendue réelle du phénomène des « auteurs-fantômes » et le discrédit qu'il entraînait pour la recherche médicale : des documents internes du laboratoire Pfizer, rendus publics à la suite d'un litige, ont permis de révéler qu'entre 1998 et 2000, « pas moins de 85 articles scientifiques » sur une molécule antidépresseur (Zoloft) « avaient été rédigés à l'initiative directe » de son producteur.

Durant cette période, « l'ensemble de la littérature scientifique comptait seulement 211 articles » sur cette molécule, ce qui aurait permis au laboratoire impliqué de produire « une masse critique d'articles favorables au médicament », diluant ainsi les études critiques dans la masse. D'autres documents révélés à la suite d'enquêtes similaires démontrent qu'il en a été de même pour d'autres médicaments produits par différents laboratoires. La pratique serait si répandue que des agences d' « écriture scientifique » se seraient spécialisées dans la production d'études clés-en-main prêtes à être signées par des porte-noms renommé ou désireux d'augmenter leur taux de publication.

L'affaire ayant entouré le retrait du marché du Vioxx (rofecoxib) est particulièrement instructif. Ce médicament a été commercialisé comme anti-inflammatoire par le laboratoire Merck en 1999, avant que l'entreprise ne le retire du marché subitement 2004 suite à la révélation d'effets cardiovasculaires inquiétants. Ces risques d'insuffisance cardiaque avaient pourtant été repérés dès 2001, mais une centaine d'articles d'« auteurs-fantômes », tous favorables au produit, avaient été publiés dans diverses revues scientifiques, diminuant ainsi l'impact de l'alerte. L'éditeur de revues scientifique Elsevier a reconnu en 2010 que « deux publications d'Elsevier de 2003, présentées comme des journaux sans biais, étaient en réalité des publications sponsorisées [par l'industrie pharmaceutique] qui manquaient de la transparence adéquate ».

Cette affaire des « faux journaux scientifiques » impliqua principalement le bureau australien de Elsevier responsable de la parution de The Australasian Journal of Bone and Joint Medicine financé par les laboratoires Merck pour y publier des articles favorables à ses produits. Au total, entre 2000 et 2005, le bureau australien a édité une série de huit « journal of », une dénomination laissant suggérer l'existence des standards habituels de sérieux scientifique, et pouvant produire une méprise auprès du lectorat sur le caractère promotionnel de ces revues.

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© InconnuLa leçon d’anatomie, Rembrandt (détail).
À la suite de cette affaire, considérée comme une dérive « inacceptable et isolée », l'éditeur a annoncé un renforcement de ses critères en matière de relecture par des comités scientifiques et une plus grande transparence dans la publication d'articles promotionnels.

L'une des autres pratiques mises à jour serait l'existence d' « essais clinique promotionnels » (« seeding trials ») mis en place par les services marketing de Merck sous l'acronyme ADVANTAGE auprès de praticiens américains rémunérés pour administrer le Vioxx et noter d'éventuels effets indésirables. Selon la revue scientifique de l'American College of Physicians, ces « seeding trials » sont des essais cliniques dont « le protocole est établi pour l'industrie pharmaceutique pour faire la promotion de pharmacothérapies récemment homologués ou en phase d'être approuvées par les autorités sanitaires ». Se présentant sous une forme scientifique, de façon générale ces essais peuvent être assimilés à une opération marketing visant à familiariser les médecins avec le nouveau produit.

Ce n'est qu'en 2004 que les laboratoires Merck ont retiré leur molécule vedette du marché. Le chiffre d'affaires du Vioxx atteignait alors les 2,5 milliards de dollars de vente annuelle pour quelque 80 millions de consommateurs. En 2004, une étude confidentielle du Docteur Graham réalisée pour la FDA indiquait une estimation de 27 785 victimes potentielles liées aux effets indésirables du rofécoxib.

Quelque mois plus tard, lors d'une audience solennelle devant le Sénat américain, David J. Graham revoyait son estimation à la hausse, indiquant que le rofécoxib pourrait avoir « causé entre 30 000 et 55 000 décès ». Après l'une des plus grandes class action qu'ait connu les laboratoires américains, regroupant quelques 50 000 plaintes, les frais d'indemnisation des victimes atteignirent 4,85 milliards de dollars aux États-Unis, et encore plusieurs dizaines de millions au Canada et en Australie.

Dans son rapport d'activité 2012, le Federal Bureau of Investigation indique également que Merck a été condamné à verser une amende pénale (« criminal fine ») de 321 millions de dollars, auxquels se sont ajoutés 628 millions d'indemnisation pour l'état fédéral et les programmes de sécurité sociale. En dépit de tels dommages-intérêts, il n'est pas certain que la rentabilité du Vioxx n'ait été entamée sur ses cinq années d'exploitation, laissant encore quelques milliards de dollars dans les poches des laboratoires et de leur actionnariat. En France, si le Vioxx a également été commercialisé, aucune poursuite contre les laboratoires n'a abouti et le nombre de victimes reste un mystère.
De façon générale, en fournissant des données biaisées, l'objectif de ces études produites par l'industrie est de modifier l'état général de la science pour faire émerger un consensus factice ou une polémique artificielle, disqualifiant un concurrent ou un lanceur d'alerte. Selon Virginia Barbour, rédactrice pour la revue médicale renommée PLoS Medicine, ces pratiques de ghostwriting « représentent la plus grave histoire de manipulation et d'abus de l'édition académique jamais entreprise par l'industrie pharmaceutique afin d'influencer les décisions de soins de santé ».

Ces publications servent en effet de base d'analyse aux experts étatiques pour évaluer la sécurité des produits en circulation sur le marché. Ainsi, cette capture de la science au service de l'intérêt financier des laboratoires se réalise nécessairement au détriment de l'éthique et de la crédibilité tant des scientifiques que des pouvoirs publics. Ces manipulations entraînent la faillite globale du système de prévention sanitaire, et la mort de milliers de patients, conduisant in fine à une défiance généralisée des citoyens envers leur système de santé et ses praticiens. Reste à déterminer ensuite qui contrôle réellement la création et l'application de ces normes supposées protéger la santé des citoyens.