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En prônant « l'harmonisation » et la « coopération réglementaire » au sein du TTIP, les lobbies industriels entendent neutraliser toute volonté politique et réglementaire au nom du libre échange. La protection de la santé et de l'environnement est tout particulièrement visée.

Un véritable déploiement de forces : ainsi peut-on résumer l'action des lobbies agro-industriels auprès de la Commission européenne dans le contexte des négociations sur le Partenariat transatlantique entre l'UE et les États-Unis (TTIP, TAFTA ou GMT - lire « C'est quoi le Partenariat transatlantique ? »). L'ONG Corporate Europe Observatory a récemment publié une enquête sur les rencontres entre les représentants des différents secteurs économiques concernés, indiquant notamment que les multinationales de l'alimentation, les traders de denrées et les semenciers ont eu plus de contacts avec la Direction générale du commerce que les industries pharmaceutique, chimique, automobile et financières réunies.

C'est dans les domaines sensibles de l'alimentation et de l'environnement que s'exerce l'action des lobbies agro-industriels sur les négociations transatlantiques, comprenant bien quelles opportunités elles présentent pour eux - le tout dans une confortable discrétion, que les mobilisations ont fini par compromettre au cours des derniers mois. Malgré les réassurances données par le commissaire au Commerce Karel de Gucht ou le président Obama lui-même, les demandes de ces secteurs ont bien été mises sur la table par les négociateurs. Notamment américains, s'agissant de remettre en cause les législations européennes restrictives sur les OGM ou la viande aux hormones, mais aussi européens [1].

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Les « certitudes scientifiques », ou comment balayer le principe de précaution

La volonté, en matière de sécurité alimentaire, d'introduire la nécessité de « certitudes scientifiques » [2]pour interdire des substances, des produits ou des modes de production revient à remettre en cause le principe de précaution. L'application de ce dernier s'est étendue en Europe au cours des dernières années (par exemple pour les OGM ou des substances comme les parabens ou le bisphénol A), en s'appuyant sur des présomptions de risques, sans attendre une unanimité scientifique qui survient - on l'a vu dans les différents scandales sanitaires - toujours trop tard. Ce sont particulièrement les politiques de santé européennes, plus contraignantes que leurs équivalents états-uniens (notamment parce qu'elles s'attachent à toutes les étapes de la production, et pas seulement au produit fini), qui sont visées. Alors que les industriels vantent leur référence à cette science rigoureuse, eux-mêmes préservent la plus grande opacité sur leurs propres recherches, combattant les initiatives en faveur de l'accès des citoyens à leurs données.

Les programmes européens d'encadrement des perturbateurs endocriniens et de recherche sur leurs effets sont particulièrement dans le collimateur des intérêts privés, malgré un consensus scientifique toujours plus large sur l'urgence d'agir. Sous la pression des lobbies, la Commission et la Direction générale de la santé et des consommateurs ont entrepris des démarches dilatoires visant, selon la députée verte Michèle Rivasi, à retarder les démarches réglementaires et scientifiques jusqu'à la signature du traité. « Les initiatives contre ces substances chimiques constituent un engagement acquis de l'Union européenne, mais elles sont désormais violemment attaquées par les entreprises transnationales, qui se servent du TTIP comme d'un outil de démolition », résume Corporate Europe Observatory.

La « reconnaissance mutuelle », ou comment abattre les barrières sanitaires

Pour parvenir à leurs fins, les industriels comptent sur plusieurs leviers, comme la notion de « reconnaissance mutuelle » consistant à retenir les dispositions les plus avantageuses de part et d'autre de l'Atlantique, ce qui permettrait aussi de contourner les législations existantes sans devoir les remettre en cause. Si les États conserveraient leur souveraineté sur les produits alimentaires élaborés localement, ils ne disposeraient que d'une « capacité limitée à appliquer leurs politiques à leurs partenaires commerciaux et aux produits importés pour être consommés localement ». En clair, un produit réputé conforme aux États-Unis, même s'il ne répond pas aux normes européennes, pourrait être autorisé à la vente en Europe (la réciproque étant valable).

Ce principe aurait des conséquences pour la sécurité alimentaire des consommateurs, mais aussi pour les producteurs, soumis à une concurrence déloyale qui les contraindrait à abaisser leurs standards sous peine de disparaître. Sont directement concernées les normes sur les résidus de pesticides dans les fruits et légumes, sur l'utilisation d'antibiotiques et d'hormones dans l'élevage ou sur les additifs alimentaires. C'est-à-dire la rupture des barrières réglementaires, qui sont aussi des barrières sanitaires. La « reconnaissance mutuelle » ne serait qu'une première étape, avant une marche forcée vers « l'harmonisation » des réglementations, au sein du grand marché transatlantique.

La « coopération réglementaire », ou comment contourner la législation

Souhaitée par les industriels, la « coopération réglementaire » impliquerait en réalité d'étendre les principes majeurs des négociations actuelles pour le TTIP : opacité et influence directe des lobbies. Ladite coopération ne serait rien d'autre qu'une manière de réviser les règles et les standards, et de bloquer leur évolution puisque toutes les décisions - politiques - en faveur d'une plus grande sécurité sanitaire et environnementale pourraient être contestées comme des obstacles au libre-échange.

Comme l'écrit CEO : « Des organisations comme BusinessEurope et la chambre de commerce américaine ont œuvré en faveur d'un tel scénario de rêve, avant même que les négociations transatlantiques ne commencent. Elles attendent de la coopération réglementaire de pouvoir co-écrire les législations. » Le pire est que la Commission européenne les encourage, en épousant les souhaits de lobbies comme ECPA et Croplife (pesticides) ou FoodDrinkEurope et COPA-COGECA (industries alimentaires et agriculture intensive). Des propositions de sa part, qui ont fuité en décembre dernier, prônent un système de coopération réglementaire permettant des décisions qui esquiveraient toute consultation démocratique. Il consisterait à tuer dans l'œuf toute velléité législative, y compris au niveau des États, avec un dispositif d'alerte dès les premiers stades d'élaboration et les fourches caudines d'une instance américano-européenne chargée d'évaluer l'impact économique des règlementations envisagées pour les industriels.

Les industries agroalimentaires entendent ainsi se placer à la racine de toutes les initiatives réglementaires et législatives, afin de mieux les bloquer en usant au besoin de la menace de procès contre les États - comme l'ont illustré les dossiers des pesticides ou des OGM, et comme ils l'espèrent au travers des instances arbitrales internationales que le Traité transatlantique pourrait instaurer par dessus les pouvoirs nationaux et européens, et par conséquent au détriment des souverainetés populaires. Dans leur conception, le TTIP est un processus évolutif, impliquant des négociations permanentes et qui ne se limitera pas à ce qu'il établira à court terme : « Même si le texte final n'inclut pas de concessions explicites sur l'alimentation ou l'environnement, la « coopération réglementaire » ouvre la voie à ces concessions. C'est l'aspect le plus dangereux du TTIP, qui verrouillera l'action politique dans de nombreux domaines », conclut CEO.

L'Union européenne gouvernée par les industriels

Au-delà des dossiers agro-alimentaires, l'enquête de CEO montre que les consultations de la Commission sont totalement déséquilibrées en faveur des lobbyistes : 520 des 560 rencontres organisées pour préparer les négociations, soit 92%, l'ont été avec eux, contre 26 (4%) avec des représentants de la société civile - syndicats ou associations. Un rapport de un à vingt. Il apparaît aussi que presque un tiers des groupements d'intérêts du secteur privé ne figurent pas dans le registre de transparence de l'UE, parmi lesquels des géants comme Walmart, General Motors, France Telecom ou Maersk. Ces données confortent celles récemment collectées à propos de la seule industrie financière, édifiantes quant à la puissance et l'opacité des mécanismes d'influence sur les décisions européennes (lire « Comment le lobby financier condamne Bruxelles à l'impuissance politique »).

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« La direction du commerce a activement impliqué les lobbies d'affaires dans la définition des positions de l'UE envers le TTIP, tout en maintenant soigneusement à l'écart les "encombrants" syndicats et organisations citoyennes. Le résultat, ce sont des négociations dominées par les grands intérêts économiques et qui menacent beaucoup de réalisations européennes pour lesquelles les gens se sont battus depuis longtemps, comme la sécurité alimentaire et la protection de l'environnement », a résumé Pia Eberhardt, responsable de la campagne pour CEO.

Notes :

[1] Un e-mail de la direction du Commerce, que s'est procuré CEO, invitait ainsi en octobre 2012 les producteurs de pesticides, via leur lobby ECPA, à faire part de leurs désidératas.

[2] Traduction imparfaite de « sound science », qui désigne une hypothétique science rigoureuse, officielle.