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Pierre Lascoumes, directeur de recherche du CNRS au Centre d'études européennes de Sciences Po, publie avec Carla Nagels, professeur de criminologie à l'Université libre de Bruxelles, un ouvrage intitulé Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique (Éditions Armand Colin). Les auteurs partent d'une interrogation sur la tolérance vis-à-vis des transgressions des normes sociales lorsqu'elles viennent des élites, et de cette énigme sociologique qui veut que la réaction sociale soit, le plus souvent, aussi faiblement normative que la dénonciation médiatique est forte. « À chaque fois, l'indignation morale et l'affichage vertueux laissaient croire que des mesures radicales seraient prises au nom du "plus jamais ça !" et d'un besoin incontestable de régulation publique. Pourtant, ces multiples "affaires" et "scandales" n'ont jamais été suivis d'effets réels. »

Afin d'abandonner une « réflexion de cycle court qui alterne des pics d'attention intense avec des déserts d'indifférence », les auteurs démontent les deux clichés parallèles que sont d'une part, le sentiment que la délinquance des élites ne serait que celle de « forbans des affaires » ou de « pommes pourries » ; de l'autre, la disqualification de l'ensemble d'une profession, tels les banquiers ou politiciens, « au nom d'un "tous pourris" qui globalise la critique de milieux cyniques, faisant systématiquement prévaloir leur intérêts égoïstes ».

Pour les auteurs, « travailler sur les transgressions que les élites accomplissent dans le cadre de leur fonctions en questionnant le rapport aux normes sociales, cela permet de réfléchir à la manière dont les concepts d'ordre et de désordre public sont pensés et mis en œuvre ».

Mediapart. Comment expliquez-vous, en matière de délinquance en col blanc et de corruption, la constante de l'indignation et la faiblesse des sanctions ?

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Pierre Lascoumes
Pierre Lascoumes. Il a toujours existé, depuis l'Ancien Régime, des mouvements de protestation contre les abus de pouvoir et une sensibilité aux abus de dirigeants qui outrepassent leur pouvoir, que ce soit dans le cadre d'une firme privée ou de responsabilités publiques. Mais de manière tout aussi constante, ces réactions sociales n'ont guère été en mesure de limiter ces abus de fonction. Même les plus grands des scandales ont eu peu de conséquences normatives.

Comment l'expliquer ? Il y a deux éléments principaux. D'un côté, ceux qui produisent les normes sont précisément les élites prises en faute. Il y a donc un biais initial dans le fait que c'est l'acteur le plus concerné qui est censé s'auto-appliquer des mesures de contraintes. L'histoire nous montre que les élites économiques ou politiques ont toujours agi le dos au mur et que les normes n'ont presque toujours été produites que dans des situations de crise. Quand ces élites ont été obligées d'agir, elles l'ont fait a minima, en retardant le moment de la régulation, et en adoptant de nouvelles normes partielles, souples, contournables.

En France, pendant trente ans, il y a eu des dizaines des propositions de lois sur le financement des activités des partis politiques. Elles ont échoué jusqu'à la crise du milieu des années 1980. En matière économique, que ce soit sur le non-respect des règles de concurrence ou l'utilisation d'informations privilégiées, les timides régulations sont également venues des décennies après les premières affaires constatées...

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D'un autre côté, il s'agit de transgressions qui n'ont jamais été mises en évidence pour leur gravité et les dommages sociaux qu'elles génèrent. Elles ne sont pas reconnues comme une forme de violence ou d'insécurité. A partir du moment où le cadrage et la sanction de ces abus de pouvoir se font a minima, les auteurs de ces transgressions n'apparaissent pas comme des gens dangereux, des délinquants, des personnes qui violent la loi commune, mais seulement comme des gens qui ont simplement commis des erreurs ou étaient dans l'ignorance. Les comportements transgressifs des élites n'ont jamais été perçus comme une menace pour l'ordre établi.

Pourquoi ne perçoit-on pas de la même façon la transgression de la norme sociale que constitue un vol à l'étalage et la corruption ou la fraude financière ?

Les élites économiques et politiques sont des acteurs sociaux comme les autres. Il n'y a aucune raison pour qu'elles soient plus respectueuses des normes sociales et légales que les autres. Mais on n'attribue jamais à leurs transgressions la même dangerosité que celle que l'on donne à la délinquance juvénile ou aux différentes formes de vol. Il y a, selon moi, trois raisons principales à cela.

Tout d'abord, la visibilité sociale des unes et des autres est très différente. Pour ce qui concerne les atteintes aux personnes ou aux biens, les dommages sont tangibles et les victimes reconnues. L'existence d'assurances oblige à leur déclaration, et elles sont enregistrées par la police. En matière de délinquance économique et financière ou de corruption, la matérialité de l'infraction est souvent difficile à établir, elle reste abstraite (un trucage de comptabilité, le contournement d'une procédure d'attribution d'un marché, une décision favorable). De plus, qui s'en estime victime ?

Il n'y a pas non plus d'incitation à signaler, et celui qui voudrait le faire, à qui s'adresserait-il ? La plupart des affaires ont pour point de départ, non pas une surveillance publique, mais des règlements de compte internes à ces milieux (querelle politique, entrepreneur évincé, salarié licencié, etc.). Enfin, ces infractions, quand elles sont repérées, sont en général traitées par des organismes spécialisés et non par la filière police-justice classique. Ces agences sont plus pragmatiques que répressives, elles cherchent davantage la régularisation que la sanction.

Ensuite, les élites sont solidaires entre elles. Les premiers à prendre la défense d'un politique ou d'un chef d'entreprise mis en cause sont les membres de leurs propres milieux, et cette défense transcende souvent les clivages idéologiques. C'est très visible pour les politiques, mais c'est vrai également pour les acteurs économiques qui savent ce que frauder veut dire. On observe très régulièrement des mobilisations corporatistes qui interviennent pour minimiser ou justifier les faits.

Enfin, la population dans son ensemble a du mal à percevoir les élites transgressives comme délinquantes. Elles stigmatisent peu ou pas les ententes sur les prix ou la falsification des comptes de campagne. Les élites bénéficient d'un préjugé favorable, celui de leur utilité sociale, de leurs actions au service du bien commun (créer des emplois, des biens, gérer des villes, agir sur des problèmes sociaux). Il est donc difficile de les percevoir en même temps, comme utiles à la collectivité et comme contribuant à son désordre. Ce postulat de légitimité par l'utilité réduit les infractions à des accidents mineurs. Tout cela fait obstacle à la stigmatisation.


Commentaire : C'est en effet le tour de force réussi des politiciens : faire croire à la population qu'ils leur sont utiles et indispensables...


Comment remédier alors à cette tolérance sociale beaucoup plus forte vis-à-vis de la délinquance en col blanc que du vol à l'étalage ? Faudrait-il des associations de « victimes indirectes » ou de « victimes collectives » ?

Il serait nécessaire de rendre visible ces transgressions, de montrer leur chronicité et de concrétiser les dommages pour la collectivité. Mais créer de l'action collective sur ces enjeux n'est pas simple. Qui peut en témoigner, qui peut s'en déclarer victime ? La plupart du temps, ce sont les contribuables, les épargnants, les consommateurs qui subissent et réparent les dommages causés. Ce qui fait défaut, dans tous les diagnostics actuels sur « les affaires » et leur répétition, c'est l'appel à une action collective. Nous vivons toujours avec l'illusion que « l'État », « les professionnels » vont prendre conscience et agir.

Des associations comme Transparency International ou Anticor ont une bonne notoriété, mais ce sont des groupes d'expertise, qui font des rapports, dénoncent des pratiques, communiquent dans les médias, mènent des procès. Mais ces mouvements n'organisent pas de mobilisation collective et ne sont pas des recours pour les personnes qui s'estiment victimes de telle ou telle mauvaise pratique. Et il est à plus forte raison difficile de mobiliser sur le versement de rétrocommissions dans un marché d'armement... Ce serait pourtant possible sur des enjeux comme les abus incessants du « secret défense » et le non-respect des règles de financement de la vie politique.

Pourquoi la corruption ne gêne-t-elle pas davantage les électeurs qui réélisent sans cesse un personnel politique empêtré dans différentes affaires, parfois même condamné par la justice ?

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On a tort de porter un jugement moral sur les électeurs qui réélisent Bédier ou Balkany. Ces votants ne sont pas plus bêtes ou ignorants que les autres. Ces réélections sont surtout révélatrices de la manière dont les citoyens conçoivent le rôle des acteurs politiques. L'adhésion à un candidat est d'abord liée à ce qu'on pense qu'il peut amener au territoire dans lequel on vit. Dans mes enquêtes, j'ai été frappé par la force d'un « attachement au clocher », d'une défense-identification des élus.

D'un côté, beaucoup estiment que la fin justifie les moyens, l'élu est jugé sur ce qu'il réalise, peu importe la façon. D'un autre côté, il y a un rejet de ceux qui viennent de l'extérieur mettre leur nez dans « nos affaires ». L'acteur politique appartient à son territoire, il doit le servir et il sera en retour protégé comme un membre de la famille. Il faut ajouter à cela les considérations idéologiques générales qui sont très importantes. À partir du moment où l'on partage les positions du candidat sur l'économie, l'école ou les mœurs, on le soutient. Tout cela importe davantage à l'électeur que la dimension morale. La probité n'a jamais été un argument électoral suffisant.

Quels outils pourraient être efficaces pour lutter contre la délinquance en col blanc et la corruption ?

Pour l'élite financière et économique, je mettrais la pression sur les grandes écoles de commerce qui la forment. Elles proposent au mieux de vagues modules de déontologie, mais jamais l'apprentissage de règles, de devoirs et l'existence de sanctions. Très souvent, la régulation publique est présentée comme l'ennemie et son contournement comme une preuve d'habileté.

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Pour le domaine politique, je mettrais la pression et la responsabilité sur les partis. Ils sélectionnent mal leurs candidats et surtout ne les forment pas une fois élus. Cela crée un cocktail d'ignorance et d'indifférence néfaste pour les affaires publiques. Il faut apprendre, et faire apprendre, les règles et les conséquences que peuvent avoir le fait de les enfreindre. Dans tous ces milieux circule l'idée que si on est malin, on peut passer à travers les mailles, et que c'est presque une marque de compétence...

Moi, ministre ou tyran, je changerais en profondeur la formation des élites pour inclure dans leur culture l'utilité de la probité, qui est une condition essentielle de la confiance. Il ne suffit pas, pour cela, d'une piqûre de « déontologie » ou « d'éthique ». L'apprentissage est toujours long et exige des mises à jour constantes.

En dépit de la litanie des affaires depuis des décennies, les règles du jeu évoluent-elles dans le bon sens ?

Sur les questions politiques, les règles du jeu ont vraiment changé depuis le milieu des années 1980. La dimension financière de la vie politique est devenue visible, alors que c'était, jusque-là, un impensé. Cela n'a pas empêché les débordements, la multiplication des micro-partis, le non-respect des plafonds... Une dynamique d'application plus ferme des règles se dessine avec la nouvelle Autorité de la transparence. Cela reste à confirmer.

Sur la délinquance économique et financière, la logique est différente. Depuis une vingtaine d'années, la tendance du droit des affaires, sous influence anglo-saxonne, est de considérer que la sanction pénale, qui concerne les infractions les plus graves, n'a pas sa place dans les affaires. Le mouvement général va vers la dépénalisation.

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Bernard Madoff en 2009
Aux États-Unis, on a vu des entreprises payer des amendes record, mais cela se fait dans le cadre de transactions avec le parquet ou d'actions au civil. Il s'agit d'une logique pragmatique consistant à taper là où ça fait mal. Pour l'individu, le pire est une peine de prison qui le prive de sa liberté. Pour une entreprise, c'est de lui ponctionner tout ou partie de son bénéfice. Mais la dimension symbolique du procès et de la peine s'effacent. Elle est réservée à des cas extrêmes comme celui de Madoff...

La corruption politique est-elle aussi forte dans tous les pays européens et, sinon, comment l'expliquer ?

C'est une question à laquelle il est très difficile de répondre parce que les pratiques nationales sont le résultat d'une histoire et d'institutions très différentes. La corruption et la délinquance financière existent partout dans le monde, comme les autres formes de délinquance. L'Allemagne, qui semblait longtemps épargnée, est aujourd'hui concernée.

Les pays scandinaves sont un peu l'exception, mais il faut alors invoquer leur taille, et la proximité qui en découle, ainsi que la culture protestante... Dans ces pays, il existe non seulement un respect élevé des règles, mais aussi une tradition de sobriété. De plus, ce sont des pays où existent beaucoup de limitations sur le nombre de mandats enchaînés, le cumul de positions, le niveau des rémunérations. Tout cela induit des comportements plus probes.
Le moyen principal serait d'empêcher que l'on puisse vivre longtemps de la politique. De réduire celle-ci à une activité temporaire ou annexe. Elle serait l'exercice de mandats limités et contrôlés et ne séparerait pas les élus et dirigeants du monde commun, des valeurs habituelles de la société. Plus la fonction politique se professionnalise et s'autonomise du monde social ordinaire, plus les transgressions sont prévisibles.
À lire votre dernier ouvrage, la délinquance en col blanc et la corruption ne sont pas vraiment des objets de recherche, en tout cas en dehors du monde anglo-saxon. Comment l'expliquer ?

Une première difficulté est l'accès aux sources. Mais il est possible de mener de véritables enquêtes sociologiques, de constituer des bases de données et d'appliquer des méthodes validées. Il existe aujourd'hui des travaux qui dépassent les « études de cas » et échappent à la fascination des scandales.

La deuxième difficulté est la crainte révérencielle, la peur de se confronter aux détenteurs du pouvoir. D'autant plus, que ces sujets conduisent à envisager les faces grises et parfois noires de l'exercice de l'autorité. C'est une entrée tout à fait pertinente pour analyser les phénomènes de domination. En abordant l'économie et la politique par ses marges, on comprend mieux l'ambivalence des élites à l'égard des normes. Comment produisent-elles les règles qui s'appliquent à tous ? Comment y insèrent-elles des passes qui servent leurs intérêts ? Comment, enfin, parviennent-elles à échapper à la stigmatisation sociale lorsqu'elles transgressent leurs propres normes à force de neutralisation et de justification ?

Enfin, il existe un préjugé selon lequel ce genre de sujet serait l'apanage des gauchistes et des radicaux. Cela témoigne d'abord d'une grande ignorance. La déviance et la délinquance des élites, qu'elles soient économiques ou politiques, a déjà été étudiée à partir de grilles d'analyse durkheimienne, interactionniste, de choix rationnel, institutionnelle, etc. Mais il reste l'idée que ce type de travaux souillent l'image de l'intellectuel, le corrompent en quelque sorte, et qu'il est suspect, voire dangereux d'investiguer des objets aussi malodorants...